LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE,
Vu la lettre du 29 avril 1985 du président du Conseil général
de la Somme saisissant la Commission de la concurrence de la situation
de la concurrence dans le secteur départemental des sables et graviers,
ensemble la délibération du Conseil général
de la Somme du 25 mars 1985 mandatant son président à cette
fin ;
Vu les ordonnances n° 45-1483 et n° 45-1484 du 30 juin 1945
modifiées relatives, la première aux prix, la seconde à
la constatation, la poursuite et la répression des infractions à
la législation économique ;
Vu l’ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986, relative
à la liberté des prix et de la concurrence, modifiée,
ensemble le décret n° 86-1309 pris pour son application
Vu le Code minier ;
Vu les observations présentées par le commissaire du Gouvernement
et par le Conseil général de la Somme ;
Le rapporteur, le commissaire du Gouvernement et le rapporteur général
entendus ;
Retient les constatations (I) et adopte la décision (II) ci-après
exposées :
I. - Constatations
a) Caractéristiques générales du marché
Les sables, graviers et enrochements, désignés sous le
terme plus général de granulais, sont utilisés en
proportion approximativement égale par l’industrie du bâtiment
(pour fabriquer les bétons hydrauliques) et par celle des travaux
publics (pour viabiliser les terrains). Ils proviennent de carrières
exploitées jusqu’à présent par des entreprises de
dimensions modestes (au nombre, en 1984, de 2 655 pour 5 000 sites, les
trente premiers exploitants ne réalisant que 20 p. 100 de la production
nationale), mais des prises de participation croissantes de la part des
grands cimentiers français ont été observées
au cours de ces dernières années.
Les prix des granulais sont libres depuis le 23 avril 1986. En
raison du caractère pondéreux des produits, le coût
du transport représente un élément très important
du prix : selon les professionnels, ce coût multiplie par deux le
prix des granulais lorsqu’ils sont livrés à une quarantaine
de kilomètres de leur lieu d’extraction.
Le marché de ce produit est donc nécessairement de dimensions
géographiques restreintes.
Le marché est approvisionné à partir de carrières,
lesquelles sont soumises à un régime juridique spécifique
établi par les articles 105 et suivants du Code minier et par le
décret n° 79-1108 du 20 décembre 1979 : si le droit d’exploitation
est accordé par le propriétaire du sol par contrat Fixant
les obligations des parties, son exercice est subordonné, dans le
cas général où la superficie est supérieure
à 500 mètres carrés, à la délivrance
par arrêté préfectoral d’une autorisation d’ouverture
et d’un permis d’exploitation temporaire et renouvelable ; pour les opérations
les plus importantes, les avis du Conseil municipal et de la Commission
départementale des carrières sont recueillis lors d’une enquête
publique ; enfin, schémas d’urbanisme et plans d’occupation des
sols doivent être respectés.
b) Caractéristiques particulières du marché
dans le département de la Somme
Si le département de la Somme est, dans son ensemble, déficitaire
en sables et graviers - 2 800 000 tonnes ont été consommées
en 1982 pour une production avoisinant 2 100 000 tonnes -, l’arrondissement
d’Abbeville, avec une production la même année de 1 300 000
tonnes de granulais de très bonne qualité peut satisfaire
non seulement ses propres industries mais également, en partie,
celles du domaine occidental du département, y compris la ville
d’Amiens, principal centre de consommation.
La localisation des productions, concentrées sur deux sites principaux,
l’un, de loin le plus important, constitué par les carrières
situées de part et d’autre de la baie de Somme, et notamment sur
la commune du Crotoy, l’autre établi sur la vallée de la
Bresle, et l’influence du coût du transport sur la valeur marchande
du produit, font qu’il est possible de délimiter un marché
local des granulais comprenant l’arrondissement d’Abbeville et la partie
Ouest de l’arrondissement d’Amiens.
Sur ce marché opèrent deux offreurs importants, exploitant
tous deux des carrières sises sur le territoire de la commune du
Crotoy, la société Oscar Savreux (ayant pour associé
majoritaire la société Jean Lefèbvre) et la société
Eurarco (contrôlée par la société Les Sablières
modernes elle-même filiale du groupe des Ciments français).
Leur production a représenté en 1984 la moitié de
la production totale du département (29 p. 100 pour Oscar Savreux,
21 p. 100 pour Eurarco), alors que la troisième plus grosse entreprise,
le groupe Lhotelier, n’intervenait que pour 11,6 p. 100 dans cette même
production.
Les productions annexes en sables et graviers de la société
Galet de mer français, installée sur la rive Sud de la baie
de Somme et spécialisée dans les silex abrasifs, ne sont
pas sans importance puisqu’elles représentaient en 1984 près
de 5 p. 100 de la production départementale. Cette société
avait conclu en janvier 1982 un contrat de livraison de granulais avec
l’une des sociétés du groupe Lhotelier, l’entreprise tréportaise
de concassage. La prise de contrôle de Galet de mer français
par Sablières modernes à la fin de l’année 1983 s’étant
traduite par une augmentation du prix des livraisons à l’entreprise
tréportaise celle-ci avait intenté une action judiciaire
qui devait trouver sa conclusion dans une décision de la cour d’appel
d’Amiens, laquelle, par arrêt du 31 octobre 1985 non frappé
de pourvoi en cassation, devait déclarer nulle pour indétermination
du prix de vente des matériaux livrés la convention passée
par la demanderesse avec Galet de mer français.
C’est cette situation, accentuant l’emprise de Sablières modernes
et, par cette société, du groupe Ciments français
sur la production des granulais dans la Somme, qui a conduit le Conseil
général et son président à faire part à
la Commission de la concurrence de leur crainte de voir s’établir
deux positions dominantes, celle des Ciments français sur le marché
local du bâtiment, celle de Jean Lefebvre sur le marché local
des travaux publics.
L’enquête a montré qu’en réalité la production
cumulée des sociétés relevant des deux groupes était
destinée à près de 80 p. 100 au secteur du béton.
Prises séparément, aucune des sociétés contrôlées
par les deux groupes n’occupe une position dominante sur le marché
tel qu’il a été défini.
Il existe cependant des liens structurels entre les deux plus importantes
de ces sociétés, puisque Oscar Savreux détient 35
p. 100 du capital d’Eurarco et que trois de ses administrateurs, dont le
président-directeur général, siègent au conseil
d’administration d’Eurarco.
c) Comportement des deux principales sociétés et des
groupes dont elles relèvent
Les groupes Ciments français et Jean Lefebvre ont, en matière
de carrières, des politiques nationales différentes.
Alors que le groupe Ciments français a, pour maîtriser ses
approvisionnements, créé une filiale spécialisée,
les Sablières modernes, installée dans plusieurs régions,
et qui extrait plus de 5 p. 100 des granulais français, le groupe
Jean Lefebvre ne pratique pas jusqu’à présent l’intégration
verticale, et Eurarco est la seule société dans laquelle
ce groupe a des intérêts communs avec Sablières modernes.
Quant aux deux sociétés opérant sur le marché
considéré, Eurarco et Oscar Savreux, leurs politiques commerciales
se sont avérées, comme il ressort de l’enquête administrative,
assez nettement différentes, tant en ce qui concerne leurs activités
(exclusivement consacrées à l’extraction et à la vente
de granulais pour Eurarco, partagées avec les travaux publics et
le transport pour Oscar Savreux) que leurs tarifs et que les prix qu’elles
pratiquent effectivement ; des manifestations de concurrence ont, par ailleurs,
été constatées dans la recherche de clientèle.
Des parallélismes de comportements ont en revanche été
observés à l’occasion de l’ouverture de nouvelles carrières
sur des terrains jouxtant ceux exploités par l’une ou l’autre des
deux sociétés, lesquelles ont fait part à la municipalité
du Crotoy de leur opposition à l’arrivée de tiers en se prévalant
des conventions passées avec la commune.
Ces conventions avaient été signées avec Eurarco
et Oscar Savreux respectivement les 12 avril 1978 et 5 février 1982,
à des dates où elles n’avaient pas encore été
reprises par les grands groupes nationaux, mais leurs effets persistent.
Ces conventions, accordées par la commune dans la perspective
d’un réaménagement futur des carrières en plans d’eau,
comportent une clause de préférence par laquelle la commune
s’engage à faciliter l’observation par ses contractants des autorisations
nécessaires à la mise en valeur des terrains adjacents.
L’avis défavorable donné par la commune aux candidatures
de nouveaux carriers n’a cependant pas empêché ceux-ci, en
l’occurrence MM. Boinet et Michel Savreux, d’obtenir satisfaction.
Il n’existe pas d’éléments probants établissant
qu’une ou des concertations ont eu lieu entre Eurarco et Oscar Savreux
en vue de s’opposer à l’arrivée de concurrents au Crotoy.
En dehors des zones concernées par les conventions, si la cession
entre tiers d’un terrain « Verdure » a bien fait l’objet d’un
examen conjoint par les deux sociétés sans que la portée
de cet examen ait pu être déterminée, des signes de
comportements divergents ont en revanche été relevés
en matière de recherche de nouveaux terrains sur la commune de Rue,
voisine du Crotoy.
II. - A la lumière des constatations qui précèdent
LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE,
Considérant qu’un marché local des sables et graviers
peut être défini dans les limites de l’arrondissement d’Abbeville
et de la partie occidentale de l’arrondissement d’Amiens en raison de la
structure de la production, de la localisation de la demande et de la part
du coût des transports dans le prix de ces produits pondéreux
;
Considérant qu’opèrent sur ce marché deux offreurs
importants, dont la production satisfait plus des deux tiers des besoins
de l’industrie du béton : la société Eurarco, qui
relève par son actionnaire majoritaire les Sablières modernes
du groupe Ciments français, et la société Oscar Savreux,
qui a pour actionnaire majoritaire la société Jean Lefebvre
,
Considérant qu’aucune de ces deux sociétés n’occupe
à elle seule une position dominante sur le marché, et que
la prise de contrôle de la société Galet de mer français
par Les Sablières modernes à la fin de 1983 n’a pas affecté
les positions respectives dans le département des groupes dont elles
dépendent ;
Considérant qu’il existe des liens entre les deux sociétés,
Oscar Savreux détenant 35 p. 100 du capital d’Eurarco et y disposant
de sièges d’administrateurs ; que les groupes dont ces deux sociétés
relèvent n’ont pas d’autres liens connus que ceux décrits
ci-dessus ;
Considérant que les liens existant entre Oscar Savreux et Eurarco
ne pourraient constituer les deux sociétés en « groupe
d’entreprises détenant une position dominante » au sens du
dernier alinéa de l’article 50 de l’ordonnance n° 45-1483 du
30 juin 1945 que s’ils traduisaient une volonté commune de pratiquer
une politique d’approvisionnements ou de ventes coordonnée ;
Considérant qu’Oscar Savreux, dont les activités sont
plus diversifiées que celles d’Eurarco, ne pratique sur les granulais
ni les mêmes tarifs, ni les mêmes remises que celle-ci et que
la recherche de clientèle a mis en certaines occasions les deux
sociétés aux prises ;
Considérant qu’Oscar Savreux et Eurarco, qui exploitent leurs
carrières sur le territoire de la commune du Crotoy, ont eu des
comportements similaires en intervenant auprès de la municipalité
lors de l’arrivée de nouveaux carriers sur des terrains jouxtant
leurs sites ;
Mais considérant que ces comportements s’appuient sur les dispositions
de conventions passées par l’une et l’autre des sociétés
avec la commune du Crotoy, et plus précisément sur une clause
de préférence par laquelle la commune s’est engagée
à faciliter l’accès de ses contractants aux terrains adjacents
à ceux déjà concédés ;
Considérant, en tout état de cause, qu’aucun élément
probant n’établit que ces comportements résultent d’une politique
coordonnée ou d’une entente entre les deux sociétés
destinée à faire pression sur la municipalité du Crotoy
pour empêcher l’installation de nouveaux concurrents sur le territoire
de la commune ,
Considérant que si, dans d’autres domaines du secteur examiné,
sont apparus des signes de concertation, alors que d’autres faits suggèrent
à l’inverse l’existence d’une compétition, il n’est pas établi
que le jeu de la concurrence ait pu en être empêché,
restreint ou faussé ;
Considérant que, dans ces conditions, il n’est pas établi
que les deux sociétés constituent un groupe d’entreprises
occupant une position dominante caractérisée par une concentration
manifeste de la puissance économique et dont les activités
ont eu pour objet ou ont pu avoir pour effet d’entraver le fonctionnement
normal du marché, ni qu’elles ont formé une entente tombant
sous le coup des dispositions de l’article 50 paragraphe 1er de l’ordonnance
du 30 juin 1945 ;
Considérant enfin que les demandes du Conseil général
de la Somme tendant à ce que soient étudiés, d’une
part, les effets à terme des prises de contrôle par les deux
groupes nationaux de carrières situées dans le département
de la Somme, et, d’autre part, la politique à suivre dans l’avenir
en matière d’ouverture de carrières, ne relèvent pas
de la compétence du Conseil de la concurrence dans les conditions
de la présente saisine ; que la demande du Conseil général
relative aux effets d’une éventuelle concertation sur les offres
concernant les travaux routiers intéresse le secteur aval de celui
qui vient d’être examiné, secteur dans lequel l’enquête
administrative n’a relevé aucun signe décisif d’entente,