LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE, siégeant en formation plénière
le 28 avril 1987,
Vu les ordonnances n°45-1483 et n°45-1484 du 30 juin 1945 modifiées
respectivement relatives aux prix et à la concentration, la poursuite
et la répression des infractions à la législation
économique ;
Vu la loi n°77-806 du 19 juillet 1977 relative au contrôle
de la concentration économique et à la répression
des ententes illicites et des abus de position dominante, ensemble le décret
n°77-1189 du 25 octobre 1977 ;
Vu l’ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986 relative à
la liberté des prix et de la concurrence et le décret n°86-1309
du 29 décembre 1986 pris pour son application ;
Vu la foi n°75-60 du 10 juillet 1975 relative à l’organisation
interprofessionnelle agricole ;
Vu la loi n°82-847 du 6 octobre 1982 relative à la création
d’offices d’interventions dans le secteur agricole et à l’organisation
des marchés ;
Vu le règlement C.E.E. n°26 du 4 avril 1962 portant application
de certaines règles de la concurrence à la production et
au commerce des produits agricoles ;
Vu le règlement C.E.E. n°805-68 du Conseil du 27 juin 1968
portant organisation commune des marchés dans le secteur de la viande
bovine ;
Vu le jugement en date du 12 novembre 1985 par lequel le tribunal de
grande instance de Paris a sursis à statuer jusqu’à avis
de la Commission de la concurrence et la lettre du 19 novembre 1985 du
procureur de la République transmettant ledit jugement ;
Vu les observations présentées par l’I.F.A.A. et par la
société Serval ;
Le commissaire du Gouvernement, le rapporteur général
et les parties entendus ;
Retient les constatations (I) et adopte l’avis (II) ci-après
exposés.
I. - CONSTATATIONS
a) Les caractéristiques du marché :
La France est le principal pays producteur de veau au sein de la C.E.E.
Avec 418 milliers de tonnes produites en 1984, la France a représenté
46,6 p. 100 de la production de la C.E.E. Compte tenu du solde des opérations
d’importations et exportations d’animaux vivants et abattus, la consommation
intérieure totale s’est élevée à 372 milliers
de tonnes en 1984 ; 10 p. 100 de la production d’animaux vivants a été
exportée ; 7 p. 100 de la production utilisable a été
exportée sous forme de carcasses d’animaux abattus.
La viande de veau a représenté, en 1984, 10,2 p. 100 du
total des viandes disponibles sur le marché français.
Le produit concurrent le plus direct, la viande issue de J’abattage de
gros bovins, a représenté 44 p. 100 de ce total.
Depuis les années 1960, l’élevage « sous la mère »
est devenu marginal et a laissé place à J’élevage
industriel « en batterie » source importante d’écoulement
des excédents laitiers européens sous forme de poudre de
lait incorporée dans J’aliment d’allaitement.
Le cycle de production, qui s’étale sur 120 jours environ, reste
soumis aux aléas de toute production agricole et est caractérisé
par la saisonnalité des vêlages, l’abattage forcé en
fin de cycle, l’écoulement rapide des carcasses fraîches ou,
à défaut, leur congélation.
Le prix de revient comprend, pour l’essentiel, le coût du veau
nourrisson, lequel varie de plus de 50 p. 100 au cours de l’année,
et le coût de l’aliment d’allaitement. Ce dernier dépend
étroitement des prix d’intervention communautaires pour la poudre
de lait et des subventions versées par les organismes communautaires.
Compte tenu de la politique agricole commune qui, directement ou indirectement,
valorise l’ensemble des productions agricoles, les coûts de production
du veau et les prix de vente sont très supérieurs, au sein
de la C.E.E., à ceux du marché mondial.
Du fait d’une offre rigide et d’une demande très sensible aux
variations des prix relatifs des différents types de viande, deux
solutions se présentent pour éviter une dégradation
des cours si les quantités de veaux mises sur le marché sont
excessives : le stockage par congélation, en attendant une conjoncture
meilleure, ou l’exportation. L’exportation vers des pays extérieurs
à la C.E.E. n’est financièrement possible que grâce
aux restitutions versées par les organismes communautaires.
Mais, en 1984, les restitutions étaient notoirement insuffisantes
pour écouler sur le marché mondial de grandes quantités
de veau.
Seuls, les gros bovins, d’un poids vif supérieur à 300
kg, bénéficient d’une politique communautaire active de soutien
du marché comportant des prix d’orientation ainsi que des prix d’intervention
et permettant de déclencher des aides au stockage privé ou
des achats par les organismes d’intervention. Le marché du
veau, c’est-à-dire de bovins d’un poids vif inférieur à
200 kg, doit se contenter du mécanisme de prélèvement-restitution
pour les opérations avec les pays tiers. Le règlement
n°805-68 C.E.E. permet cependant à un pays membre de demander
que des produits autres que les gros bovins, tel le veau, fassent l’objet
d’un soutien actif du marché. L’existence d’une politique
communautaire, même limitée dans ses effets, interdit à
tout Etat membre en application des dispositions 92-1 du Traité
de Rome, l’intervention directe sur le marché au moyen de ressources
d’Etat. En France, l’Office national interprofessionnel des viandes
de l’élevage et de l’aviculture (O.F.I.V.A.L.), établissement
public industriel et commercial créé par le décret
n°83-248 du 18 mars 1983, chargé de l’application de la politique
communautaire, n’a, par ailleurs, que des buts très généraux
d’amélioration du fonctionnement du marché par une meilleure
connaissance de celui-ci.
L’aliment d’allaitement étant devenu primordial dans l’élevage
du veau, les fabricants d’aliments ont progressivement intégré
leur marché aval. De la même façon, les sociétés
industrielles d’abattage ont intégré leur marché amont.
Au total, on peut estimer que 15 p. 100 de la production de veau est effectuée
par des éleveurs libres, 15 p. 100 par des abatteurs non liés
aux fabricants d’aliments, 50 p. 100 par des éleveurs intégrés
aux fabricants d’aliments et 20 p. 100 par des abatteurs liés par
conventions avec les fabricants d’aliments.
Les fabricants d’aliments d’allaitement sont regroupés au sein
de l’Intersyndicale des fabricants d’aliments d’allaitement (I.F.A.A.),
syndicat qui regroupe des coopératives laitières, des industriels
laitiers et des fabricants exclusifs d’aliments d’allaitement. La
plupart des membres de l’I.F.A.A. sont également membres d’un G.I.E.
dénommé EXALVO, dont le siège social est commun avec
celui de l’I.F.A.A., chargé de promouvoir les exportations d’aliments
d’allaitement et de veau. Enfin, les membres de l’I.F.A.A. sont soumis
aux cotisations prélevées par l’Association nationale interprofessionnelle
du bétail et des viandes (INTERBEV), organisation interprofessionnelle
reconnue au titre de la loi du 10 juillet 1975 relative à l’organisation
interprofessionnelle agricole.
b) Les faits soumis à l’appréciation du Conseil
Par jugement rendu le 12 novembre 1985, et en application de l’article
18 de la loi n°77-806 du 19 juillet 1977, le tribunal de grande instance
de Paris a saisi fa Commission de la concurrence d’une demande d’avis portant
sur les points suivants :
1°) Les opérations de dégagement et de stockage organisées
par l’Intersyndicale des fabricants d’aliments d’allaitement (I.F.A.A.)
en 1984 sur le marché de veau entrent-elles dans le champ d’application
de l’article 50 de l’ordonnance n°45-1483 du 30 juin 1945 ?
2°) En cas de réponse affirmative, l’article 51, 1° ou
2°, de ce même texte est-il applicable aux opérations
conduites en l’espèce ?
3°) L’article 3 du règlement intérieur du G.I.E. EXALVO
libellé comme suit : « De plus, sera également considéré
comme manquement grave l’absence de souscription aux mesures de solidarité
au plan professionnel ou de participation aux mesures d’assainissement
du marché intérieur des aliments d’allaitement ou de la viande
de veau. Telles seront considérées l’ensemble des mesures
mises en place par les professionnels réunis au sein de l’I.F.A.A.
», est-il licite au regard de l’article 50 de l’ordonnance n°45-1483
du 30 juin 1945 ?
En 1984, les prix de vente du veau rendu abattoir ont, pendant 39 semaines,
été inférieurs au prix de revient théorique
calculé par l’I.F.A.A. Les fabricants d’aliments d’allaitement,
membres de l’I.F.A.A., ont mis en oeuvre deux types d’action pour faire
remonter les prix de vente : des actions d’exportation vers des pays extérieurs
à la C.E.E. et une action de stockage par congélation.
Constatant une dégradation du marché du veau, les membres
de l’I.F.A.A. ont décidé, au cours d’une assemblée
générale réunie le 4 janvier 1984, de retirer 5 000
veaux du marché français soit 544 tonnes pour les écouler
sur des pays extérieurs à la C.E.E. Pour ce faire, les fabricants
d’aliments d’allaitement, propriétaires de veaux en leur qualité
d’éleveurs, ont vendu à des opérateurs spécialisés
dans le commerce de bétail, des carcasses de veau au prix de 25
F le kilogramme, prix moyen du marché français. L’opérateur
revendait les carcasses dans les pays extérieurs à la C.E.E.
au cours mondial, soit environ 15 F le kilogramme. La différence,
soit 10 F par kilogramme, était financée par l’I.F.A.A. au
moyen des cotisations prélevées auprès de ses adhérents.
Par ailleurs, les membres de l’I.F.A.A. décidaient, lors d’une
assemblée générale ordinaire du 3 mai 1984, de stocker,
sous forme congelée, 20 000 veaux. L’I.F.A.A., là encore,
supportait une partie des frais de stockage en versant 4 F par kilogramme
à ses adhérents participant à l’opération.
Celle-ci a porté en définitive sur 832 tonnes pour un coût
de 2 261 045 F supporté à raison de 906 118 F par les membres
de l’I.F.A.A., 1 150 707 F par INTERBEV à titre de subvention et
204 220 F par OFIVAL à titre également de subvention.
Aucune convention n’a cependant été signée entre ces
différents intervenants.
Enfin, après que le président de l’I.F.A.A. eut constaté
une situation « catastrophique » au conseil d’administration
de cet organisme, le 4 octobre 1984, une opération du même
type que celle engagée en janvier 1984 fut conduite en octobre-novembre
1984, portant sur un total de 1 835 tonnes.
Pour les actions entreprises en janvier et octobre-novembre 1984, l’Ofival
accordait à l’I.F.A.A., par des conventions signées bien
après le déclenchement des opérations ci-dessus, des
prêts sans intérêt respectivement de 2 et de 15 millions
de francs. L’association interprofessionnelle Interbev accordait,
quant à elle, une subvention de 6 304 380 F pour la seconde opération
de dégagement.
La société Serval, membre de l’I.F.A.A. en 1984, a toujours
été réticente pour participer aux opérations
de retrait de viande de veau du marché intérieur, mais a
néanmoins accepté d’y prêter son concours, sous réserve
de l’accord des pouvoirs publics. Cet accord s’étant fait
attendre pour les opérations de janvier 1984 et d’octobre-novembre
1984, la société Serval, excipant en outre de l’irrégularité
de certaines décisions de l’I.F.A.A., eut quelques démêlés
financiers avec cette dernière.
Ainsi, pour l’action entreprise en janvier 1984, la société
Serval s’est refusée à acquitter un montant de 498 685,55
F représentant sa participation à l’opération.
Le G.I.E Exalvo, juridiquement distinct de l’I.F.A.A. mais en fait très
lié à cet organisme, a alors utilisé la clause figurant
à l’article 3 de son règlement intérieur pour «
retenir » une somme de 500 000 F sur un total de 620 170,60 F qu’il
devait à Serval pour des exportations faites pour le compte de cette
société. Cette somme a finalement été
réglée par le G.I.E. Exalvo lors de l’assignation judiciaire
de l’I.F.A.A. et d’Exalvo par Serval.
Devant le retard mis par les pouvoirs publics à donner leur
aval à l’opération d’octobre-novembre 1984, Serval refusa
de suivre les exigences financières de l’I.F.A.A. et démissionnait
de cet organisme le 5 novembre 1984. Serval n’assumant pas le financement
de l’opération, l’I.F.A.A. ordonna à l’opérateur de
régler sur la base de 15,30 F par kilogramme les ventes faites par
Serval dans le cadre de l’opération, au lieu des 25,50 F par kilogramme
convenus initialement.
II. - A LA LUMIèRE DES CONSTATATIONS QUI PRéCèDENT,
LE CONSEIL DE LE CONCURRENCE EST D’AVIS DE RéPONDRE DANS LE SENS
DES OBSERVATIONS QUI SUIVENT
a) Sur la compétence du Conseil de la concurrence
La commission de la concurrence a été saisie par le tribunal
de grande instance de Paris, en vertu de l’article 18 de la loi n°77-806
du 19 juillet 1977, d’une demande d’avis portant sur la question de savoir
si certaines pratiques relevées sur le marché du veau étaient
prohibées par les dispositions de l’article 50 de l’ordonnance n°45-1483
du 30 juin 1945.
La validité de cette saisine pour avis, antérieure à
l’ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986, ainsi que la compétence
du Conseil de la concurrence pour y répondre ayant été
contestées par l’I.F.A.A., il y a lieu d’observer que l’article
26 de l’ordonnance de 1986 reprend les dispositions de l’article 18 de
la loi du 19 juillet 1977 et rend le Conseil de la concurrence compétent
pour répondre aux questions posées par les juridictions.
De plus, les dispositions de l’article 50 de l’ordonnance du 30 juin 1945,
qui prohibaient les actions concertées, conventions expresses ou
tacites, ou coalitions sous quelque forme et pour quelque cause que ce
soit ayant pour objet ou pouvant avoir pour effet d’empêcher, de
restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence, sont reprises dans
l’article 7 de l’ordonnance du 1er décembre 1986. Le Conseil
de la concurrence donc est compétent pour répondre aux questions
posées par la juridiction.
b) Sur le fond
Les mesures de dégagement du marché sous forme soit d’exportation
vers des pays extérieurs à la Communauté économique
européenne, soit de stockage, organisées au cours de l’année
1984 par les producteurs réunis au sein de l’I.F.A.A., procèdent
d’une concertation qui a eu pour objet et pour effet de faire remonter
le cours du veau en limitant les quantités offertes sur le marché.
De telles mesures sont, dans leur principe, contraires aux dispositions
de l’article 50 de l’ordonnance n°45-1483 du 30 juin 1945, sauf à
pouvoir bénéficier des dispositions de l’article 51 de celleci.
Or il résulte de l’examen du dossier que les conditions énoncées
à l’article 51 de l’ordonnance ne sont pas remplies en l’espèce.
D’une part, en ce qui concerne le 1° de l’article 51, l’I.F.A.A.,
qui n’a pas, et ne prétend d’ailleurs pas avoir, le caractère
d’une organisation interprofessionnelle, ne peut se prévaloir d’aucune
disposition législative ou réglementaire, de droit national
ou de droit communautaire, propre à donner une base juridique valable
aux pratiques mises en oeuvre. S’il est constant que l’Ofival, établissement
public, a apporté une aide financière aux opérations
effectuées, ce concours financier, en l’absence de décision
préalable des pouvoirs publics, revêt un caractère
de pur fait et ne peut être regardé comme une mesure régulière
d’application d’une disposition législative ou réglementaire
nationale. L’I.F.A.A. n’est pas non plus fondée à prétendre
que ses interventions trouvent une base juridique dans la réglementation
communautaire et spécialement dans les dispositions du règlement
n°26 de la Communauté économique européenne en
date du 4 avril 1962 ; en effet, contrairement aux prescriptions des paragraphes
2, 3 et 4, de l’article 2 de ce règlement, la commission n’a pas
été appelée à constater, par une décision
expresse et publiée, que les pratiques considérées
répondaient aux conditions fixées au paragraphe 1 dudit article.
D’autre part, les conditions d’application de l’article 51 (2°)
ne sont pas non plus remplies. Certes l’I.F.A.A. invoque la perturbation
sur le marché du veau résultant de l’instauration des quotas
laitiers mais ses interventions, qui ont été décidées
avant l’établissement de ces quotas, ne peuvent, en tout état
de cause, être regardées comme une réponse à
ces perturbations, qui n’étaient qu’éventuelles. Et
surtout, si l’apparition ou l’éventualité de troubles conjoncturels
sur le marché peut expliquer, dans une certaine mesure, le comportement
de l’I.F.A.A., elle ne saurait être assimilée, par elle-même,
à l’une des justifications énoncées au 2° de l’article
51 et qui sont relatives au développement du progrès économique.
En effet, l’I.F.A.A., organisation qui ne représente d’ailleurs
pas l’ensemble des producteurs de veaux, s’est bornée à tenter
de limiter la baisse des cours en période de basse conjoncture sans
assortir ces mesures de dispositions tendant à une meilleure organisation
de la production et à un meilleur fonctionnement du marché
en fonction de considérations structurelles.
En conclusion, il résulte de tout ce qui précède
que les actions de dégagement du marché organisées
par l’I.F.A.A. au cours de l’année 1984 sont visées par les
dispositions de l’article 50 de l’ordonnance n°45-1483 du 30 juin 1945,
alors applicable, sans pouvoir bénéficier des dispositions
de l’article 51 de ladite ordonnance, et que, par voie de conséquence,
il en est de même de l’article 3 du règlement intérieur
du G.I.E. Exalvo.
Délibéré en formation plénière, sur
le rapport de M. A. SCHILTE, dans la séance du 28 avril 1987, où
siégeaient : MM. LAURENT, président ; BETEILLE, PINEAU, vice-présidents.,
M. AZEMA, BON, CABUT, CORTESSE, FLECHEUX, FRIES, GAILLARD, Mme LORENCEAU,
MM. MARTIN-LAPRADE, SCHMIDT et URBAIN, membres.