LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE,
Vu la lettre en date du 7 février 1986 par laquelle le ministre
de l’économie, des finances et du budget a saisi la Commission de
la concurrence de la situation de la concurrence dans les secteurs de la
distribution de l’eau et de l’assainissement ;
Vu les ordonnances n°s45-1483 et 45-1484 du 30 juin 1945 modifiées
relatives respectivement aux prix et à la constatation, la poursuite
et la répression des infractions à la législation
économique ;
Vu la loi n°77-806 du 19 juillet 1977 relative au contrôle
de la concentration économique et à la répression
des ententes illicites et des abus de position dominante, ensemble le décret
n°77-1189 du 25 octobre 1977 fixant les conditions d’application de
cette loi ;
Vu l’ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986 relative à
la liberté des prix et de la concurrence, ensemble le décret
n°86-1309 du 29 décembre 1986 pris pour son application ;
Vu les observations présentées par les parties sur le
rapport qui leur a été notifié le 10 décembre
1986 ;
Le commissaire du Gouvernement, le rapporteur général
et les parties entendus ;
Retient les constatations (I) et adopte la décision (II) ci-après
exposées :
I- Constatations
a) Les caractéristiques des activités.
Les secteurs examinés sont ceux de l’équipement et de
l’exploitation des réseaux de distribution d’eau potable et de l’assainissement
des eaux usées urbaines (non industrielles).
L’assainissement de l’eau comprend, d’une part, la collecte des eaux
usées par des réseaux d’égouts et, d’autre part, la
construction et l’exploitation de stations d’épuration de ces effluents.
L’eau distribuée dans les réseaux publics devant être
traitée pour être propre à la consommation, comme l’eau
rejetée après usage pour ne pas polluer le milieu naturel,
les entreprises qui maîtrisent les techniques d’épuration
de l’eau interviennent pour l’adduction et la collecte des eaux potables
et des eaux usées. Les exigences réglementaires sont
de plus en plus sévères dans un cas comme dans l’autre et
le traitement de l’eau requiert la mise en oeuvre de technologies avancées.
La desserte en eau potable des foyers français est quasi achevée,
et les principaux investissements sur les réseaux de distribution
d’eau consistent à remplacer les canalisations vétustes.
Les trois quarts à peine de la pollution domestique sont collectés
par un réseau d’égouts et un tiers seulement de cette pollution
est finalement éliminé à la sortie des stations.
Les réseaux de collecte sont souvent mal adaptés aux stations
d’épuration et les taux de charge de celles-ci insuffisants.
Si la demande est stable dans le secteur de la distribution d’eau,
elle tend à se restreindre dans le secteur de l’assainissement pour
des raisons tant économiques que financières.
La distribution d’eau potable étant confiée aux collectivités,
celles-ci peuvent soit exploiter leurs réseaux d’eau et d’assainissement
(y compris les stations d’épuration) en régie, soit en confier
l’exploitation et la construction à des sociétés privées
sous forme de concession ou d’affermage. Dans ces derniers cas, la
concurrence par les prix ne peut s’exercer que lors de la conclusion ou
du renouvellement des marchés dans les collectivités qui
ont décidé de concéder ou d’affermer leur service
d’eau à une société privée. Qu’elle soit concessionnaire
ou fermier, l’entreprise privée retenue par la collectivité
gère le service en se rémunérant sur les usagers qui
constituent une clientèle captive.
Les deux tiers de la population et plus de la moitié des communes
sont actuellement desservis par des entreprises privées. La
circonstance qu’existent, par ailleurs, des services en régie ne
suffit pas à établir qu’il y ait une concurrence entre secteur
public et secteur privé dans l’exploitation des réseaux d’eau
et d’assainissement.
Les entreprises qui interviennent sur les marchés de l’eau et
de l’assainissement sont peu nombreuses. La distribution d’eau est
dominée par deux grands groupes, la Compagnie générale
des eaux (C.G.E.) et la Société lyonnaise des eaux et de
l’éclairage (S.L.E.E.), qui exploitent des réseaux intéressant
respectivement la moitié et le quart des habitants desservis par
des entreprises privées ; le quart restant est desservi par la Société
d’aménagement urbain et rural (S.A.U.R.), du groupe Bouygues, la
Sogea (ex-Sobea) du groupe Saint-Gobain et la Société de
distribution d’eau intercommunale (S.D.E.I.). Pour l’assainissement, le
leader incontesté du traitement de l’eau est Degremont, du groupe
S.L.E.E., suivi par l’Omnium de traitement et de valorisation (O.T.V.),
du groupe C.G.E. Ces deux entreprises réalisent environ les deux
tiers des constructions d’équipement en matière d’eaux usées
urbaines. L’exploitation des stations est assurée par ces
sociétés ou par d’autres sociétés des groupes
C.G.E. et S.L.E.E. ainsi que par S.O.B.E.A., S.A.U.R., S.D.E.I., ou d’autres
entreprises telles que Entreprise industrielle conduites et canalisations
(Coca) ou la Société générale d’assainissement
et de distribution (S.G.A.D.).
b) Les conditions de passation de divers marchés publics.
Le ministre a saisi la Commission de la concurrence à la suite
d’investigations conduites par l’administration en vue
de vérifier si les décisions ministérielles en
date du 13 janvier 1981, prises à la suite d’un avis de la commission
sur des pratiques anticoncurrentielles dans le secteur de l’eau, avaient
été suivies d’effet. L’instruction a révélé
divers indices de concertation sur les prix, de partages de marchés
ou de pratiques d’offres de couverture entre entreprises susceptibles de
soumissionner lors de différents appels d’offres concernant des
marchés de construction ou d’exploitation de stations d’épuration,
qui sont seuls retenus à la base de la présente décision.
De telles pratiques ont été observées lors de la passation
de quatre marchés.
1. Le marché de Nantes - Petite Californie.
En janvier 1984, le syndicat intercommunal d’assainissement de la rive
sud de la Loire à Nantes dénonce le contrat qui l’unissait
à la société Etudes et procédés d’assainissement
Purator (E.P.A.P.), du groupe C.G.E. constructeur de la station d’épuration
de la Petite Californie, et qui en assurait l’exploitation depuis 1974
en association avec la société Streichenberger, entreprise
locale spécialisée. En lançant un nouvel appel
d’offres, le syndicat souhaitait notamment vérifier que le niveau
de la redevance versée à l’exploitant n’était pas
excessif.
Il résulte de l’instruction, d’une part, que différentes
sociétés du groupe C.G.E., en particulier E.P.A.P. - qui
était en voie d’être absorbée par O.T.V. - et C.G.E.,
dont le maître d’ouvrage a déclaré ignorer les liens
ont procédé à des échanges d’information pour
coordonner leurs offres et s’assurer que l’E.P.A.P. serait moins disante
avec une proposition de redevance en augmentation de 30 p. 100 par rapport
à celle perçue au titre de l’ancien contrat et, d’autre part,
que la C.G.E. et la S.L.E.E. ont élaboré une entente aux
termes de laquelle cette dernière se proposait de ne pas gêner
E.P.A.P.-O.T.V. sur l’important marché considéré en
échange de l’engagement du groupe C.G.E. de faciliter l’obtention
de marchés ultérieurs sur la même zone à la
S.L.E.E. La S.L.E.E. a ainsi déposé une offre plus onéreuse
pour le syndicat que chacune des offres des sociétés du groupe
C.G.E.
L’appel d’offres ayant été déclaré infructueux,
le syndicat, après l’avoir mise en concurrence directe avec la S.A.U.R.
(du groupe Bouygues), traitera de gré à gré avec l’E.P.A.P.
à un niveau de redevance supérieur de 20 p. 100 à
celui de l’ancien contrat.
2. Les marchés à Agay et du Reyran.
En 1984 également, le syndicat intercommunal à vocation
multiple de Fréjus - Saint-Raphaël fait appel à la concurrence
pour le renouvellement des contrats d’exploitation de deux stations d’épuration
: d’une part, celle construite en 1983 par O.T.V., à Agay, et exploitée
en sous-traitance par la Compagnie méditerranéenne d’exploitation
des services d’eau (C.M.E.S.E.), société régionale,
filiale de la C.G.E., exploitant par ailleurs le réseau d’assainissement
du syndicat, d’autre part, celle construite, à la même époque
au Reyran par Degremont et exploitée par sa filiale Bureau technique
et travaux d’assainissement (B.T.A.).
Il résulte de l’instruction que les sociétés C.M.E.S.E.
et O.T.V. ont procédé à diverses concertations avec
les concurrents de la C.M.E.S.E. afin d’assurer le succès des propositions
de cette dernière pour les deux marchés.
La C.M.E.S.E. « résout le problème » posé
par deux entreprises locales, la R.B.T.P. et la S.T.C.M., en leur offrant
un « contrat ». Dans les faits, ces sociétés
déposeront des offres qui seront supérieures à celles
de la C.M.E.S.E. pour le Reyran et pour Agay.
Diverses sociétés du groupe C.G.E. entretiennent des contacts
avec la S.O.B.E.A. permettant, selon les termes employés par la
C.M.E.S.E. de « déboucher sur des conclusions satisfaisantes
». Dans les faits, la S.O.B.E.A., qui avait dès l’origine
manifesté son souhait d’être retenue par principe aux appels
d’offres mais de n’y faire que de la figuration, fera des propositions
supérieures de 15 et de 26 p. 100 à celles de la C.M.E.S.E
pour les marchés du Reyran et d’Agay.
O.T.V., enfin, propose en plusieurs circonstances à Degremont
un accord d’abstention réciproque aux termes duquel O.T.V. ne soumissionnera
que pour la station d’épuration d’Agay qu’elle a construite, cependant
que Degremont ne soumissionnera que pour la station du Reyran. Degremont
refusera de participer à cette entente.
Les similitudes entre les bases de calcul retenues par les sociétés
O.T.V., C.M.E.S.E. et S.O.B.E.A. dans leurs soumissions aux deux marchés
ainsi qu’une erreur identique de calcul dans leurs soumissions confirment
la concertation entre ces trois sociétés.
L’ouverture des plis révèle que Degremont est l’entreprise
moins disante dans les deux marchés ; toutefois, le syndicat retiendra
les offres de la C.M.E.S.E.
3. Le marché de Cavalière.
En août 1984, le syndicat intercommunal d’assainissement Le Lavandou
Le Rayol Canadel-sur-Mer (Var) lance
un appel d’offres pour la construction d’une station d’épuration
à Cavalière. La société S.O.B.E.A., bien
implantée dans ce secteur dans lequel les groupes C.G.E. et S.L.E.E.
sont peu présents, a organisé, pendant l’automne 1984 et
peu de temps avant la date limite de remise des offres, une série
de concertations avec ses principaux concurrents potentiels (O.T.V., Degremont
et Entreprise industrielle C.O.C.A.). A l’issue de ces concertations, durant
lesquelles, notamment, la C.M.E.S.E. a joué un rôle d’intermédiaire
entre la société S.O.B.E.A. et O.T.V., cette dernière
société a déposé une offre qu’elle considérait
elle-même comme une offre de couverture après avoir recherché
avec S.O.B.E.A. des compensations régionales ; la société
Entreprise industrielle C.O.C.A. a déposé une offre incomplète
et la société Degremont s’est abstenue. La S.G.A.D.,
filiale des Grands Travaux de Marseille, dont il n’est pas établi
qu’elle ait participé à la concertation, a déposé
une offre complète. La S.O.B.E.A., dont l’offre est de 13
p. 100 inférieure à celle de la S.G.A.D., se verra attribuer
les travaux.
II. - A la lumière des constatations qui précèdent
; le Conseil de la concurrence :
Considérant que les faits ci-dessus constatés étant
antérieurs à l’entrée en vigueur de l’ordonnance du
1er décembre 1986, les articles 50 et 51 de l’ordonnance n°45-1483
du 30 juin 1945 demeurent applicables en l’espèce ;
Considérant que les concertations ayant pour objet, lors d’un
appel d’offres, de désigner à l’avance l’entreprise qui devra
apparaître comme moins disante et d’organiser le dépôt
d’offres de couverture par les autres faussent le jeu de la concurrence
et sont prohibées par les dispositions de l’article 50 susvisé
;
Considérant, en ce qui concerne le marché de Nantes portant
sur le renouvellement de l’exploitation de la station d’épuration
de la Petite Californie, qu’il résulte des faits constatés
dans la présente décision qu’une concertation entre la C.G.E.
et la S.L.E.E. à laquelle a participé O.T.V.-E.P.A.P. s’est
traduite par le dépôt d’offres de couverture de la part des
deux premières sociétés afin que O.T.V.-E.P.A.P.,
filiale de la C.G.E., soit désignée comme attributaire du
marché , que cette concertation a entravé le fonctionnement
de la concurrence ;
Considérant, en ce qui concerne les marchés d’Agay et
du Reyran portant sur le renouvellement de l’exploitation de deux stations
d’épuration, que la concertation entre la C.M.E.S.E., d’une part,
la S.O.B.E.A., d’autre part, et O.T.V. enfin, pour faire en sorte que la
C.M.E.S.E. emporte les marchés, concertation au terme de laquelle
des offres de couverture ont été déposées par
O.T.V. pour le marché d’Agay et par S.O.B.E.A. pour les deux marchés,
ont faussé le jeu de la concurrence sur les marchés considérés
;
Considérant que, pour la construction de la station d’épuration
de Cavalière, la concertation entre la S.O.B.E.A. et O.T.V., avec
l’aide de la C.M.E.S.E., afin de faire désigner la S.O.B.E.A. comme
attributaire du marché et au terme de laquelle O.T.V. a présenté
une offre qu’elle a considérée comme une offre de couverture,
avait pour objet et a eu pour effet de fausser le jeu de la concurrence
sur le marché ;
Considérant que les pratiques ci-dessus constatées tombent
sous le coup des dispositions de l’article 50 de l’ordonnance n°45-1483
du 30 juin 1945 ; qu’il n’est pas établi que l’article 51 soit applicable
; que de telles pratiques sont également visées par les dispositions
de l’article 7 de l’ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986
;
Considérant que, par deux décisions en date du 13 janvier
1981, le ministre de l’économie a infligé deux sanctions
pécuniaires de 1 000 000 F, l’une à la C.G.E., l’autre à
la S.L.E.E., pour avoir enfreint les dispositions de l’article 50 de l’ordonnance
lors de divers appels d’offres concernant la distribution d’eau potable
; que dès lors, bien qu’il s’agisse en l’espèce de marchés
d’assainissement, ces sociétés ne pouvaient se méprendre
sur les obligations auxquelles elles étaient tenues au regard de
la législation sur la concurrence ;