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Les pouvoirs moralisateurs du maire : exemple des arrêtés couvre-feu pour les mineurs

Par Benoit Tabaka

Les banlieues défavorisées des grandes métropoles françaises prendraient-elles le visage alarmant d’une jungle urbaine ? C’est sur ce postulat qu’une demi-douzaine d’élus locaux ont instauré des couvre-feux interdisant aux mineurs de 12 ou 13 ans de déambuler de nuit dans les rues de leurs communes.

Commentaire de l’arrêt du Tribunal Administratif d’Orléans du 2 Octobre 1997

Les banlieues défavorisées des grandes métropoles françaises prendraient-elles le visage alarmant d’une jungle urbaine ? C’est sur ce postulat qu’une demi-douzaine d’élus locaux ont instauré des couvre-feux interdisant aux mineurs de 12 ou 13 ans de déambuler de nuit dans les rues de leurs communes. Seulement ces arrêtés ont provoqué une levée de boucliers avec la condamnation des initiatives municipales. C’est cela que relate la décision du Tribunal Administratif d’Orléans en date du 2 Octobre 1997.

Le maire de la commune de Gien avait pris le 18 Juillet 1997 un arrêté en vertu duquel il décidait que pendant une période de six mois, tout enfant de moins de 12 ans circulant entre 0 et 6 heures sur le territoire de la commune sans être accompagné d’une personne majeure ou ayant autorité sur lui sera recueilli par la force publique et reconduit à son domicile en vue d’identification pour être remis à ses parents, ainsi que d’autres mesures. Le 22 Juillet 1997, le Préfet du Loiret a demandé au Tribunal Administratif d’annuler l’arrêté du maire.

Le préfet invoquait à l’appui de son recours que le maire n’avait pas la possibilité légalement de prendre un tel arrêté prévoyant des mesures de protection des enfants mineurs. En effet, le maire ne tirerait ni d’une loi, ni des circonstances la possibilité d’utiliser son pouvoir d’exécution forcée de ses décisions.

Le juge administratif a eu à répondre lors de cette affaire à divers problèmes de droit. Tout d’abord, quel est le rôle exact du maire en matière de police administrative et notamment, quelles mesures est-il susceptible d’édicter ? A quel moment le maire, titulaire d’un pouvoir de police administrative, pouvait-il faire usage de son pouvoir d’exécution forcée ?

L’intérêt de répondre à ces questions porte essentiellement sur la détermination de la légalité de ces arrêtés « couvre-feu ». Alors que certains ministres indiquaient en juillet 1997 que « c’est la politique des maires concernés qui est en cause parce que leur action dans le domaine social est insuffisant », ces arrêtés pourraient être une solution en faveur de la protection de l’enfance.

Seulement, le Tribunal Administratif a considéré que le maire a le pouvoir d’assurer l’ordre public et la sécurité publique sur le territoire communal, mais, il ne peut faire usage de ce pouvoir que dans des cas déterminés. En outre, le maire n’avait pas le pouvoir d’assurer l’exécution forcée de ses décisions en raison de l’absence de toute loi ou danger immédiat. Ainsi, le juge a considéré que les pouvoirs de police du maire ne lui permettait pas de prendre les mesures contestées et ainsi, le Tribunal Administratif a annulé l’arrêté municipal.

Ainsi, le maire, titulaire du pouvoir d’assurer l’ordre public (I), voit son pouvoir d’exécution forcée fortement encadré (II).

I- Le maire, titulaire du pouvoir d’assurer l’ordre public mais pas de protéger la jeunesse.

De part les dispositions du Code général des Collectivités Territoriales, le maire est chargé d’assurer l’ordre public (A). Seulement, il se pose la question de savoir quelle est la limite à apporter à ce pouvoir notamment en matière de protection de la jeunesse et de la moralité. (B)
 

A- Le maire est tenu d’assurer l’ordre public "classique".

L’article 2211-1 du Code général des Collectivités Territoriales dispose que le maire concourt par son pouvoir de police à l’exercice des missions de sécurité publique. Le maire est donc titulaire du pouvoir de prévenir les atteintes à l’ordre public. L’ordre public est composé de trois éléments à savoir la tranquillité à laquelle se rattachent le maintien de l’ordre dans la rue, dans les lieux publics, la lutte contre le bruit ; la sécurité ou la sûreté qui regroupe les secours en cas d’accident et de fléaux humains ou naturels, la prévention des complots armés et enfin ; la salubrité qui a pour but de sauvegarder l’hygiène publique. En outre, le pouvoir du maire ne peut s’effectuer que dans le respect du domicile privé à moins que les activités qui s’y déroulent débordent sur l’extérieur. En l’espèce, la maire de la commune de Gien se fondant sur son pouvoir de police administratif qui est quelque fois appelé pouvoir préventif de police avait imposé un couvre-feu en interdisant aux enfants de moins de 12 ans non accompagnés d’une personne majeure ou ayant autorité sur lui de déambuler dans les rues de sa cité. Pourtant, cette décision entrait-elle dans le cadre de compétence du maire ?

Pour répondre à cette interrogation, il faut regarder si l’un des trois éléments constitutifs de l’ordre public était en danger. Concernant la salubrité, il ne fait aucun doute que le fait que des enfants circulant de nuit, puisse à aucun moment nuire à cette composante de l’ordre public. Qu’en est-il de la tranquillité ? Il est possible de justifier la prise de cet arrêté par le soucis de protéger les mineurs des risques que leur feraient courir des délinquants plus âgés. Ainsi, en empêchant de mettre en contact les mineurs et ces délinquants, la tranquillité serait assurée. Il ne fait pas de doute que cette solution est mauvaise. En effet, rien n’empêche que les personnes majeures ou ayant autorité sur le mineur soient justement ces fameux délinquants que l’on veut éloigner. En outre, il est nécessaire de remarquer que ces contacts peuvent avoir lieu la journée et pas forcément entre 0 et 6 heures. Ainsi, à mon avis, la volonté de protéger la tranquillité publique ne peut valablement justifier cet arrêté en raison de la carence de ce dernier. Si le maire avait vraiment voulu protéger ainsi les mineurs, il aurait dû imposer un couvre-feu complet, toute la journée sans exception, ce qui est irréaliste et irréalisable. Enfin, qu’en est-il de la protection de la sécurité ? Certains maires ont évoqué la déferlante récente de crimes pédophiles pour justifier leurs arrêtés municipaux. Seulement, les pédophiles n’agissent pas que de nuit et certains le font la journée à la sortie des écoles. C’est pourquoi les maires auraient mieux fait d’augmenter la présence policière sur la voie publique dans les lieux sensibles aux agressions pédophiles pour prévenir leurs concitoyens de ce fléau. Ainsi, une nouvelle fois, l’arrêté du maire de Gien en raison de sa carence n’est pas susceptible d’être protecteur de la sûreté publique. Par conséquent, il est possible d’affirmer que l’arrêté du maire de Gien ne peut valablement être protecteur de l’ordre public en raison de ses nombreuses carences. Seulement n’y aurait-il pas une autre raison à cet arrêté ?
 

B - Le maire, moralisateur de la vie de ses concitoyens.

Cet arrêté a de nouveau soulevé la question du pouvoir du maire en matière de protection de la moralité.

En l’espèce, l’arrêté du maire de Gien réglementant la circulation des mineurs dans sa commune pourrait s’interpréter en une volonté du maire de moraliser les habitants de sa commune en responsabilisant les parents démissionnaires. Or, il ne fait aucun doute que le maire ne saurait être culpabilisateur. La décision elle-même du maire indique que ce couvre-feu sert à protéger le mineur « du fait du manque de surveillance  » et, à protéger « sa moralité ». Ainsi la maire s’est arrogé la possibilité de s’immiscer dans la sphère privée, dans le for interne par l’intermédiaire de son pouvoir de police qui normalement ne peut s’étendre jusqu’à ce point. Cela, le Tribunal Administrait l’a bien compris puisqu’il a réaffirmé que le maire ne pouvait assurer l’ordre public « dans les cas limitativement prévus » à l’article L.2212-2 du CGCT. Ainsi, le maire ne peut protéger que le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. En aucun cas, il n’est fait référence à un quelconque pouvoir du maire en tant que gardien de la moralité.

Cette impossibilité du maire confirme certaines décisions déjà intervenus en l’espèce. C’est le cas d’une décision du Conseil d’Etat du 8 Décembre 1997, "Commune d’Arcueil", qui avait annulé un arrêté municipal qui avait interdit l’affichage publicitaire en faveur de messageries roses, pour immoralité. Le Conseil d’Etat avait considéré que l’affichage ne portait pas en soi atteinte à une des composantes de l’ordre public, montrant ainsi que l’immoralité n’est pas intégrée à l’ordre public. De même dans une décision du 7 Octobre 1996, "Comme de Tavergny", le Conseil d’Etat a annulé un arrêté du maire qui avait interdit la diffusion de journaux comportant de la publicité pour des services télétel érotiques. La juridiction suprême a considéré que le seul caractère d’immoralité ne suffisait pas à justifier l’interdiction, mais il fallait que la distribution de ces journaux porte atteinte à l’ordre public dans la commune. Ainsi, et cela depuis la décision "Société Anonyme des Films Lutécia" du 18 Décembre 1959, le Conseil d’Etat reconnaît que la moralité n’est pas une des composantes de l’ordre public mais, le maire peut prendre en considération l’atteinte à la moralité, si elle est susceptible de porter atteinte à l’ordre public. Ainsi, le maire ne pouvait pas interdire la circulation des mineurs dans le seul but de protéger sa moralité, ou dans le seul but de moraliser la vie de sa commune en remplaçant les parents démissionnaires. Le maire n’a pas le pouvoir de protéger la moralité. Il a seulement le pouvoir de protéger l’ordre public, ordre public qui peut être mis en danger par le caractère immoral de certaines attitudes, ou actions. Ainsi, l’arrêté du maire de Gien n’était en aucun cas respectueux du domaine de compétence en matière d’ordre public, d’autant qu’il prévoyait de façon excessive des mesures d’exécution forcée.

II - L’encadrement du pouvoir municipal d’exécution forcée.

L’arrêté municipal prévoyait qu’en cas d’infraction au couvre-feu, les enfants seraient raccompagnés à leur domicile. Ainsi, le maire utilisait son pouvoir d’exécution forcée qui pourtant n’est possible que si la loi le prévoit (A) ou, en cas d’urgence pour faire cesser un danger imminent (B)
 

A - Autorisation législative de recourir à l’exécution forcée, protectrice des libertés publiques. 

Le principe a été établi par l’arrêt du Tribunal des Conflits du 2 Décembre 1902, "Immobilière Saint-Just". Cet arrêt prévoit que l’exécution d’office est licite lorsque la loi l’autorise expressément. Ainsi, de nombreux textes existent prévoyant une telle possibilité. C’est notamment le cas en matière d’environnement, de sécurité routière, de sécurité civile, d’entrée et de séjour des étrangers sur le territoire français. C’est cette solution constante et bien établie que rappelle le Tribunal Administratif en indiquant que le maire ne tenait d’aucune disposition législative le pouvoir de reconduire les enfants mineurs à leur domicile. Cette solution est sans nul doute la meilleure. Pourquoi ?

Si l’on avait admis que le maire puisse user aussi d’un pouvoir d’exécution d’office, cela aurait porté atteinte à la protection des libertés publiques. En effet, selon l’article 34 de la Constitution, seul le législateur a le pouvoir d’assurer le régime des libertés publiques et notamment d’assurer leur garantie. Par conséquent, il est seul à avoir le pouvoir d’imposer les limitations à l’exercice de ces libertés. Or, l’exécution forcée porte par sa nature atteinte aux libertés fondamentales et à la propriété. Par conséquent, seul le législateur a le pouvoir de permettre une telle exécution forcée. Ainsi, l’administration n’a pas le pouvoir de s’autoriser elle-même par voie réglementaire à recourir d’office à l’exécution forcée. Une telle solution vise simplement à protéger les libertés publiques des abus dont les maires pourraient faire usage. En encadrant ainsi les libertés au niveau législatif, on limite toutes les dérives dangereuses pour les libertés. Mais, surtout, une telle solution permet d’éviter de nouvelles atteintes au principe constitutionnel du régime des libertés : c’est le législateur qui fixe le régime des libertés et, c’est le pouvoir réglementaire qui applique ce régime. Si l’on avait admis le contraire, on aurait mis en péril l’équilibre d’autant plus que les décisions des pouvoirs réglementaires ne sont pas contrôlées directement par le garant des libertés publiques à savoir le Conseil Constitutionnel. Seulement, il est nécessaire d’apporter une limitation à ce principe de l’autorisation législative notamment, en cas d’urgence.
 

B - Le péril imminent permet l’exécution forcée. 
Bien souvent, le législateur n’a pas pu prévoir tous les cas où serait nécessaire l’usage de l’exécution forcée. C’est pourquoi, une exception a été prévue. Comme l’indiquait le Commissaire du Gouvernement Romieu dans la décision "Immobilière Saint-Just" de 1902, « il est de l’essence même du rôle de l’administration d’agir immédiatement et d’employer la force publique sans délai ni procédure, lorsque l’intérêt immédiat de la conservation publique l’exige ; quand la maison brûle, on ne va pas demander au juge l’autorisation d’y envoyer les pompiers. ». Ainsi, l’urgence va provoquer une sorte de renversement des valeurs juridiques comme cela est le cas dans de nombreux domaines de l’action administrative. Par conséquent, lorsqu’il y aura urgence, danger immédiat, le maire pourra faire usage de son pouvoir d’exécution forcée afin de faire exécuter ses décisions et cela en l’absence de tout texte législatif. Mais, cela n’est possible qu’en cas d’urgence pour faire cesser un danger immédiat. Cela avait été le cas en 1935 dans l’affaire du Journal l’Action Française où le préfet de police avait pu ordonner la saisie du journal ; seule l’ampleur de la saisie était contestable. Mais, en l’espèce, le Tribunal Administratif a considéré que le maire n’avait pas le pouvoir d’user de l’exécution d’office car, il n’établissait pas l’existence d’un danger immédiat ou, comme l’avait indiqué le Tribunal des Conflits en 1935 dans l’arrêt "Action Française", « que la mesure était indispensable pour assurer le maintien ou le rétablissement de l’ordre public  ». Ainsi, en l’absence d’urgence, le maire n’avait pas le pouvoir d’assurer l’exécution d’office de son arrêté.  Seulement, n’y avait-il pas danger immédiat ?

Le fait que les mineurs de moins de 12 ans errent dans les rues serait-il dangereux pour l’ordre public  ? Comme indiqué auparavant, il ne fait aucun doute que l’ordre public ne serait pas en danger en cas de non respect du couvre-feu, du moins, pas plus que la journée. Par conséquent, le Tribunal avait raison sur ce point : la mesure n’était pas indispensable au maintien de l’ordre public. En outre, l’urgence était également absente puisque la situation était la même à l’époque des faits, avant et après l’arrêté : aucune différence ne s’était fait ressentir montrant bien tout d’abord l’absence de tout danger immédiat. Ainsi, la solution du Tribunal est conforme au droit et à la réalité : la mesure n’assurait en aucun cas la protection de l’ordre public, son exécution forcée n’avait pas permis d’assurer son rétablissement ou son maintien. Mains, on peut relever notamment que ce n’est pas la solution adoptée par diverses villes britanniques ou américaines qui ont imposé ces dernières années des couvre-feu pour les moins de 18 ans. Cette différence s’explique sans nul doute par la volonté depuis 1945 de la justice française de faire primer l’éducation et la prévention, sur la répression.

© - Tous droits réservés - Benoit Tabaka - 4 juin 1999

 


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