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THEMES ABORDES :
Droit public des technologies de l’information
Conseil d’Etat, 28 décembre 2001, n° 235784, Elections municipales d’Entre-Deux-Monts
Conseil d’Etat, 10 mars 2004, n° 254110, Sarl ACBM
Deuxième rapport d’activité - Année 2003
Conseil d’Etat, 9 février 2004, n° 250258, Société Télévision Française 1 (TF1)
Conseil d’Etat, 15 octobre 2003, n° 244428, M. Jean-Philippe O.
Conseil d’Etat, 3 mai 2004, n° 257744, Société Laboratoires Equilibre Attitude
Tribunal administratif de Nantes, 7 juin 2001, n°01.1367, Elections municipales de Maisdon-sur-Sèvre
Conseil d’Etat, 9 mai 2008, n° 287503, Société Zeturf Limited
Conseil d’Etat, 5 mai 2008, n° 293934, Geneviève K. et Groupe d’information et de soutien des immigrés
Conseil d’Etat, 4 février 2004, n° 243031, Syndicat national des secrétaires généraux des chambres de métiers de France



Internet et la diffusion des sondages électoraux : une réforme législative impossible ?

Par Benoit TABAKA
Directeur éditorial de la Revue de l’actualité juridique française, Chargé d’enseignements à l’Université Paris V - René Descartes et Paris X - Nanterre

Suite à une décision de la Chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 4 septembre 2001 , le ministre de l’Intérieur a présenté au Conseil des ministres le 16 janvier 2002, un projet de loi tendant à réformer rapidement le régime juridique applicable à la diffusion, commentaire et autres analyses de sondages électoraux avant le scrutin. Seulement, l’analyse du texte et de son potentiel contrôle par le juge des élections ou le juge judiciaire nous conduit à conclure à son inefficacité. Le présent article a fait l’objet d’une première publication au format PDF, dans Juriscom.net, Revue du droit des technologies de l’information, dirigée par Lionel Thoumyre.

Introduction

1. "Tu ne céderas pas à la tentation de décrire un état idéal des choses en imaginant transfigurer le monde par la seule grâce du verbe normatif. Ce faisant, tu imposerais en effet à autrui (particuliers, collectivités publiques, employeurs, etc.) des obligations impossibles à respecter, avec les kafkaïennes conséquences contentieuses qui en résulteraient". Ainsi commençait le décalogue à l’usage du législateur rédigé par un certain Solon, haut-fonctionnaire et dont le texte a entraîné de très vives réactions de la part de plusieurs parlementaires [1]. Dans le domaine des sondages électoraux, il semblerait que ce premier précepte soit hélas applicable compte tenu de la réforme actuellement en cours de discussion devant le Parlement.

2. Suite à une décision de la Chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 4 septembre 2001 [2], le ministre de l’Intérieur a présenté au Conseil des ministres le 16 janvier 2002, un projet de loi tendant à réformer rapidement le régime juridique applicable à la diffusion, commentaire et autres analyses de sondages électoraux avant le scrutin. Seulement, l’analyse du texte et de son potentiel contrôle par le juge des élections ou le juge judiciaire nous conduit à conclure à son inefficacité.

3. Actuellement, le régime de la diffusion des sondages en période électorale est gouverné par les dispositions de la loi n° 77-808 du 19 juillet 1977 relative à la publication et à la diffusion de certains sondages d’opinion. Son article 11 précise que "pendant la semaine qui précède chaque tour de scrutin ainsi que pendant le déroulement de celui-ci, sont interdits, par quelque moyen que ce soit, la publication, la diffusion et le commentaire de tout sondage tel que défini à l’article 1er". La loi pose donc un régime d’interdiction pure et simple de la diffusion, du commentaire ou de la publication de tout sondage en relation avec une élection, applicable à l’ensemble des acteurs, et cela pendant la semaine qui précède le premier tour du scrutin. En cas d’infraction, l’auteur s’expose à une amende de 75.000 €.

4. Au milieu des années 1990, l’arrivée d’Internet dans les foyers mais également au sein des administrations ou des entreprises a particulièrement bouleversé l’application de ces dispositions. En effet, au travers de la Toile mondiale, une nouvelle vie a pu être donnée aux sondages électoraux. Tout d’abord, il s’agit d’une diffusion beaucoup plus large aussi bien sur les sites Internet des organismes de sondages, mais également sur les sites d’informations et d’actualité (Le Monde, Le Parisien, etc…) voire sur la multitude des pages personnelles.

5. Internet est également à l’origine de la création de nouveaux services comme ces sites proposant de réaliser des enquêtes notamment en matière électorale. Face au développement de ces types de sites Internet d’enquêtes d’opinions, la Commission des sondages a attiré l’attention des acteurs. Dans un communiqué en date du 20 février 2001, l’organisme de surveillance a invité les médias à la plus grande prudence, les enquêtes réalisées ne répondant à aucun des critères techniques et scientifiques devant présider à la réalisation des sondages. Tel est le cas, par exemple, des internautes visitant ce type de sites qui ne peuvent constituer un échantillon représentatif, sélectionné dans les règles de l’art.

6. La Commission a donc invité les médias à ne pas présenter ces résultats comme des sondages et a souhaité que leur diffusion s’accompagne de précaution "de nature à souligner les limites de leur fiabilité et à relativiser leur portée". Seulement, ces recommandations ne sont applicables qu’aux médias et en aucun cas aux sites réalisant et publiant ces enquêtes d’opinions susceptibles de créer une confusion dans l’esprit de l’e-électeur.

L’autorisation jurisprudentielle de diffuser les sondages électoraux à tous les moments de la campagne

7. Grâce ou à cause d’Internet, ce régime juridique de la diffusion des sondages électoraux a connu un important contentieux qui a trouvé sa conclusion à travers une décision de la Chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 4 septembre 2001. Dans le cadre des élections législatives de 1997, le Parisien avait commenté pendant la période interdite un sondage diffusé par le quotidien suisse la Tribune de Genève dans son édition papier et électronique. Saisi par le Président de la Commission des sondages, le garde des Sceaux a engagé la responsabilité pénale du directeur du journal. Dans un premier temps, le Tribunal de grande instance de Paris a relaxé le prévenu par un jugement en date du 15 décembre 1998 [3] en estimant que l’interdiction édictée par la loi de 1977 était incompatible avec les articles 10 et 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. L’article 10 offre à toute personne la liberté d’expression qui comprend la liberté de recevoir ou de communiquer des informations, sans considération de frontière tandis que l’article 14 prohibe toute discrimination fondée notamment sur la fortune, la naissance ou toute autre situation.

8. Le juge de première instance a estimé dans sa décision que l’interdiction "n’apparaît plus compatible avec la liberté de donner et de recevoir des informations sans considération de frontière, ni avec le principe d’égalité des citoyens devant la loi". En effet, relève-t-il, "dès lors que les sondages, publiés à l’étranger en toute légalité, sont connus, grâce aux moyens actuels de communication et notamment grâce à Internet, par des milliers d’électeurs français, l’interdiction de diffusion de ces informations par les médias nationaux pendant la semaine précédant le scrutin ne constitue plus une mesure nécessaire dans une société démocratique pour assurer la liberté des élections et la sincérité du scrutin, mais aurait au contraire pour effet de créer une discrimination entre les citoyens, au regard du droit à l’information".

9. Le TGI de Paris a donc pris en compte, dès 1998, l’impact d’Internet sur le régime des sondages électoraux. A un moment où le nombre d’accès commençait à se développer, une véritable discrimination se creusait entre les personnes connectées et celles exclues de la source d’information que constitue la Toile mondiale. Par ailleurs, à côté de cette appréciation d’une certaine discrimination, le juge estime au final que le droit à l’information est lui-même atteint puisque les citoyens français sont interdits de recevoir une information.

10. Saisie en appel, la Cour d’appel de Paris dans un arrêt en date du 29 juin 2000 n’a pas suivi la position adoptée par le juge de première instance. Elle a condamné les journalistes sur le fondement d’une totale compatibilité entre les dispositions nationales de la loi de 1977 et celles de la Convention européenne. Selon elle, "les techniques modernes de communication (en particulier Internet et le Minitel), qui ne connaissent pas de frontière, permettent de contourner la prohibition légale dans la mesure où des sondages réalisés à l’étranger peuvent aisément parvenir à la connaissance des citoyens français, cette circonstance – qui milite en faveur d’une harmonisation de la législation sur les sondages au plan européen – n’est pas de nature à caractériser une discrimination au sens de l’article 14 de la Convention". Il s’agit là d’une solution totalement logique.

11. L’argument fondé sur la discrimination n’est pas pertinent dans ce cas précis. Ce n’est pas la législation qui crée la différence de traitement mais l’absence d’équipement. Vis-à-vis de l’article 14 de la Convention européenne, le juge a eu raison d’affirmer qu’aucune incompatibilité ne pouvait être relevée. Mais, le point intéressant se situe davantage du côté de l’article 10 de la Convention.

12. Dans son arrêt en date du 4 septembre 2001, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a mis fin à cette distorsion de position entre les juridictions inférieures. La juridiction suprême a annulé, sous le visa de l’article 10 de la Convention européenne, l’arrêt de la Cour d’appel de Paris. Plus précisément, la Cour a relevé qu’aux termes de cet article, toute personne a droit à la liberté d’expression. L’exercice de ce droit, qui comprend, notamment, la liberté de recevoir ou de communiquer des informations, ne peut comporter de conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi que lorsque celles-ci constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.

13. La solution qui aurait pu être adoptée, aurait été de se dissimuler derrière l’exception prévue au deuxième alinéa de l’article 10 à savoir la protection des droits d’autrui. La Cour d’appel de Paris avait interprété cette notion comme impliquant la sauvegarde des droits des citoyens, dont la réflexion personnelle doit être sauvegardée, et celle des candidats pour qui le scrutin doit être incontestable. Cette appréciation s’éloigne du sens véritable de l’exception, d’interprétation stricte. La référence à la protection des droits d’autrui doit permettre aux Etats d’édicter des législations prohibant toute diffusion de contenu discriminatoire, diffamant ou insultant et non leur permettre de restreindre la diffusion d’informations.

14. En conséquence, la Cour de cassation – revenant à une lecture plus juste de l’article 10 de la Convention – a estimé que l’interdiction édictée par la loi de 1977 instaure "une restriction à la liberté de recevoir et de communiquer des informations qui n’est pas nécessaire à la protection des intérêts légitimes énumérés par l’article 10". La juridiction suprême s’est donc fondée sur les deux aspects de la liberté d’expression pour prononcer l’incompatibilité : l’article 10 permet à toute personne notamment aux journalistes ou candidats d’émettre des informations, mais le même article permet également aux citoyens de recevoir des informations. Cette double facette prive d’effet, en pratique, l’interdiction. Les journalistes, mais aussi les candidats, peuvent donc diffuser, commenter ou analyser tout sondage électoral et ceci à tout moment de la campagne même pendant la semaine précédant chaque tour de scrutin. De même, les citoyens sont en droit d’être les destinataires de ces sondages.

15. Seulement, cette liberté d’expression retrouvée grâce à l’arrêt de la Cour de cassation, a suscité des réactions – notamment du Conseil constitutionnel chargé du suivi et du contrôle des prochaines élections législatives et présidentielles, de la Commission des sondages et du Conseil supérieur de l’audiovisuel – en faveur de la réinsertion d’une interdiction. Le but affiché n’est pas de limiter de nouveau la diffusion de l’information ou sa réception par les électeurs mais plutôt de protéger le candidat en raison d’une particularité propre au droit électoral.

Les sondages électoraux et l’atteinte à la sincérité du scrutin

16. Dans le cadre du contrôle du déroulement des élections, le juge électoral (Tribunaux administratifs, Conseil d’Etat, Conseil constitutionnel) prend une attitude ouvertement objective dans l’appréciation des éléments qui ont pu influencer les électeurs, modifier le résultat et donc entacher d’irrégularités le scrutin. Ces éléments peuvent aussi bien être le fait du candidat [4], de ses partisans [5] ou, de manière générale, de toute personne physique ou morale [6] sans aucun lien avec l’un des prétendants. Dans le cadre de l’appréciation des motifs qui peuvent conduire à estimer que des irrégularités ont été réalisées, le juge prendra en compte aussi bien celles commises volontairement par le candidat que celles ayant influencé les électeurs et accomplies en dehors de son contrôle. Tel est le cas notamment des sondages électoraux.

17. Par une décision du 23 janvier 1984 [7], le Conseil d’Etat a annulé une élection au motif que "la diffusion dans la commune, pendant la semaine précédant le scrutin, d’un tract présentant les résultats d’un sondage d’opinion qui étaient favorables à la liste constituée par la municipalité sortante a été faite en violation des prescriptions de l’article 11 de la loi du 19 juillet 1977 relative à la publication et à la diffusion de certains sondages d’opinion et a été, dans les circonstances de l’affaire, de nature à altérer la sincérité du scrutin". La simple diffusion d’un sondage est susceptible, aux yeux du juge, de modifier le comportement de l’électeur, de modifier le résultat du scrutin et, en conséquence, d’altérer sa sincérité.

18. En quoi un sondage relatif à un scrutin peut-il altérer la sincérité du scrutin et intrinsèquement modifier le comportement des électeurs ? Les illustrations apportées sont systématiquement les mêmes : un sondage pronostiquant la nette victoire d’un candidat peut inciter des électeurs à l’abstention s’ils estiment que leur vote sera sans effet sur l’issue du scrutin. De même, la situation respective des candidats apparaissant dans un sondage peut conduire des électeurs notamment indécis à se déterminer en faveur d’un candidat ou en sa défaveur. Ainsi, dans le cas où le sondage fait état de prévisions d’écart très faible entre des candidats, celui-ci est susceptible de modifier le résultat final voire de faire basculer une majorité. Ces éléments de pure prospective sont hélas difficilement quantifiables et naturellement variables suivant le contexte politique et les écarts entre les individus, mais les juges estiment que l’influence est "incontestable". La Cour d’appel de Paris le rappelait ainsi dans son arrêt du 29 juin 2000 : l’interdiction doit permettre "de préserver la réflexion personnelle notamment dans les jours qui précèdent la consultation".

Un projet de loi insuffisant ne prenant pas complètement en compte la dimension Internet

19. Dans le but d’éviter l’annulation de plusieurs scrutins lors des prochaines élections présidentielles ou législatives, le Gouvernement a suivi les alertes des autorités publiques spécialistes de la matière, et a rendu public le 16 janvier 2001, un projet de loi tendant à modifier l’article 11 de la loi de 1977. Ce projet de loi, actuellement en discussion devant le Parlement, a été adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le 23 janvier 2002. Le texte tend tout d’abord à réduire la période interdite à la veille du scrutin et au jour de celui-ci contre une semaine auparavant. Tirant les conséquences de l’impact d’Internet dans le renouveau des sondages électoraux, le projet indique que "cette interdiction est également applicable aux sondages ayant fait l’objet d’une publication, d’une diffusion ou d’un commentaire avant la veille de chaque tour de scrutin". Néanmoins, "elle ne fait pas obstacle à la poursuite de la diffusion des publications parues ou des données mises en ligne avant cette date". Les sondages ou commentaires diffusés via Internet avant la période interdite pourront continuer à figurer et ne devront pas être supprimés durant les deux jours de l’interdiction. A l’inverse toute nouvelle diffusion ou publication est interdite. Au travers de ce texte, le Gouvernement souhaite concilier à la fois la nécessité d’une interdiction d’un point de vue du droit électoral et l’obligation de respecter la liberté d’expression proclamée par l’article 10 de la Convention européenne.

20. Le premier élément à relever dans ce texte est la prise en compte de manière assez claire de la dimension Internet. Le projet de loi précise expressément que les données mises en ligne n’auront pas à être supprimées ou rendues inaccessibles pendant la nouvelle période interdite de 48 heures. Le texte ne fait donc pas d’Internet un élément à part avec un régime juridique différent : de la même sorte que le papier où il aurait pu paraître illusoire d’interdire à tout citoyen de consulter voire de détruire pendant la période interdite toute vieille référence à un sondage électoral, les éditeurs de sites (médias, sites de campagne, personnes physiques) ne seront pas dans l’obligation de supprimer les contenus diffusés en totale conformité avec les dispositions législatives.

21. Seulement, cette lecture du projet de loi constitue en elle-même une réelle insuffisance. Quelle différence notable va-t-il se produire, en matière de diffusion des sondages, entre le cas où aucune interdiction n’est édictée et la situation où une interdiction de 48 heures est imposée ? La réponse est assez simple : quasiment aucune. En effet, la période interdite va traditionnellement correspondre au samedi et dimanche de l’élection, c’est à dire à un moment où la diffusion des quotidiens n’est pas très importante. En outre, les seules victimes de cette disposition sont essentiellement les chaînes de télévision ou les radios qui seront dans l’obligation de ne pas diffuser avant la fermeture de tous les bureaux de vote ces fameuses estimations à la sortie des urnes, ce qui est le cas actuellement.

22. Mais également, la disposition telle que proposée va connaître rapidement une limite : la diffusion de l’ancien contenu. Même si dans la presse papier traditionnelle il est possible pour le lecteur de dater avec précision la diffusion de tel ou tel sondage, sur Internet, la chose sera rendue plus difficile. Rien n’interdit aux sites Internet de laisser en première page pendant la période interdite, une référence assez importante à un sondage diffusé, commenté ou analysé dans les jours qui précèdent.

23. L’apparition dans les gros titres d’un site Internet d’un vieux sondage ne va-t-il pas avoir le même impact sur l’électeur – que le projet de loi cherche à protéger de toute pression afin d’éviter toute modification substantielle des résultats du scrutin – que la diffusion d’un nouveau sondage ? Plus précisément, il est loisible aux créateurs de sites de continuer à diffuser d’anciens sondages publiés avant la période Internet mais, aux yeux des lecteurs, des internautes, ces sondages vont prendre une importance toute autre. Imaginons le cas d’un site d’information généraliste titrant pendant trois jours "Jacques Chirac donné gagnant" ou "Lionel Jospin donné gagnant". A la simple lecture du gros titre, quel élément permettra à l’e-électeur de savoir que l’information commentée a pour source un sondage diffusé quelques jours avant le scrutin ?

24. En outre, avec la multiplication des supports possibles : site d’actualités, lettres d’informations (newsletters), sites des candidats, sites personnels, une même information peut être présentée différemment mais aussi universellement. Alors que l’interdiction de diffusion sous peine d’amende vise tous les acteurs de la Toile (créateurs de pages personnelles, candidats, organes de presses, instituts de sondages), les règles déontologiques applicables sont assez différentes. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel encadre très fortement le commentaire des sondages à la radio ou à la télévision, alors qu’aucune disposition ne régit la diffusion de ces sondages par des particuliers. En outre, même si la Commission des sondages a demandé aux médias de ne pas donner un écho important aux enquêtes électorales ne répondant pas à toutes les attentes scientifiques d’un sondage, cette recommandation ne vise pas directement les autres diffuseurs de sondages à savoir les particuliers, les candidats, etc… Que dire de l’impact sur le comportement des électeurs de la publication sur le site Yahoo ! Actualités, du "chiffre du jour" qui n’est ni plus, ni moins la reprise des résultats d’une enquête auprès de quelques internautes grâce à un partenariat avec le site Expression-publique.com.

25. Ces éléments permettent ainsi d’avancer que dans les faits – et en raison de la multiplicité des supports, des moyens de présenter l’information et des acteurs de cette diffusion – le projet de loi en réinstaurant une interdiction ne résout pas le risque d’atteinte à la sincérité du scrutin et en conséquence ne réduit pas les potentielles annulations d’élections qui pourraient en découler.

26. Par ailleurs, le texte reste totalement muet sur la manière dont devra être traité le lien hypertexte. Afin de contourner l’interdiction, divers organes de presse pourraient être tentés de réaliser des liens hypertextes vers des pages situées physiquement à l’étranger présentant le résultat de sondages qu’ils ont commandés, ou vers des sites Internet étrangers commentant des sondages réalisés pendant la période interdite. A ce jour, une seule véritable jurisprudence existe. Il s’agit d’un jugement en date du 6 avril 2001 [8] par lequel le Tribunal de grande instance de Paris a sanctionné l’hebdomadaire Paris-Match pour avoir réaliser un lien hypertexte depuis son site Internet vers une page hébergée aux Etats-Unis présentant un sondage sur les intentions de vote des français.

27. L’enquête avait en effet démontré que l’hebdomadaire avait la totale maîtrise du contenu de la page incriminée et l’avait délibérément hébergé aux Etats-Unis afin d’échapper à l’application des dispositions de la loi de 1977. Mais, de manière générale, un site français pourra-t-il renvoyer sur un site étranger au travers du lien hypertexte sans encourir de sanctions ? Dans l’état actuel de la jurisprudence, la solution semble être négative. Par un arrêt en date du 19 septembre 2001 [9], la Cour d’appel de Paris a eu l’occasion de juger que "lorsque la création [d’un] lien procède d’une démarche délibérée et malicieuse, entreprise en toute connaissance de cause par l’exploitant du site d’origine, [celui-ci] doit alors répondre du contenu du site auquel il s’est, en créant ce lien, volontairement et délibérément associé dans un but déterminé". Cette affaire n’était pas relative à des questions électorales mais la solution donnée par le juge est facilement transposable.

28. En cas de réalisation d’un lien hypertexte par un site français vers un site étranger, le juge pourrait estimer qu’il s’agit là d’une démarche délibérée et malicieuse, entreprise en toute connaissance, dans un but d’intégrer virtuellement le contenu du site destinataire à son propre contenu. La création d’un simple lien hypertexte sera donc susceptible d’entraîner la condamnation du responsable du site Internet dès lors que la démarche délibérée est prouvée. Cette preuve sera d’autant plus facile à rapporter vu qu’un lien hypertexte repose sur un contenu cliquable : c’est ce contenu (texte, image) et la manière dont il est formulé qui permettra au juge d’apprécier le caractère délibéré de la démarche. Le problème devient épineux dès lors que le lien est réalisé à l’insu du responsable du site, notamment dans des forums de discussions non modérés. La loi prohibe toute diffusion ou commentaire d’un sondage. Or, dans un tel cas, la personne qui poste le lien vers un sondage hébergé à l’étranger dans un forum de discussion le commente et le site qui héberge le forum diffuse le commentaire du sondage. Par une interprétation stricte du texte, la responsabilité pénale à rechercher sera donc celle des deux acteurs.

29. De manière plus juridique, la nouvelle interdiction posée par le projet de loi semble fortement contestable. Dans sa décision en date du 4 septembre 2001, la Cour de cassation a précisé explicitement que l’interdiction instaure "une restriction à la liberté de recevoir et de communiquer des informations qui n’est pas nécessaire à la protection des intérêts légitimes énumérés par l’article 10". Le juge judiciaire suprême n’a pas contesté la durée de l’interdiction mais bien le principe même. Pour le juge, en matière de diffusion de sondages en période électorale, il est interdit d’interdire.

30. La mise en place d’une nouvelle prohibition, certes plus réduite, s’oppose donc aux principes posés par la Cour de cassation. Toute interdiction est à proscrire afin de protéger à la fois la liberté de communiquer des informations mais également la liberté pour les citoyens de les recevoir. Si le juge judiciaire est appelé à contrôler la compatibilité de ce projet de loi avec les articles de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, la réponse apportée sera certainement la même que dans la décision du 4 septembre 2001.

31. Enfin, si le litige n’est pas soumis au juge judiciaire, ou s’il modifie sa position jurisprudentielle, la législation française actuelle ou à venir pourrait être sanctionnée par la Cour européenne des droits de l’homme en cas de recours devant la juridiction européenne. Au final, le problème du risque juridique pesant sur les élections se posera à nouveau. Nous sommes donc entrés dans une logique du cercle infernal.

Conclusion

32. Une solution existe pourtant. Elle n’est pas à rechercher auprès du législateur ou de la loi mais auprès des juges de l’élection. Afin de concilier liberté des citoyens, liberté d’information, risque juridique et droit électoral, les juges de l’élection devraient intégrer dans leur contrôle contentieux une touche de subjectivité. En effet, même si le juge tente de protéger la réflexion de l’électeur de toute influence extérieure néfaste, cela peut l’être au détriment du candidat. Les quelques exemples donnés plus haut ont montré qu’un candidat peut être sanctionné en raison non pas de ses pratiques mais du comportement d’une personne extérieure sur laquelle il ne possède aucun contrôle ni influence [10]. Pourquoi ne pas adopter une jurisprudence plus médiane ?

33. Il serait opportun pour le juge de l’élection, qu’il soit administratif ou constitutionnel, de ne sanctionner en matière de sondages que les violations qui vont émaner directement ou indirectement du candidat et/ou de ses équipes proches. En raison du développement de nombreux outils sur lesquels le candidat ne peut avoir aucune influence, la lignée jurisprudentielle actuelle est anachronique et constitue la source du risque juridique que l’on tente d’éviter aujourd’hui devant le Parlement.

34. En conclusion, il ne revient pas au législateur le soin de décrire un état idéal des choses, mais bien au juge. Toute tentative de réécriture de la loi risque d’entraîner de très nombreuses confusions et/ou contournement et, dès lors qu’une interdiction est établie, le spectre de l’annulation au regard des dispositions communautaires est bien présent.


[1] En effet, le texte, d’abord publié dans une revue juridique (Les petites affiches, 10 janvier 2001), a été repris sur le site Internet du Conseil constitutionnel. L’intervention de M. Bernard Roman, député et président de la Commission des lois de l’Assemblée nationale a conduit l’institution à le retirer de son site Internet. A ce jour, l’identité de Solon n’est pas connue officiellement.

[2] Cass. Crim., 4 septembre 2001, Amaury c/ Ministère public, n° 00-85.329, <http://www.foruminternet.org/documents/jurisprudence/lire.phtml ?id=223>.

[3] TGI Paris, 17e Ch., 15 décembre 1998, Procureur de la République c/ M. Amaury <http://www.juriscom.net/txt/jurisfr/div/tgiparis19981215.htm>.

[4] A titre anecdotique, il est possible de citer le cas d’une élection annulée car un des candidats, directeur d’un établissement hospitalier, avait conduit au bureau de vote les aveugles de l’établissement (TA Amiens, 21 juin 1977, Elections municipales de Quinquempoix).

[5] On peut citer le cas d’une élection annulée en raison de la présence, dans les bureaux de vote, de personnes revêtues de maillots portant une inscription manifestant leur intention de voter pour l’un des candidats (CE, 2 mai 1990, n° 108783, Elections municipales de Terre-de-Bas).

[6] Tel est le cas de l’affaire dite du Vrai Journal, émission diffusée en clair sur Canal Plus. Le Conseil constitutionnel contrôlant une élection législative partielle l’avait annulée au motif qu’au cours d’une séquence parodique diffusée le jour du scrutin, la chaîne avait incitée fortement les électeurs à voter contre le Front national (CC, décision n° 98-2552 du 28 juillet 1998, AN Var).

[7] CE, 23 janvier 1984, Elections municipales d’Etampes.

[8] TGI Paris, 17e Ch., 6 avril 2001, Ministère public c/ Roger Thérond et Didier Jeambar.

[9] CA Paris, 4e Chambre A, 19 septembre 2001, SA NRJ c/ Sté Europe 2 Communication, <http://www.foruminternet.org/documents/jurisprudence/lire.phtml ?id=217>.

[10] Voir les faits de l’affaire dite du Vrai Journal.

© - Tous droits réservés - Benoit TABAKA - 9 février 2002

 


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