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Conseil d’Etat, 21 mars 2008, n° 266154, Centre hospitalier universitaire de Bordeaux

Dans le cas où la faute commise lors de la prise en charge ou le traitement d’un patient dans un établissement public hospitalier a compromis ses chances d’obtenir une amélioration de son état de santé ou d’échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de la faute commise par l’établissement et qui doit être intégralement réparé n’est pas le dommage corporel constaté, mais la perte de chance d’éviter que ce dommage soit advenu. La réparation qui incombe à l’hôpital doit alors être évaluée à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l’ampleur de la chance perdue.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 266154

CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX

M. Marc Lambron
Rapporteur

M. Terry Olson
Commissaire du gouvernement

Séance du 11 janvier 2008
Lecture du 21 mars 2008

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d’Etat statuant au contentieux

(Section du contentieux, 5ème et 4ème sous-sections réunies)

Sur le rapport de la 5ème sous-section de la section du contentieux

Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 2 avril et 2 août 2004 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés pour le CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX, dont le siège est 1, place Amélie Raba Léon à Bordeaux (33076 Cedex) ; le CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX demande au Conseil d’Etat d’annuler l’arrêt du 3 février 2004 par lequel la cour administrative d’appel de Bordeaux, après avoir annulé le jugement du tribunal administratif de Bordeaux en date du 12 octobre 1999 rejetant des demandes d’indemnité, a condamné le CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX à verser les sommes de 33 000 euros à Mme Lucette S. et de 11 000 euros à Mme Frédérika S. en réparation des préjudices que leur a causé le décès de M. Claude S. ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code de la santé publique ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Marc Lambron, Conseiller d’Etat,

- les observations de Me Le Prado, avocat du CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX,

- les conclusions de M. Terry Olson, Commissaire du gouvernement ;

Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. S., qui souffrait d’une artériopathie des membres inférieurs, a subi au CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX le 2 novembre 1993 une intervention chirurgicale sur l’aorte abdominale ; qu’il a été victime à partir du 4 novembre d’une dégradation de son état respiratoire dont il est décédé le 26 novembre ; que le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté les conclusions indemnitaires de Mmes Lucette, Frédérika et Renée S., respectivement épouse, fille et mère de la victime, ainsi que la demande de remboursement de frais présentée par la caisse primaire d’assurance maladie de la Gironde ; que la cour administrative d’appel de Bordeaux, par son arrêt du 3 février 2004, a d’une part condamné le CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX à indemniser Mmes Lucette et Frédérika S. de leurs préjudices propres, ainsi que du préjudice propre de Mme Renée S., résultant du décès de M. S. et d’autre part rejeté comme tardives en appel les conclusions de la caisse primaire d’assurance maladie de la Gironde ; que le CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX se pourvoit en cassation contre cet arrêt ;

Sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête ;

Considérant que, dans le cas où la faute commise lors de la prise en charge ou le traitement d’un patient dans un établissement public hospitalier a compromis ses chances d’obtenir une amélioration de son état de santé ou d’échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de la faute commise par l’établissement et qui doit être intégralement réparé n’est pas le dommage corporel constaté, mais la perte de chance d’éviter que ce dommage soit advenu ; que la réparation qui incombe à l’hôpital doit alors être évaluée à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l’ampleur de la chance perdue ;

Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond et notamment des rapports d’expertise que le traitement inadapté de l’infection pulmonaire dont était atteint M. S. n’a entraîné pour l’intéressé qu’une perte de chance d’échapper à l’aggravation fatale de son état ; que, par suite, la réparation qui incombe à l’établissement public hospitalier doit être évaluée à une fraction des dommages déterminée en fonction de l’ampleur de la chance perdue ; que, dès lors, en mettant à la charge du CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX la réparation totale des dommages subis par Mmes Lucette et Frédérika S., la cour administrative d’appel de Bordeaux a commis une erreur de droit ; que son arrêt du 3 février 2004 doit, pour ce motif, être annulé ;

Considérant toutefois que le juge du fond n’était saisi que de conclusions présentées, d’une part, par Mmes Lucette et Frédérika S. qui ne demandaient que la réparation de leurs préjudices propres et, d’autre part, par la caisse primaire d’assurance maladie de la Gironde, qui poursuivait la réparation du préjudice subi par M. S. ; qu’il en résulte que l’arrêt attaqué par le CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX ne doit être annulé qu’en tant qu’il a accueilli les conclusions de Mmes Lucette et Frédérika S. et non pas en tant qu’il a rejeté, pour tardiveté en appel, les conclusions de la caisse primaire d’assurance maladie de la Gironde ;

Considérant qu’il y a lieu, par application de l’article L. 821-2 du code de justice administrative, de régler, dans cette mesure, l’affaire au fond ;

Sur les conclusions de Mmes Lucette et Frédérika S. :

Considérant qu’il résulte du rapport de l’expert désigné par le tribunal administratif de Bordeaux que le traitement inadapté d’une infection pulmonaire dont était atteint M. S. a constitué, comme l’a jugé la cour administrative d’appel dans son arrêt du 3 février 2004, non contesté sur ce point, une faute médicale de nature à engager la responsabilité du centre hospitalier ;

Considérant qu’il sera fait une juste évaluation d’une part de la perte de revenus subie par Mme Lucette S. du fait du décès de son époux en la fixant à la somme de 18 000 euros et d’autre part de son préjudice moral en le fixant à la somme de 20 000 euros ;

Considérant qu’il sera fait une juste évaluation du préjudice moral subi du fait du décès de M. S. par sa fille majeure, Mme Frédérika S. et par sa mère, Mme Renée S., décédée en cours d’instance et aux droits de laquelle vient Mme Frédérika S., en le fixant pour chacune à la somme de 16 000 euros ;

Considérant, toutefois, que le préjudice dont Mme Lucette S. et Mme Frédérika S. peuvent obtenir réparation ne correspond pas à ces dommages mais à la perte de chance de les éviter, qui doit être évaluée, ainsi qu’il a été dit ci-dessus, à une fraction des dommages déterminée en fonction de l’ampleur de la chance perdue ; qu’il ressort des pièces du dossier, notamment des expertises médicales, qu’en l’espèce, il sera fait une juste appréciation des préjudices indemnisables en les évaluant à 30% des dommages ; que le CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX doit par suite être condamné à verser 11 400 euros à Mme Lucette S. et 9 600 euros à Mme Frédérika S. ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que Mme Lucette S. et Mme Frédérika S. sont fondées à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté leurs demandes d’indemnité ;

Sur les frais d’expertise exposés en première instance et en appel :

Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’affaire, de mettre ces frais à la charge du CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX ;

Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’affaire, de mettre à la charge du CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX le versement à Mmes Lucette et Frédérika S. d’une somme totale de 3 000 euros pour toutes deux ;

D E C I D E :

Article 1er : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux du 3 février 2004 est annulé en tant qu’il a condamné le CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX à verser 33 000 euros à Mme Lucette S. et 11 000 euros à Mme Frédérika S..

Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Bordeaux du 12 octobre 1999 est annulé en tant qu’il a rejeté les demandes de Mmes Lucette et Frédérika S..

Article 3 : Le CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX versera une somme de 11 400 euros à Mme Lucette S. et une somme de 9 600 euros à Mme Frédérika S..

Article 4 : Les frais d’expertise exposés en première instance et en appel sont mis à la charge du CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX.

Article 5 : Le CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX versera la somme totale de 3 000 euros à Mmes Lucette et Frédérika S. pour toutes deux au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 6 : Le surplus des conclusions de Mmes Lucette et Frédérika S. en première instance et en appel est rejeté.

Article 7 : La présente décision sera notifiée au CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BORDEAUX, à Mme Lucette S., à Mme Frédérika S. et à la caisse primaire d’assurance maladie de la Gironde.

 


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