LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE,
Vu la lettre de saisine du ministre d’Etat, ministre de l’économie,
des finances et de la privatisation, en date du 19 mars 1987 ;
Vu les ordonnances n°s 45-1483 et 45-1484 du 30 juin 1945 modifiées
respectivement relatives aux prix et à la constatation, la poursuite
et la répression des infractions à la législation
économique ;
Vu l’ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986 relative à
la liberté des prix et de la concurrence, modifiée, ensemble
le décret n°86-1309 du 29 décembre 1986 pris pour son
application ;
Vu la procédure simplifiée engagée le 11 avril
1986 par le ministre d’Etat, ministre de l’économie, des finances
et de la privatisation, en application des dispositions de l’article 55
de l’ordonnance n°45-1483 du 30 juin 1945 et les mémoires produits
par les parties ;
Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du
Gouvernement et les parties entendus ;
Retient les constatations (I) et adopte la décision (II) ci-après
exposées.
I. - Constatations
Les Charbonnages de France ont créé en 1982 le G.I.E.
C.D.F.-Energie, chargé, à titre exclusif, de la promotion
et de la distribution du charbon pour le compte des bassins houillers en
ce qui concerne les secteurs industriel, résidentiel et tertiaire
(hors E.D.F. et sidérurgie).
S’agissant du marché « des foyers domestiques » concernant
les combustibles destinés, d’une part, au chauffage individuel et,
d’autre part, à l’artisanat et à la petite industrie, C.D.F.-Energie
a modifié en 1983 les règles de vente permettant à
certains distributeurs d’avoir la qualité d’« acheteur direct
» en relevant les seuils d’enlèvements minimaux et en les
fixant à 5 000 tonnes pour les grossistes et 3 000 tonnes pour les
détaillants.
La qualité d’« acheteur direct » permet à
l’entreprise considérée de bénéficier de primes
et remises aussi bien sur facture qu’à l’issue de la campagne, variant
selon la catégorie du produit, la date d’enlèvement et le
tonnage.
Pour éviter que les négociants, qui, avant 1983, procédaient
à des enlèvements inférieurs aux nouveaux seuils définis,
ne perdent brusquement la qualité d’« acheteur direct »,
des mesures transitoires leur permettant de satisfaire progressivement
aux nouvelles normes ont été prises par C.D.F.-Energie.
Les marchés souscrits auprès de C.D.F.-Energie par la
société anonyme Salles, de Faremoutiers, qui avait la qualité
d’ « acheteur direct » avant 1983, sont passés de 2
100 tonnes pour la saison 1983-1984 à 2 225 tonnes pour la saison
1984-1985 et à 3 000 tonnes pour la saison 1985-1986.
Ainsi cette société a répondu aux critères
posés pendant la période transitoire par C.D.F.-Energie pour
bénéficier de la qualité d’« acheteur direct
», car ses tonnages ont progressivement atteint le seuil de 3 000
tonnes. Cette entreprise est d’ailleurs la seule du Nord de la Seine-et-Marne
à qui C.D.F.-Energie a accordé depuis 1983 les conditions
privilégiées faites aux acheteurs directs.
En outre, bien que la société Salles revende une partie
de ses achats « foyers domestiques » à d’autres négociants
(environ 200 tonnes par an), elle est considérée par C.D.F.-Energie
comme un détaillant. En effet, seuls les distributeurs revendant
au négoce plus des deux tiers des quantités qu’ils achètent
sont considérés par C.D.F.-Energie comme étant des
grossistes.
Les pratiques de la chambre syndicale des négociants en combustibles
de Seine-et-Marne :
De 1983 à 1985, les concurrents de l’entreprise Salles, préoccupés
du développement commercial de cette société, se sont
adressés à la chambre syndicale des négociants en
combustibles de Seine-et-Marne, à la fédération nationale
des combustibles et à l’agence régionale de Paris de C.D.F.-Energie.
Le cas de l’entreprise Salles est évoqué le 18 avril 1983,
lors d’une réunion des adhérents du secteur de Meaux de la
chambre syndicale des combustibles de Seine-et-Marne. Selon le compte
rendu de cette réunion, cette question « a soulevé
un tollé général de la part de tous les adhérents
(... ) présents. Ce négociant a fait paraître
une publicité dans le journal local La Marne et inonde la région
de prospectus. En utilisant la référence des Houillères
nationales étant acheteur direct. Ce monsieur veut augmenter
son tonnage au détriment de ses collègues du secteur.
Procédé que nous ne pouvons admettre. En conséquence,
les adhérents (... ) demandent au syndicat d’agir avec diligence
et fermeté auprès de M. Salles et d’alerter la fédération
nationale ainsi que le syndicat des grossistes et C.D.F.-Energie ».
Au printemps 1984, le président de la fédération
nationale des combustibles rend visite à M. Salles et aurait demandé
à celui-ci de revenir à des prix « normaux »,
c’està-dire les prix des confrères, ainsi que de cesser de
faire de la publicité comportant des prix inférieurs.
Cette version des faits présentée par M. Salles est cependant
contestée par le président de la fédération
nationale des combustibles.
Parallèlement, le président de la fédération
nationale des combustibles demande à ses confrères d’enquêter
auprès de la direction régionale de Paris de C.D.F.-Energie
afin de savoir si l’entreprise Salles répond aux conditions prévues
pour pouvoir bénéficier de la qualité d’ « acheteur
direct ».
Le président de la chambre syndicale des négociants en
combustibles de Seine-et-Marne est, par la suite, intervenu à diverses
reprises auprès de C.D.F.-Energie, en particulier le 29 octobre
1984, afin que l’entreprise Salles ne mentionne plus sur ses publicités
: « acheteur direct aux Houillères ».
De plus, le 19 novembre 1984, au cours d’une réunion tenue à
l’agence de Paris de C.D.F.-Energie, le président de la chambre
syndicale des négociants en combustibles de Seine-et-Marne déclarait,
s’adressant au président-directeur général de la société
Salles : « On ne peut pas vous laisser faire non plus au niveau des
prix. Vous pouvez pratiquer tout prix mais on ne vous laissera plus
faire... Que vous restiez acheteur direct, O.K., mais sans casser les prix...
Pour conclure, arrêtez de faire des prix démentiels. »
Au cours de cette même réunion, le directeur régional
de C.D.F.-Energie demandait de son côté au président
de l’entreprise Salles de ne plus faire état dans ses publicités
de sa qualité de « détaillant acheteur direct ».
A la fin du mois d’avril 1985, le président de la chambre syndicale
intervenait à nouveau auprès de C.D.F.-Energie, pour faire
cesser les publicités de prix réduits avec mention de la
qualité d’« acheteur direct » et demandait que cette
qualité soit retirée à l’entreprise Salles au motif
que cette dernière était grossiste et non détaillant.
Les pratiques de C.D.F.-Energie :
A la suite de cette intervention, le directeur de l’agence régionale
de C.D.F.-Energie convoquait, le 3 mai 1985, M. Salles et le priait avec
insistance de ne plus faire apparaître la mention « acheteur
direct » sur ses publicités, sans pour autant lui retirer
cette qualité, mais en le menaçant de « prendre des
positions plus dures » vis-à-vis de son entreprise s’il n’obtempérait
pas. Un collaborateur du directeur régional de C.D.F.-Energie
indique lors de cette réunion : « Notre objectif c’est qu’il
n’y ait pas de conflit, cela discrimine tout le charbon », puis :
« Le négoce pense que c’est par cet intitulé "acheteur
direct" que vous récoltez les clients par cette pub sur les journaux,
et ce négoce veut vous atteindre par l’intermédiaire de C.D.F.-Energie
».
La société Salles ayant cédé aux pressions
dont elle était l’objet, l’agence régionale de C.D.F.-Energie
en faisait part dès le 6 mai 1985 au président de la chambre
syndicale tout en rappelant, le même jour, à l’entreprise
Salles ses engagements dans ces termes : « Vous voudrez bien nous
communiquer les justificatifs de vos prochaines publications, mais nous
avons bien enregistré votre accord définitif pour éviter
tout incident à l’avenir, qui compromettrait notre collaboration
».
Enfin, par lettre en date du 20 novembre 1985, C.D.F.-Energie informe
le président de la chambre syndicale des négociants en combustibles
de Seine-et-Marne que l’entreprise Salles remplit les conditions de tonnages
et d’activité exigées par les conditions de vente de 1983
pour bénéficier de la qualité d’ « acheteur
direct ». A partir de ce moment, la chambre syndicale cesse ses interventions
auprès de C.D.F.-Energie.
II. - A la lumière des constatations qui précèdent,
le Conseil de la concurrence
Considérant, en premier lieu, que s’agissant de l’application
par un organisme non juridictionnel d’un texte qui n’est pas de nature
pénale, le droit transitoire à appliquer répond aux
deux principes suivant lesquels l’abrogation d’un texte ne vaut que pour
l’avenir tandis que les faits antérieurs à l’abrogation sont
examinés au regard des règles de fond en vigueur à
l’époque où ils sont intervenus ; que dans ces conditions
les faits ci-dessus constatés étant antérieurs à
l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 1er décembre 1986,
les articles 50 et 51 de l’ordonnance n°45-1483 du 30 juin 1945 demeurent
applicables en l’espèce ;
Considérant, en second lieu, qu’il résulte des dispositions
générales de l’ordonnance n°86-1243 du 1er décembre
1986 que le Conseil de la concurrence a remplacé la Commission de
la concurrence pour l’examen des pratiques anticoncurrentielles ; que les
pouvoirs de qualification de ces pratiques et de décision, antérieurement
dévolus au ministre chargé de l’économie, ont été
confiés au Conseil de la concurrence ; qu’en vertu des dispositions
du dernier alinéa de l’article 59 de l’ordonnance, demeurent valables
les actes de constatation et de procédure établis conformément
aux dispositions de l’ordonnance n°45-1483 du 30 juin 1945 ; qu’enfin
les pratiques qui étaient visées par les dispositions du
premier alinéa de l’article 50 de cette ordonnance et auxquelles
les dispositions de son article 51 n’étaient pas applicables sont
identiques à celles qui sont prohibées par l’article 7 de
l’ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Sur les pratiques de la chambre syndicale des négociants en
combustibles de Seine-et-Marne :
Considérant que la chambre syndicale pouvait, dans l’exercice
de sa mission de défense des intérêts professionnels
de ses membres, demander à C.D.F.-Energie de retirer à l’entreprise
Salles sa qualité d’acheteur direct s’il était établi
que cette entreprise ne remplissait pas les conditions définies
par le fournisseur pour bénéficier d’une telle qualité
;
Considérant, en revanche, que constitue une action concertée
ayant pour objet de limiter l’exercice de la libre concurrence par d’autres
entreprises le fait pour la chambre syndicale d’avoir fait pression directement
et indirectement sur un distributeur pour que ce dernier ne fasse plus
état dans ses publicités de sa qualité d’« acheteur
direct », alors que celle-ci ne lui avait pas été déniée
par C.D.F.-Energie, et pour qu’il remonte ses prix ; que ce fait est établi,
notamment par les comptes rendus des réunions tenues le 18 avril
1983 et le 19 novembre 1984 et par les interventions du président
de la chambre syndicale en date du 29 octobre 1984 et du 23 avril 1985
;
Considérant que la contestation par le président de la
chambre syndicale de. toute valeur probante au compte rendu de la réunion
s’étant tenue le 19 novembre 1984 dans les locaux de l’agence régionale
de C.D.F.-Energie ne peut être retenue ; qu’en effet, elle est en
contradiction avec les déclarations du rédacteur du compte
rendu de la réunion, qui a précisé « avoir noté
le plus sincèrement possible les déclarations des participants
», et avec les déclarations faites le 21 février 1986
par le président de la chambre syndicale qui n’a pas contesté
les termes du compte rendu et s’est contenté d’indiquer qu’il ne
se souvenait plus des propos échangés lors de la réunion
;
Considérant que les pratiques ainsi constatées tombent
sous le coup des dispositions de l’article 50 de l’ordonnance n°45-1483
du 30 juin 1945 ; qu’il n’est ni établi ni allégué
que l’article 51 soit applicable ; que de telles pratiques sont également
visées par les dispositions de l’article 7 de l’ordonnance n°86-1243
du 1er décembre 1986
Sur les pratiques de C.D.F.-Energie :
Considérant qu’au cours de la période 1983 à 1985,
C.D.F.-Energie n’a jamais dénié la qualité d’«
acheteur direct » à l’entreprise Salles ; qu’elle a d’ailleurs
confirmé, par une lettre en date du 20 novembre 1985, à la
chambre syndicale que cette société remplissait bien les
conditions exigées par ses règles de vente pour être
considérée comme un détaillant « acheteur direct
» ;
Considérant qu’il résulte des pièces du dossier
que le G.I.E. C.D.F.-Energie s’est associé, en novembre 1984 et
en mai 1985, aux démarches de la chambre syndicale pour que l’entreprise
Salles ne fasse plus état dans ses publicités de la qualité
d’« acheteur direct » ; que C.D.F.-Energie soutient que l’attitude
de sa direction régionale de Paris aurait eu pour objet de résoudre
de manière pratique et empirique un difficile problème d’interprétation
et d’application de ses règles de vente et n’aurait pas eu pour
objet de faire obstacle à l’abaissement du prix de vente des établissements
Salles ; que, dès lors que C.D.F.-Energie maintenait à l’entreprise
Salles sa qualité d’« acheteur direct », il n’était
pas fondé à intervenir auprès de celle-ci, avec la
chambre syndicale, pour l’empêcher de faire usage de cette même
qualité sur ses publicités ; que cette intervention dans
la gestion de l’entreprise Salles pouvait avoir pour effet, en l’espèce,
de limiter la capacité concurrentielle de cette entreprise ; que
cette pratique tombe sous le coup des dispositions de l’article 50 de l’ordonnance
n°45-1483 du 30 juin 1945 ; qu’il n’est ni établi ni allégué
que l’article 51 soit applicable ; que cette pratique est également
visée par les dispositions de l’article 7 de l’ordonnance n°86-1243
du 1er décembre 1986 ;
Considérant toutefois que le G.I.E. C.D.F.-Energie n’a pas pris
l’initiative des interventions tendant à limiter la capacité
concurrentielle de la société Salles ; qu’il n’a pas prêté
son concours aux pressions directes exercées par la chambre syndicale
pour faire remonter les prix pratiqués par cette entreprise ; qu’ainsi
C.D.F.-Energie peut bénéficier de circonstances atténuantes
;
Sur la demande de transmission du dossier au Parquet :
Considérant qu’il ne résulte pas du dossier qu’une personne
physique ait, frauduleusement, pris une part personnelle et déterminante
dans la conception, l’organisation ou la mise en oeuvre des pratiques ci-dessus
examinées ;