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Essai sur les préceptes de la fonction juridictionnelle

Par David TATE
Juriste d’entreprise, DEA Droit des contentieux public et privé

L’un des mérites du nouveau Code de procédure civile réside dans la reconnaissance et l’affirmation de l’existence des principes directeurs du procès. Cette situation n’est malheureusement pas observable dans les autres contentieux, alors que, quel que soit le juge en cause, la fonction juridictionnelle repose nécessairement sur des éléments dont la terminologie est délicate. En effet, ces éléments peuvent être désignés sous le vocable de principes directeurs, de principes fondamentaux, ou encore de valeurs fondamentales, autant de termes dont la consonance est très marquée et qui renvoie, volontairement ou non, à certaines branches du droit, tels la procédure civile, le droit constitutionnel, le droit administratif.

L’un des mérites du nouveau Code de procédure civile réside dans la reconnaissance et l’affirmation de l’existence des principes directeurs du procès. Cette situation n’est malheureusement pas observable dans les autres contentieux, alors que, quel que soit le juge en cause, la fonction juridictionnelle repose nécessairement sur des éléments dont la terminologie est délicate. En effet, ces éléments peuvent être désignés sous le vocable de principes directeurs, de principes fondamentaux, ou encore de valeurs fondamentales, autant de termes dont la consonance est très marquée et qui renvoie, volontairement ou non, à certaines branches du droit, tels la procédure civile, le droit constitutionnel, le droit administratif. Pour permettre une démarche sinon originale du moins dépourvue d’ambiguïté, les éléments sur lesquels repose la fonction juridictionnelle doivent être désignés par un autre mot. Le terme "précepte" semble adéquat puisqu’il correspond à une "proposition exprimant une règle à suivre dans un domaine particulier" [1].

Afin de définir pleinement le contenu de ces préceptes, il est approprié de s’appuyer sur la conception de la fonction juridictionnelle la plus aboutie, et la plus controversée, celle d’Henri Motulsky [2]. En s’inspirant, sans jamais réellement l’avouer [3], de la procédure civile allemande [4], cet auteur envisageait la répartition des pouvoirs entre le juge et les parties à partir de la distinction du fait et du droit, véritable fondement de toute sa philosophie procédurale. "La grande scission qui préside à la répartition des tâches procédurales, s’amorce ici : le fait est le domaine exclusif des parties, le droit celui du juge" [5]. Ainsi le juge ne pourrait intervenir sur la présentation des faits du litige, tandis qu’il aurait les pouvoirs les plus étendus pour déterminer la règle de droit applicable. Selon cet auteur "non seulement il est censé connaître ce droit, mais il est, de par sa fonction, tenu de l’appliquer spontanément" [6]. La règle de droit invoquée par les parties, lorsqu’elle est invoquée, "ne peut constituer qu’une suggestion, mais pas une contrainte pour le juge" [7]. Cette conception, qui selon Motulsky repose à la fois sur la fonction traditionnelle du juge et sur le droit positif [8], est fermement combattue par certains auteurs et en particulier, de manière très virulente, par M. Martin [9].

L’une des principales critiques portée à l’encontre de la théorie de Motulsky concerne la connotation autoritaire qu’elle prend nécessairement en laissant le juge déterminer la règle de droit applicable au litige. Selon M. Martin "bien qu’ils s’en défendent, et Motulsky le premier, les tenants de la surélévation du juge abaissent les parties au rang de figurants dans la figure théorique du procès" [10]. D’après lui, ce modèle "n’est pas le procès d’une société libérale et un autre procès est possible, qui conviendrait mieux à tel type de société" [11]. "Pour qu’un tel procès devienne effectif, il faut que les avocats puissent développer librement... leur argumentation en fait et en droit, les deux éléments étant indissolublement unis, et que les moyens ainsi soulevés lient le juge, sans qu’il puisse en sortir par une initiative personnelle" [12]. L’opposition entre Motulsky et M. Martin est radicale. Au juge disposant du pouvoir de déterminer la règle de droit adéquate au litige, M. Martin préfère un juge lié indissolublement par les éléments de fait et de droit développés par les parties. M. Martin reconnaît toutefois que "l’objection majeure faite à une telle procédure consiste en ce que le procès risque d’aboutir à une vérité très relative" [13]. Mais il écarte aussitôt cet inconvénient en affirmant que "la vérité d’un jugement est toujours relative" [14] et "l’adjonction d’un troisième combattant n’est pas un gage infaillible de certitude" [15]. Selon lui, s’il doit y avoir un "troisième combattant", il ne peut s’agir que du ministère public. Ainsi, "la proposition ne viendrait pas du juge, ce qui le rend juge et partie, mais d’un personnage indépendant, chargé de maintenir le droit" [16].

Une étude attentive des conceptions respectives de Motulsky et de M. Martin permet, contre toute attente, de distinguer au moins un point commun. En effet, tous deux accordent peu de considération à la recherche de la vérité. Ceci est visible dans les propos mêmes de M. Martin et apparaît en filigrane dans ceux de Motulsky. Il est bien certain que lorsque ce dernier réserve en principe l’apport des faits aux parties il se prononce par incidence en faveur de la primauté de l’apparence et du recul de la vérité, le juge ne disposant dans cette hypothèse d’aucun moyen pour établir la vérité contre la volonté des parties et la solution judiciaire pourrait être le fruit des éventuels mensonges et des inévitables manoeuvres des parties. Admettre une telle solution est toutefois regrettable et ne peut être accepté. S’il est sans doute réaliste de reconnaître que souvent la vérité et la vérité judiciaire ne coïncident pas, il est par contre aberrant de ne pas s’élever contre cette situation et de ne pas vouloir donner au juge le pouvoir de découvrir les faits en rapport avec le litige qui pourraient lui être cachés. Déjà en 1906, A. Tissier s’indignait contre la représentation du juge civil français en une "sorte d’automate à qui on fournit tous les matériaux du procès pour retirer ensuite un jugement" [17]. Contrairement à Motulsky et à M. Martin, il affirme que "on ne peut sérieusement soutenir que la tâche du juge doit consister seulement à utiliser les seuls faits et les seules preuves que les parties lui apportent. On ne peut l’obliger à statuer sur des rapports fictifs, sur des faits incomplètement présentés, peut-être même complètement travestis, sur des situations chimériques. Le juge doit statuer sur des situations réellement existantes et il doit chercher à les connaître" [18]. Cette affirmation est indéniablement préférable aux opinions de Motulsky et de M. Martin puisqu’elle est entièrement tournée vers l’intérêt des justiciables et ne peut qu’améliorer la qualité de la justice. Il est en effet certain que, pour les justiciables, "justice et vérité paraissent inséparables" [19] et le premier précepte de la fonction juridictionnelle ne peut qu’être la recherche de la vérité.

L’opposition entre la conception de Motulsky et celle de M. Martin se cristallise autour du pouvoir du juge sur la règle de droit. Pour Motulsky le juge doit appliquer la règle de droit adéquate au litige, dans la limite des faits avancés par les parties et à moins qu’elles n’aient expressément liées le juge sur les éléments de droit. Par contre selon M. Martin le juge doit toujours être lié par les éléments de droit présentés par les parties. Pour déterminer quel doit être le pouvoir du juge sur la règle de droit il est nécessaire, une seconde fois, de tenir compte de l’intérêt du justiciable. Or quel est cet intérêt ? S’agit-il de résoudre le litige en appliquant la règle de droit normalement destinée à le régir ? Ou d’appliquer, dans un litige donné, n’importe quelle règle de droit, dont le choix découlerait de considération "tactique" ou d’incompétence manifeste ? Poser la question c’est déjà y répondre. Il est bien évident que chaque justiciable mérite que l’on applique au litige auquel il est partie la règle de droit adéquate. L’opinion de M. Martin ne peut que laisser dubitatif, surtout lorsqu’il écrit, pour contester la conception de Motulsky, que "on pourrais justifier cet abaissement [du rôle des parties] par le fait que le juge connaît le droit, alors que le plaideur ne le connaît pas... C’est oublier que le plaideur n’est pas seul au procès, qu’il est assisté d’un avocat qui, lui, connaît le droit aussi bien que le juge et que le véritable acteur n’est pas la partie mais son défendeur" [20], en d’autres termes "rabaisser la partie, c’est rabaisser l’avocat devant le juge" [21]. Cette justification, empreinte d’un fort corporatisme, ne peut être, en droit positif, retenue, la représentation par avocat n’étant pas obligatoire devant toutes les juridictions. Le second précepte de la fonction juridictionnelle réside ainsi dans le respect de la légalité. Ce respect est beaucoup plus large que l’obligation décrite par Motulsky. En effet, dans la conception de Motulsky l’application de la règle de droit est en réalité prédéterminée par la présentation des faits telle qu’elle a été effectuée par les parties, ce qui, à terme, peut empêcher le juge de se fonder sur la règle de droit adéquate au litige. Or, lorsque le juge peut rechercher la vérité, il est mieux armé pour appliquer la règle de droit adéquate au litige car il est capable de découvrir les faits, jusqu’alors dissimulés, de nature à justifier cette application. Les préceptes de la fonction juridictionnelle, dont la justification réside dans l’intérêt du justiciable, permettent ainsi de sublimer la théorie de Motulsky.


[1] Voir "Précepte", Pluridictionnaire Larousse, Ed. Larousse, 1983, p. 1105.

[2] De sa thèse de doctorat à son ouvrage posthume, la fonction juridictionnelle est omniprésente dans l’oeuvre de Motulsky. Parmi ses différents écrits, il est nécessaire de consulter notamment : En ce qui concerne les ouvrages : Principes d’une réalisation méthodique du droit privé, Sirey, 1948, réimp. Dalloz, 1991 ; Droit processuel, Montchrestien, 1973 ; En ce qui concerne les articles : Le rôle respectif du juge et des parties dans l’allégation des faits, Etudes de Droit Contemporain, 1959, p. 257 ; Prolégomènes pour un futur code de procédure civile : la consécration des principes directeurs du procès civil par le Décret du 9 Septembre 1971, D. 1972. chr. 91 ; La cause de la demande dans la délimitation de l’office du juge, D. 1964. chr. 235 (ces articles sont réunis dans le recueil : Ecrits, Tome 1, Etudes et notes de procédure civile, préf. Cornu et Foyer, Dalloz, 1973) ; L’évolution récente de la condition de la loi étrangère en France, Mélanges R. Savatier, Dalloz, 1965, p. 681 ; L’office du juge et la loi étrangère, Mélanges Maury, 1960, Tome 1, p. 337 (ces articles sont réunis dans le recueil Ecrits, Tome 3, Etudes et notes de droit international privé, préf. H. Batiffol et Ph. Francescakis, Dalloz, 1978).

[3] Comme le remarque M. C. Witz, Motulsky "ne cite, à l’appui de ses développements qu’un seul auteur allemand, Stammler, et ce, une seule fois", C. Witz, Droit privé allemand, 1 - acte juridique - droit subjectif, Litec, 1992, p. 483, n° 618.

[4] Ainsi, M. C. Witz affirme qu’en lisant Motulsky "on croirait lire un ouvrage de droit allemand", C. Witz, op.cit., loc. cit.. De même, selon M. R. Martin, Motulsky était "sous l’influence de la doctrine allemande et du code de procédure de l’Allemagne unifiée par Guillaume II et Bismark", R. Martin, Un autre procès possible, ou est il interdit de rêver ?, RTDCiv. 1994. 558.

[5] H. Motulsky, Le rôle respectif du juge et des parties dans l’allégation des faits, in Ecrits, Tome 1, Etudes et notes de procédure civile, préf. Cornu et Foyer, Dalloz, 1973, p. 39, n° 3.

[6] H. Motulsky, Prolégomènes pour un futur code de procédure civile : la consécration des principes directeurs du procès civil par le décret du 9 septembre 1971, in op. cit., p. 292., n° 31.

[7] H. Motulsky, op. cit., p.293, n° 32.

[8] H. Motulsky, op. cit., p. 292, n° 31.

[9] M. Martin a formulé son opinion dans de nombreux écrits qui remettent en cause tant la distinction du fait et du droit que les pouvoirs du juge tels qu’ils ont été présentés par Motulsky. Parmi cette abondante littérature il est requis de consulter : En ce qui concerne les ouvrages : Théorie générale du procès (Droit processuel), Ed. Juridiques et Techniques, 1984, spéc. n° 130 ; En ce qui concerne les articles : La règle de droit adéquate dans le procès civil, D. 1990. chr. 163 ; L’article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme contre l’article 12 du nouveau code de procédure civile, D. 1996. chr. 20 ; Le fait et le droit ou les parties et le juge, JCP G 1974. I. 2625 ; Le juge a t’il l’obligation de qualifier ou de requalifier ?, D. 1994. chr.308 ; Le juge devant la prétention, D. 1987. chr. 35 ; Retour sur la distinction du fait et du droit, D. 1987. chr. 272 ; Un autre procès possible, ou est il interdit de rêver ?, RTDCiv. 1994. 557.

[10] R. Martin, Un autre procès possible, ou est il interdit de rêver ?, RTDCiv. 1994. 559. n° 6.

[11] R. Martin, op. cit., p. 560, n° 8.

[12] R. Martin, op. cit., p. 560, n° 9.

[13] R. Martin, op. cit., p. 561, n° 13.

[14] R. Martin, op. cit., p. 562, n° 13.

[15] Ibid.

[16] Ibid.

[17] A. Tissier, Le centenaire du Code de procédure et les projets de réforme, RTDCiv. 1906. 648.

[18] A. Tissier, op. cit., p. 654.

[19] P. Gode, Le mensonge dans le procès civil, Mélanges A. Weill, Dalloz-Litec, 1983, p. 259.

[20] R. Martin, op. cit., p. 559, n° 6.

[21] Ibid.

© - Tous droits réservés - David TATE - 6 juillet 2003

 


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