LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE,
Vu la lettre en date du 7 mai 1986 par laquelle le Ministre d’Etat,
Ministre de l’économie, des finances et de la privatisation a saisi
la Commission de la concurrence de la situation de la concurrence dans
le secteur de l’approvisionnement des débits de tabac en fournitures
accessoires ;
Vu les ordonnances n°45-1483 et 45-1484 du 30 juin 1945 modifiées,
relatives respectivement aux prix et à la constatation, la poursuite
et la répression des infractions à la législation
économique
Vu l’ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986 relative à
la liberté des prix et de la concurrence, modifiée, ensemble
le décret n°86-1309 du 29 décembre 1986 pris pour son
application ;
Vu les observations présentées par les parties ;
Le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement
et les parties entendus ;
Retient les constatations (I) et adopte la décision (II) ci-après
exposées
I. - CONSTATATIONS
A. - Les caractéristiques du secteur
1. - Les caractéristiques générales
Les débitants de tabac offrent un éventail très
large de fournitures accessoires, appelées aussi articles-pipiers,
parmi lesquelles on trouve, par exemple, des carnets de papier à
cigarette, des montres ou des jeux. La vente de ces articles représentait
environ 3 milliards de francs en 1984 pour les buralistes qui en tirent
une part substantielle de leurs marges.
Leur approvisionnement en gros en tabacs est assuré quasi-exclusivement
par la SEITA. Leur approvisionnement en gros en articles pipiers
est assuré pour 65 % par des grossistes spécialisés
appelée aussi grossistes-pipiers, le reste étant acheté
à d’autres grossistes ou directement aux producteurs.
Les grossistes-pipiers qui étaient encore 64 en 1985 adhèrent
tous au Syndicat national des grossistes en fournitures générales
pour bureaux de tabac, appelé encore syndicat des grossistes-pipiers.
Une grande entreprise et deux groupements réunissent l’ensemble
de la profession.
La Société Allumettière Française (S.A.F.)
constitue le seul grossiste-pipier dont les activités couvrent tout
le territoire national. Elle réalise environ 23 % de l’approvisionnement
en gros en articles pipiers des débitants de tabac. -La SEITA l’a
achetée progressivement à un groupe suédois, de 1982
à 1984, et a rétrocédé 10 % de son capital
à la Confédération des chambres syndicales des débitants
de tabac de France.
La Société Pipière Française (S.P.F.) regroupait
22 grossistes en 1984, lesquels détenaient une part du marché
à peu près égale à celle de la S.A.F.- La plupart
des autres grossistes-pipiers adhéraient au Comptoir National Pipier
(C.N.P.) dont. l’activité globale était un peu moins importante
que celle des deux sociétés précédentes.
La S.P.F et-. le C.N.P. avaient essentiellement pour mission de. coordonner
les achats de leurs membres.
2. - Le cas particulier des carnets de papier à cigarette
Le papier à cigarette peut être utilisé par les
producteurs de cigarettes ou acheté, en carnets, par les consommateurs
qui roulent leurs cigarettes. Les carnets de papier à cigarette
font partie des articles pipiers et sont distribués au détail
quasi exclusivement à travers le réseau des bureaux de tabac.
Les ventes au détail reprêsentent environ 100 millions de
francs. Elles ont connu une légère croissance de 1979
à 1984. Le réseau des buralistes est lui-même
approvisionné en gros, pour près de 90 % de ses achats, par
les grossistes-pipiers.
La production française est assurée par deux groupes,
LACROIX et JOB, et les importations sont négligeables. La
société LACROIX est une filiale d’un groupe belge qui détiendrait
la moitié du marché mondial des carnets de papier à
cigarette. Depuis 1983, son activité est entièrement
consacrée à la production de papier à cigarette.
Le groupe JOB commercialise à travers la SOCAPAC des carnets de
papier à cigarette sous les marques OCB, ZIG-ZAG et JOB. C’est
la seule activité de la SOCAPAC.
En 1980, JOB-SOCAPAC détenait 71 % du marché français
et LACROIX 29 %. En 1985, la part de JOB-SOCAPAC n’était plus que
de 58 Z alors que celle de LACROIX s’élevait à 42 Z. Toutes
les marques commercialisées par la SOCAPAC n’ont pas connu le même
déclin. La part ’de marché de OCB est passée
de 19 % à 16 %, celle de JOB de 36 % à 27 % et celle de ZIG-ZAG
est restée autour de 16 %.
B. - Le comportement des grossistes-pipiers
Le projet STD
En 1981, la Confédération des chambres syndicales de débitants
de tabac a projeté de créer une société, dénommée
STD, chargée d’acheter aux producteurs des articles-pipiers destinés
à être revendus aux buralistes dans le cadre d’opérations
promotionnelles. La Confédération a pris contact avec
la SEITA pour qu’elle assure le soutien logistique de cette opération.
Les grossistes-pipiers se sont opposés à ce projet qui devait
contribuer à accroître la concurrence sur leur marché.
Le président de leur syndicat est ainsi intervenu auprès
des pouvoirs publics pour qu’ils empêchent le lancement de cette
opération ou du moins qu’ils interdisent à la SEITA d’y participer.
Il a. notamment écrit que les grossistes-pipiers pourraient aider
des producteurs étrangers à importer et distribuer en gros
des tabacs en France, et, donc il concurrencer la SEITA, si le projet était
réalisée
L’opération STD a finalement été lancée,
sans le soutien de la SEITA, et avec des moyens limités, de 1982
à 1984, ce qui a pu conduire aux’ échecs commerciaux enregistrés.
Elle a été relancée avec plus de moyens et de succès,
à partir de 1984, avec la participation de la SAF rachetée
depuis par la SEITA.
L’apparition de coopératives locales de détaillants
De 1982 à 1984, des débitants de tabac se sont regroupés
dans certains départements pour créer des coopératives
chargées d’acheter pour eux des articles pipiers aux industriels
et de leur fournir certains services.
Le syndicat des grossistes-pipiers s’est inquiété des
risques présentés par cette concurrence nouvelle pour ses
adhérents. Le développement de telles coopératives
pouvait évidemment leur faire perdre une partie de leur marché.
Dès 1982, le président du syndicat envisageait ainsi "des
démarches pour éviter les conséquences néfastes
d’une génération spontanée de coopératives".
Des demandes d"’information" ont été adressées par
lui à des industriels susceptibles d’avoir livré des coopératives
aux prix auxquels les grossistes-pipiers étaient eux-mêmes
approvisionnée.
Le 30 mars 1984, la SPF écrit aux sociétés LACROIX
et SOCAPAC pour leur demander de réaménager leur structure
tarifaire de telle façon que les "services rendus par les grossistes
aux industriels" reçoivent une "Juste rémunération".
Des négociations ont alors été engagées entre
le syndicat des grossistes-pipiers et les deux producteurs de carnets de
papier -à cigarette. Au-cours d’un comité directeur
du syndicat, les grossistes-pipiers ont menacé de ne plus inviter
LACROIX et SOCAPAC à leur salon annuel si elles refusaient de satisfaire
leurs revendications. Le 28 septembre 1984, apprenant que la SOCAPAC
continuait à vendre à des coopératives sans que ses
tarifs aient été modifiés, le président du
syndicat lui ’a écrit pour que cette société "contrebalance
l’effet néfaste provoqué par cette situation" en évoquant
"le phénomène irréversible qui vient de se manifester
et provoquera une fissure dans le climat des relations commerciales que
nous avons pu avoir".
En octobre 1984 LACROIX et SOCAPAC ont adressé de nouvelles conditions
tarifaires, identiques pour les deux sociétés, à leurs
clients. A un tarif sans remises, elles ont substitué de nouveaux
prix augmentés de 25 %, accompagnés de conditions générales
de vente comportant quatre remises possibles dont le total fait 20 %. Chacune
de ces remises est censée correspondre à l’une des fonctions
habituellement assurées par les grossistes-pipiers traditionnels
qui peuvent ainsi bénéficier de. la remise totale de 20 %.
Les conditions d’achats des autres formes de distribution (coopératives,
grossistes de type "cash and carry" par exemple) peuvent être moins
avantageuses, soit que ces formes de distribution n’assurent pas la totalité
des fonctions considérées, soit qu’elles assurent des fonctions
économiquement équivalentes mais ne répondant pas
strictement aux définitions données dans les conditions générales
de vente, soit, encore qu’elles assurent d’autres fonctions que n’assurent
pas les grossistes traditionnels mais pour l’exécution desquelles
aucune remise n’est prévue.
En outre, selon les conditions générales de vente, trois
de ces remises ne sont accordées que si l’acheteur a lui-même
plus de 500 ou 1 000 clients réguliers, ce qui en écarte
les entreprises nouvellement créées quand bien même
elles assureraient les fonctions correspondantes. Les coopératives
locales de débitants n’ayant jamais eu plus de 200 adhérents,
elles ne pouvaient, en principe, prétendre à ces remises.
En fait, tous les grossistes-pipiers traditionnels ont obtenu la remise
totale alors même que certains avaient moins de 500 clients.
Par ailleurs, les documents adressés par LACROIX et SOCAPAC montrent
que la seule évocation de la qualité de grossiste par des
distributeurs traditionnels suffisait pour obtenir cette remise de 20 %
sans examen des services réellement assurés.
Une coopérative a obtenu une remise de 8 % portée ensuite
à 14 % alors que sa taille ne lui aurait pas permis d’accéder
à ce taux de remise si les conditions de vente des producteurs avaient
été strictement respectées.
Un grossiste de type "cash and carry" a obtenu les mêmes remises
alors que les fonctions qu’il assurait ne correspondaient pas aux définitions
retenues dans les conditions générales de vente.
C. - Le comportement des producteurs de carnets de papier à
cigarette
De 1980 à 1986, les sociétés LACROIX et SOCAPAC
ont augmenté neuf fois de suite tous leurs prix dans les mêmes
proportions à des dates souvent très rapprochées.
Pendant cette période les prix des carnets de .papier à cigarette
n’ont jamais différé de plus’ de 0,5 Z d’une marque à
l’autre.
Les conditions générales de vente de ces deux sociétés
ont été les mêmes. Elles ont notamment été
modifiées dans les mêmes conditions en octobre 1984 et la
nouvelle structure tarifaire des deux sociétés est identique.
De plus, LACROIX et SOCAPAC ont accordé les mêmes ristournes
de fin d’année à leurs clients communs.
Au cours des négociations menées avec les grossistes-pipiers,
à propos de leurs conditions de vente en 1984, elles ont adopté
la même position. Elles ont accordé les mêmes
remises à la société Cash-Tabletterie-Distribution
et ont modifié de la même façon leurs conditions de
vente à cette entreprise.
Enfin, dans une note de service de la SOCAPAC du 5 juin 1984, relative
à la prospection de distributeurs alimentaires dans le Nord, on
trouve la phrase suivante : "Nous vous signalons que nous avons eu l’occasion
de nous entretenir de ce problème avec notre confrère de
chez LACROIX qui pratique, lui aussi, la même politique de prudence
vis-à-vis du secteur alimentaire".
Par ailleurs, les factures émises par LACROIX et SOCAPAC sont
régulièrement envoyées à un centre d’analyse
de données dépendant de la Chambre syndicale des producteurs
de papier à cigarette qui leur adresse ensuite - des états
de leurs ventes faisant apparaître leurs parts de marché au
niveau national et régional.
II. - A la lumière des constatations qui précèdent,
le Conseil de la concurrence,
Considérant que, les faite ci-dessus évoqués étant
antérieurs il l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 1er
décembre 1986, les articles 50 et 51 de l’ordonnance n°45-1483
du 30 juin 1945 demeurent applicables en l’espèce
Sur le comportement du syndicat des grossistes-pipiers :
Considérant que les faits relevés à l’encontre
du syndicat des grossistes-pipiers et concernant le lancement de l’opération
S.T.D. sont couverts par la prescription ;
Considérant que le syndicat des grossistes-pipiers, dont les
adhérents assurent la presque totalité des ventes de carnets
de papier à cigarette est intervenu, par l’intermédiaire
de son président, auprès des producteurs pour obtenir une
structure tarifaire particulière plus avantageuse pour les grossistes-pipiers
que pour les autres formes de distribution en allégant la nature
des services qu’ils rendaient ; que cette intervention avait pour objet
d’éliminer la concurrence d’autres, formes de distribution et, notamment,
une coopérative de débitants de tabac qui achetait en gros
pour ses adhérents ; que ces démarches ont eu pour effet
de faire adopter la structure tarifaire considérée par les
sociétés LACROIX et SOCAPAC ;
Considérant que le syndicat des grossistes-pipiers est sorti
des limites de sa mission de défense des intérêts professionnels
de ses membres en sollicitant avec insistance et en obtenant l’établissement
par les producteurs d’une tarification essentiellement destinée
à éliminer certains concurrents ; qu’en effet les seuils
d’attribution des remises, établis de telle manière qu’ils
éliminent de celle-ci les entreprises nouvellement créées
et les coopératives locales, n’ont pas d’autre objet, alors surtout
que cette discrimination en matière de remises n’est pas justifiée,
notamment par une différence entre les services rendus ; qu’en agissant
ainsi, le syndicat a contrevenu aux dispositions de l’article 50 de l’ordonnance
de 1945 ; que les dispositions de l’article 51 de ladite ordonnance ne
sont pas applicables qu’une telle pratique est également contraire
aux dispositions de l’article 7 de l’ordonnance du 1er décembre
1986 ; qu’il y a lieu, de ce chef, d’infliger une sanction pécuniaire
au syndicat ;
Sur le comportement de la Société Pipière Française
:
Considérant que le Conseil ne peut valablement statuer sur un
grief que si celui-ci a fait l’objet d’une notification effectuée
dans les conditions fixées par l’article 21, de l’ordonnance du
1er décembre 1986 susvisée ; qu’en l’espèce, aucun
grief n’ayant donné lieu à une telle notification à
l’encontre de la Société pipière française,
aucune infraction aux dispositions de l’article 50 de l’ordonnance du 30
juin 1945 ne peut être retenue contre cette entreprise au titre de
la présente saisine
Sur le comportement des producteurs de carnets de papier à
cigarette en matière de prix :
Considérant que les sociétés SOCAPAC et LACROIX,
qui sont les deux seuls producteurs présents sur le marché,
ont pratiqué des prix très voisins de 1980 à 1986
; qu’elles ont, pendant cette période, augmenté a neuf reprises
leurs tarifs dans la même proportion et à des dates très
voisines ; que cependant, d’une part, aucun élément établissant
l’existence d’une concertation entre elles n’a été relevé
; que, d’autre part, le marché des carnets de papier à cigarette
est caractérisé par sa transparence et par une vive concurrence
entre les deux producteurs pour l’obtention de nouvelles commandes, ainsi
que l’atteste la variation importante de leurs parts de marché respectives
durant la période considérée ; que les promotions
accordées par ces deux entreprises à leurs cliente peuvent
être différentes ; que, dès lors, dans les conditions
propres à l’espèce, il n’est pas établi que le parallélisme
de leur comportement en matière tarifaire résulte d’une entente
prohibée par les dispositions de l’article 50 de l’ordonnance ;
Considérant enfin qu’il ne ressort pas de la note de service
de la société SOCAPAC, en date du 5 juin 1984, sus-analysèe,
qu’il y ait eu concertation au sujet de la prospection de la clientèle
des grossistes alimentaires du Nord ;
Sur les échanges d’information mis en oeuvre par la Chambre
syndicale des fabricants de papier à cigarette :
Considérant, comme il a été dit ci-dessus, que
le Conseil ne peut valablement statuer sur un grief que si celui-ci a fait
l’objet d’une notification effectuée dans les conditions fixées
par l’article 21 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 susvisée
; qu’en l’espèce, aucun grief n’ayant donné lieu à
une telle notification à l’encontre de la Chambre syndicale des
fabricants de papier à cigarette, aucune infraction aux dispositions
de l’article 50 de l’ordonnance du 30 juin 1945 ne peut être retenue
contre ladite Chambre syndicale au titre de la présente saisine
;