LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE,
Vu la lettre en date du 13 mai 1987 par laquelle le ministre d’Etat,
ministre de l’économie, des finances et de la privatisation, a saisi
le Conseil de la concurrence du comportement de deux entreprises ayant
participé à un appel d’offres visant la construction d’un
restaurant scolaire à Aix-en-Provence ;
Vu les ordonnances nos 45-1483 et 45-1484 du 30 juin 1945 modifiées,
respectivement relatives aux prix et à la constatation, la poursuite
et la répression des infractions à la législation
économique ;
Vu l’ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986 relative à
la liberté des prix et de la concurrence, modifiée, ensemble
le décret n°86-1309 du 29 décembre 1986 pris pour son
application ;
Vu les lettres du 18 novembre 1987 du président du Conseil de
la concurrence notifiant aux parties la transmission du dossier à
la commission permanente, conformément aux dispositions de l’article
22 de l’ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986 ;
Vu les pièces du dossier ;
Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du
Gouvernement et les parties entendus ;
Retient les constatations (I) et adopte la décision (II) ci-après
exposées.
I. - Constatations
a) Le marché
La commune d’Aix-en-Provence a lancé en mai 1984 un appel d’offres
restreint pour la construction d’un restaurant scolaire destiné
à l’école maternelle du Roi-René et à l’école
primaire Sallier. La date limite de réception des candidatures
a été fixée au 13 juin 1984. Le montant total
des travaux à réaliser a été estimé
à 2 354 640 F T.T.C.
Le marché était décomposé en dix lots.
S’agissant du lot n°2, comprenant le gros oeuvre, les revêtements
muraux, le sol et l’étanchéité pour un montant estimé
à 1 031 800 F, quinze entreprises ont déposé leur
candidature et les entreprises Enco-J. Begue, Rodari, Viaux et Fils,
Olivero, S.E.C.T.P. et M.V.1. ont été retenues pour soumissionner
lors de la séance d’admission tenue par la commission d’appel d’offres
le 20 juin 1984.
A l’ouverture des plis, le 14 septembre 1984, les propositions des entreprises
Enco-J. Begue et Rodari B.T.P., qui étaient les deux moins-disantes,
ont été respectivement de 1 598 256,95 F et de 1 741 784,50
F.
Le montant des propositions dépassant très largement le
montant des estimations, l’appel d’offres a été déclaré
infructueux pour l’intégralité des lots le 19 septembre 1984.
La commission d’appel d’offres a invité dix entreprises générales
à remettre avant le 15 octobre 1984 une offre globale, faisant toutefois
apparaître le montant demandé pour chacun des lots.
En ce qui concerne ce second appel d’offres, cinq entreprises ont répondu.
En particulier, la société anonyme Enco-J. Begue a
fait parvenir une offre globale de 3 404 987,68 F. Cette offre, la moins-disante
de toutes, dépassait cependant le total des offres moins-disantes
du premier appel d’offres. Aussi la commission d’appel d’offres a-t-elle
décidé le 17 octobre 1984 de déclarer à nouveau
l’appel d’offres infructueux.
L’entreprise Rodari n’a pas soumissionné à ce second appel
car elle n’avait pas été retenue par la commission.
Un troisième appel d’offres a été lancé,
avec possibilité de présenter des variantes et d’obtenir
un ou plusieurs lots séparés. La date limite de réception
des offres a été fixée au 14 décembre 1984.
La société Enco-J. Begue est arrivé en troisième
position des entreprises moins-disantes en ayant fait, en ce qui concerne
le lot n°2, une proposition principale de 1 565 687,56 F et une variante
pour 1 369 021,85 F.
Ses propositions, tous lots confondus, ont été de 3 302
838,04 F et de 2 967 604, 26 F pour la variante.
L’offre pour le lot n° 2, soit 1 565 687,56 F, correspondait à
celle du premier appel, avec un rabais de 3 p. 100 sur le montant hors
taxe des travaux.
Quant à la société Rodari, elle ne présentait
qu’une offre, concernant le lot n°2, de 1 681 635,33 F.
La commission d’appel d’offres a désigné le 18 décembre
1984 la société Gagneraud, dont l’offre était de 1
191 729,31 F pour le lot n°2, attributaire dudit lot.
b) Le comportement des entreprises.
Il résulte des documents saisis par les enquêteurs de la
direction régionale de Marseille de la concurrence et de la consommation
que les entreprises qui ont participé à l’appel d’offres
visant à la construction du restaurant de l’école maternelle
du Roi René et de l’école primaire Sallier se sont tenues
en contacts étroits.
Ceci ressort en particulier de l’examen du cahier des appels téléphoniques
de la société Enco-J. Bègue où sont portées
les mentions suivantes : « 8 octobre 1984. - M. Armand. - Entreprise
J.P. Adam... Rappeler au sujet du restaurant école maternelle Roi
René ». - « 11 octobre 1984. - Michel et Cie de Miramas-Aff.
Restaurant école Aix ne donne pas suite ». - « 12 octobre
1984. - Entreprise Cardini... rappeler... au sujet école Aix »
(pièce A9/8).
De même, au siège de la société Viaux et
fils, qui a répondu au premier et au troisième appel d’offres,
ont été saisies des notes manuscrites indiquant : «
Gardiol-Pizoni... le rappeler pour nous remettre des prix pour nous couvrir
il ne répond pas » (pièce A9/13).
Le contenu de ces documents reste équivoque mais d’autres documents,
plus précis, ont également été saisis.
En particulier, au siège de l’entreprise Rodari a été
découvert le manuscrit du devis quantitatif estimatif de trente-trois
pages contenant les métrés, surfaces, cubages, poids et prix
détaillés, établi par la société Enco-J.
Bègue pour l’appel d’offres du 14 septembre 1984 (premier appel
d’offres, pièce n° B II 1).
Au siège de l’entreprise Rodari et à celui de l’entreprise
Olivero, a été saisi un devis quantitatif et estimatif dactylographié,
se présentant sous une forme récapitulative pour le document
découvert chez Rodari et sous forme récapitulative et détaillée
pour le document découvert chez Olivero.
Ces devis comportent la liste des sous-traitants pour les lots 1 et
3 à 9, et sont relatifs au deuxième appel d’offres du 17
octobre 1984 (pièces A9/11 et A9/12).
La société Rodari n’a pas soumissionné lors du
deuxième appel d’offres, mais s’est présentée au troisième
et dernier appel.
Quant à l’entreprise Olivero elle n’a participé qu’au
premier appel d’offres.
Les auditions des responsables des sociétés Enco-J.
Bègue et Rodari concernant la communication des devis ont révélé
des contradictions.
M. Jacques Bègue, lors de son audition du 9 mai 1985, a déclaré
: « J’ai demandé conseil auprès de M. Henri Rodari
et de son métreur. M. Rodari a bien voulu faire un pointage
sur mon métré de détail et m’a indiqué qu’à
son avis j’étais très compétitif. Le document
que vous me dites avoir trouvé chez M. Rodari est certainement une
photocopie de mon métré de base écrit à la
main. Ensuite, j’ai discuté avec M. Olivero qui a l’habitude
de travailler pour la mairie d’Aix. Je lui ai demandé son
avis pour ma proposition de base tapée à la machine et ceci
pour ciblage de mes prix unitaires. Olivero m’a dit que j’étais
parfaitement dans le coup » (pièce A9/10).
Quant à M. Henri Rodari, il a précisé le 18 avril
1985 « Le document intitulé Restaurant scolaire Sallier Roi
René, devis estimatif des travaux comportant trente-trois pages...
est en fait une photocopie de l’étude réalisée pour
ce marché par l’entreprise Bègue. Celle-ci me l’a communiqué
pour le troisième appel d’offres lancé pour le marché,
afin que je puisse moi-même faire ma propre proposition de prix...
le niveau de prix proposé par ma propre société est
supérieur à celui de l’entreprise Bègue qui était
à mon sens trop faible compte tenu de la difficulté de ce
chantier » (pièce A9/7).
Les explications de M. Henri Rodari sont contredites par celles données
par la gérante de la S.A.R.L. Rodari. Dans l’un de ses dires
il est précisé, outre les liens d’amitié unissant
MM. J. Bègue et H. Rodari, que M. Bègue a apporté
à la société Rodari, « pour contrôle »,
son offre de prix, offre qui a été « trouvée
plus que raisonnable ».
La société Enco-J. Bègue a repris les déclarations
faites lors de l’enquête administrative et dit avoir confié
son étude à M. Rodari « à titre de conseil et
d’ami » afin que les entreprises Enco-J. Bègue et Rodari
puissent vérifier « la compétence technique de leurs
services d’études » tout en indiquant dans le même document
que ses techniques sont différentes de celles de l’entreprise Rodari
et en affirmant avoir ignoré « jusqu’à la visite des
contrôles » la participation de la société Rodari
au troisième appel d’offres.
Dans des observations en réponse à la notification de
griefs la société Enco-J. Bègue soutient que
le fait de demander conseil à l’entreprise Rodari, après
le deuxième appel d’offres, n’a pas eu pour effet de réduire
le jeu de la concurrence puisque l’entreprise Viaux a répondu plus
favorablement que Enco-J. Bègue et que l’entreprise Gagneraud
a été encore moins-disante.
II. - A la lumière des constatations qui précèdent,
le Conseil de la concurrence
Considérant que, s’agissant de l’application par un organisme
non juridictionnel d’un texte qui n’est pas de nature pénale, le
droit transitoire à appliquer répond aux deux principes suivant
lesquels l’abrogation d’un texte ne vaut que pour l’avenir tandis que les
faits antérieurs à l’abrogation sont examinés au regard
des règles de fond en vigueur à l’époque où
ils sont intervenus ; que dans ces conditions les faits ci-dessus constatés
étant antérieurs à l’entrée en vigueur de l’ordonnance
du 1er décembre 1986, les articles 50 et 51 de l’ordonnance n°
45-1483 du 30 juin 1945 demeurent applicables en l’espèce ;
Considérant qu’il résulte des dispositions générales
de l’ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986 que le Conseil
de la concurrence a remplacé la Commission de la concurrence pour
l’examen des pratiques anticoncurrentielles ; que les pouvoirs de qualification
de ces pratiques et de décision, antérieurement dévolus
au ministre chargé de l’économie, ont été confiés
au Conseil de la concurrence ;
qu’en vertu des dispositions du dernier alinéa de l’article 59
de l’ordonnance, demeurent valables les actes de constatation et de procédure
établis conformément aux dispositions de l’ordonnance n°45-1483
du 30 juin 1945 ; qu’enfin les pratiques qui étaient visées
par les dispositions du premier alinéa de l’article 50 de cette
ordonnance et auxquelles les dispositions de son article 51 n’étaient
pas applicables sont identiques à celles qui sont prohibées
par l’article 7 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Considérant que les concertations ayant pour objet, lors d’un
appel d’offres, de désigner à l’avance l’entreprise qui devra
apparaître comme la moins disante et d’organiser le dépôt
d’offres de couverture par les autres faussent le jeu de la concurrence
et sont prohibées par les dispositions de l’article 50 susvisé
; que sont également répréhensibles les pratiques
par lesquelles les entreprises procèdent à des échanges
d’information préalablement au dépôt effectif de leurs
offres ;
Considérant que l’entreprise Enco-J. Begue, moins-disante
lors des deux premiers appels d’offres, a transmis les devis estimatifs
des travaux qu’elle avait établis pour ces appels à l’entreprise
Rodari arrivée en seconde position lors du premier appel ; que cette
dernière, en soumissionnant en même temps qu’Enco-J.
Begue au troisième et dernier appel d’offres portant sur les mêmes
travaux faisant l’objet du lot n° 2, mais à un prix supérieur
et dans des conditions succinctes d’élaboration de son devis, a
présenté une offre ayant les caractères d’une offre
de couverture destinée à renforcer la position de moins-disant
de son concurrent apparent ,
Considérant, d’une part, que M. Henri Rodari a déclaré
le 18 avril 1985 qu’un des devis litigieux lui avait été
communiqué par la société Enco-J. Bègue
pour le troisième appel d’offres, afin de pouvoir établir
lui-même sa propre proposition de prix et que, d’autre part, l’entreprise
Enco-J. Begue n’avait aucun intérêt à soumettre
pour avis un devis détaillé à une entreprise utilisant,
comme elle le reconnaît elle-même, des procédés
techniques aussi peu comparables aux siens ; que dès lors doivent
être écartées les explications de la société
Enco-J. Begue selon lesquelles la fourniture de son devis chiffré
à la société Rodari après le second appel d’offres
aurait été faite à titre de contrôle de son
offre de prix et pour vérifier la « compétence technique
de leurs services d’études » respectifs ;
Considérant que la justification que la société
Enco-J. Begue entend tirer de l’intérêt de faire contrôler
ses prix et de faire exécuter un pointage sur son métré
n’explique pas pourquoi la liste des sous-traitants qu’elle avait arrêtée
pour répondre à l’appel d’offres global se retrouve jointe
au devis estimatif chez deux de ses concurrents, l’entreprise Rodari et
l’entreprise Olivero ,
Considérant que, dans ses observations orales, l’entreprise Rodari
se prévaut à tort de la compétitivité de son
offre pour le lot n° 2 lors du troisième appel d’offres, alors
que son devis présentait un caractère sommaire et que ses
propositions étaient très proches de celles qu’elle avait
formulées lors du premier appel d’offres, qu’elles étaient
supérieures à celles connues de son concurrent Enco-J.
Begue et n’avaient par conséquent aucune chance d’être retenues
;
Considérant que la circonstance qu’à défaut d’éléments
suffisants, aucun grief n’ait été notifié à
des entreprises autres que Enco-J. Begue et Rodari n’établit
pas qu’il n’y ait pas eu entente entre ces deux sociétés
;
Considérant que le fait que d’autres entreprises aient soumissionné
lors du troisième appel d’offres et que deux autres entreprises
aient été moins-disantes lors de cet appel n’établit
pas davantage qu’il n’y ait pas eu entente entre la
société Enco-J. Begue et la société
Rodari ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède
que le comportement des sociétés Enco-J. Begue et Rodari,
constitutif d’une entente préalable au troisième et dernier
appel d’offres, a eu pour objet et a pu avoir pour effet de restreindre
le jeu de la concurrence sur le marché considéré ;
qu’un tel comportement tombe sous le coup des dispositions de l’article
50 de l’ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945 ; qu’il n’est pas établi
que l’article 51 soit applicable ; que de telles pratiques sont également
visées par les dispositions de l’article 7 de l’ordonnance n°
86-1243 du 1er décembre 1986 ;