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Le Titre XIII ou le droit saisi par la politique.

Par Patrick CHARLOT
Professeur à l’Université de Besançon

Par Fabien CONNETABLE
Etudiant en D.E.A. à l’Université de Bourgogne

Décidément notre vieille Constitution de 1958 est bonne fille ! En "acceptant" d’héberger sous son aile quelques articles apparemment anodins relatifs à la Nouvelle-Calédonie, elle consent (mais elle n’avait pas le choix) à ce que l’on use et abuse d’elle (...)

Décidément notre vieille Constitution de 1958 est bonne fille ! En "acceptant" d’héberger sous son aile quelques articles apparemment anodins relatifs à la Nouvelle-Calédonie, elle consent (mais elle n’avait pas le choix) à ce que l’on use et abuse d’elle : ce qui peut en soi paraître rassurant, la morale de l’histoire étant finalement que la Constitution n’est qu’un texte à la merci d’une volonté politique.

Un bref rappel historique est nécessaire pour comprendre la nécessité de la révision constitutionnelle qui a eu lieu le 20 juillet 1998. Michel Rocard avait réussi, grâce aux Accords Matignon de 1988 et suite au tragique épisode de la grotte d’Ouvéa, à imposer une paix des braves entre kanaks et caldoches. Le système mis en place en 1988 a correctement fonctionné et rendez-vous avait été pris pour 1998, année où devait être soumis au corps électoral un scrutin d’autodétermination. Les différentes parties considèrent, à juste titre, que l’échéance doit être repoussée (car prématurée) et élaborent un nouveau statut, les accords de Nouméa (5 mai 1998), texte dont la nature juridique paraît douteuse : curieuse norme juridique puisque signé par l’Etat français, les responsables politiques des anti-indépendantistes caldoches et les responsables politiques des indépendantistes kanaks, publié au Journal officiel du 27 mai, sous la rubrique Décrets, arrêtés, circulaires, textes généraux, Premier ministre !

Cet Accord définit pour vingt années l’organisation politique de la Nouvelle-Calédonie, organisation qui nécessite, selon ce même texte, une loi constitutionnelle. Cette loi sera adoptée par le Congrès le 20 juillet, révision rendue nécessaire par les dispositions de l’Accord qui étaient manifestement inconstitutionnelles.

Notre propos ne consistera pas, malgré ce qui nous était indiqué, à proposer une modification (encore une ?) à ce titre. Nous pourrions même aller jusqu’à dire que ce titre XIII nous satisfait pleinement politiquement. Mais il ne nous paraît pas inutile d’attirer l’attention du lecteur sur ce que ce titre va bouleverser en droit constitutionnel français.

Il nous paraît tout d’abord intéressant d’examiner le positionnement même de ce titre au sein de la Constitution en même temps que son intitulé. Le Titre XIII est distinct du Titre XII, relatif aux collectivités territoriales, évidence qui montre parfaitement au lecteur un peu attentif que la Nouvelle-Calédonie n’est donc plus une collectivité territoriale de la République (faut-il alors employer le mot "pays", puisque la loi organique qualifie de "lois du pays" certains actes de l’organe délibérant ?). La Nouvelle-Calédonie est d’autant moins une collectivité territoriale que certains des actes pris par l’organe délibérant pourront difficilement être qualifiés d’actes administratifs puisque soumis au contrôle du Conseil constitutionnel.
L’intitulé même du titre est intéressant, plus particulièrement un mot  ; "transitoires". En effet même si l’on sait que le constituant ne fait pas oeuvre éternelle, une telle qualification est peu usitée dans les textes constitutionnels. Bien sûr, l’on connaît les fameuses dispositions transitoires figurent dans de nombreuses constitutions  ; mais elles ont essentiellement pour vocation de s’appliquer à l’installation des institutions d’un nouveau régime (cf. l’ancien Titre XVII de la Constitution). Or ici on se trouve face à un titre qui n’a qu’une vocation temporaire à s’appliquer, voire même dont normalement on connaît par avance le terme : elles s’appliqueront jusqu’à l’accession de la Nouvelle-Calédonie à la "pleine souveraineté" (Loi organique n°99-209 du 19 mars 1999). Une consultation sur l’accession à la pleine souveraineté sera organisée au cours du mandat du Congrès de Nouvelle-Calédonie qui commencera en 2014 (donc entre 2014 et 2019). On se trouve donc devant ici un "transitoire" qui peut durer de 16 à 21 ans. Mais ce "transitoire" peut aussi devenir perpétuité ; si la majorité des suffrages exprimés conclut au rejet d’accession à la pleine souveraineté, une deuxième consultation peut être organisée, puis une troisième. "Tant que les consultations n’auront pas abouti à la nouvelle organisation politique proposée, l’organisation politique mise en place par l’accord de 1998 restera en vigueur, à son dernier stade d’évolution, sans possibilité de retour en arrière, cette "Irréversibilité" étant constitutionnellement garantie" (Accord de Nouméa, chapitre 5). Ce "transitoire" semble donc destiné à s’éterniser compte tenu du rapport de forces politiques sur l’île : même en figeant le corps électoral, il paraît peu probable que les indépendantistes puissent devenir majoritaires d’ici à une vingtaine d’années. De l’art d’un temporaire qui dure, qui dure...

Commençons par nous intéresser à l’article 76 *

Le premier paragraphe vise l’organisation d’un scrutin d’approbation des accords de Nouméa (scrutin qui a eu lieu le 8 novembre et qui a donné sans surprise une nette victoire du oui). Ce paragraphe vise expressément les accords de Nouméa, ce qui est suffisant pour leur conférer valeur constitutionnelle. Le pouvoir constituant dérivé donne ainsi valeur constitutionnelle à un "acte" signé par des personnes que l’on pourrait qualifier de "représentatives" de la population. Pour preuve, la décision n°99-410 du Conseil constitutionnel relative à la loi organique ; "il résulte en effet des dispositions du premier alinéa de l’article 77 de la Constitution que le contrôle du Conseil constitutionnel sur la loi organique doit s’exercer non seulement au regard de la Constitution, mais également au regard des orientations définies par l’accord de Nouméa... " Nous reviendrons sur ce point lors de l’examen de l’article 77.

Le deuxième paragraphe est tout aussi surprenant ; il s’agit ni plus ni moins que d’une restriction du droit de suffrage ; ne peuvent participer au scrutin d’approbation que les personnes remplissant les conditions fixées à l’article 2 de la loi n°88-1028 du 9 novembre 1988 (à vérifier  ; ceux qui ont leur domicile dans l’archipel depuis le 6 novembre 1988 date du referendum). En 1988 une telle restriction du droit de suffrage était bien évidemment contraire à la Constitution. La solution adoptée à l’époque fut de faire approuver ce statut par une loi référendaire, dont on sait que le Conseil constitutionnel se refuse à contrôler la constitutionnalité. L’intérêt de ce nouvel article 76 est qu’il règle ce problème vieux de 10 ans, en "constitutionnalisant" cette restriction du suffrage, en donnant valeur constitutionnelle à l’article 2 de la loi de 1988, loi qui somme toute, juridiquement, n’était qu’üne loi ordinaire. Là encore, de l’art de contourner un contrôle de constitutionnalité parfois défaillant...

Quant à l’article 77*

Cet article montre bien la révolution juridique née de la révision, ce que Guy Carcassonne (la Constitution, Editions du Seuil, 1999, p. 322) qualifie à juste titre de régime d’exception.

Tout d’abord, en ce qu’il y a une véritable habilitation constitutionnelle donnée à la loi organique pour transférer définitivement certaines compétences de l’Etat français vers la Nouvelle-Calédonie, ce qui peut paraître surprenant dès lors que l’on ne connaît toujours pas le statut juridique de la Nouvelle-Calédonie. 

Ensuite, l’habilitation constitutionnelle donnée à l’assemblée délibérante néo-calédonienne (intitulée judicieusement "Congrès du territoire") pour prendre certaines catégories d’actes qui pourront être soumises avant leur publication au contrôle du Conseil constitutionnel (procédure qui permet d’assimiler certains actes de ce Congrès à de véritables lois "métropolitaines"), sur saisine du haut-commissaire, du président ou de 18 des 54 membres du Congrès, ou des présidents des assemblées des trois provinces). La Nouvelle-Calédonie n’est décidément plus une collectivité territoriale... 

Cette saisine possible du Conseil constitutionnel rend impatient le constitutionnaliste, curieux de voir arriver les premières décisions. Par rapport à quelles normes de références le Conseil contrôlera-t-il ces "lois du pays" (terme des accords de Nouméa, non repris dans la Constitution ni dans la loi organique) ? Le Conseil donne un semblant de réponse dans la décision du 15 mars 1999 relative à la loi organique ; le contrôle sur la loi organique doit s’exercer non seulement au regard de la Constitution, mais également au regard des orientations définies par l’accord de Nouméa. Ce qui entraîne plusieurs conséquences ; le Conseil s’octroie le pouvoir d’interpréter l’accord de Nouméa, puisque le contrôle se fondera sur les "orientations" ( ?) de cet accord. Ensuite, et beaucoup plus gênant, le Conseil le reconnaît lui-même, cet accord "déroge à un certain nombre de règles ou principes de valeur constitutionnelle" (même décision). Le juge constitutionnel pourra donc avoir un choix cornélien à effectuer pour choisir la norme constitutionnelle de référence, en sachant que les deux normes possibles, Constitution de 1958 (que l’on peut qualifier de traditionnelle) et Titre XIII avec l’accord de Nouméa, peuvent (ou sont) contradictoires. Ce qui pourrait vouloir signifier que dans ce cas très particulier, le juge constitutionnel va s’auto-limiter dans le choix des normes de référence, va restreindre de lui-même l’étendue du bloc de constitutionnalité (ce qui va à contre-courant de toute sa jurisprudence depuis 1971).

Tel sera le cas des "lois du pays" relatives, par exemple à la citoyenneté, au régime électoral, à l’emploi et au statut civil coutumier. Sans revenir dans leur détail, les accords de Nouméa et le titre XIII ont constitutionnalisé le suffrage restreint, en le conditionnant à une durée de résidence. De même, ils rendent possible une discrimination à l’emploi. Les "lois de pays" pourront donc être pleinement conformes au titre XIII et à l’accord de Nouméa, et, à notre sens, en complète contradiction avec l’article 3 de la Constitution ("le suffrage est toujours universel et égal") et l’article 6 de la déclaration de 1789 (tous les citoyens, étant égaux aux yeux de la loi, sont également admissibles à toutes dignités, toutes places ou emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents). Le Conseil n’aura, pensons-nous, guère d’autre choix que de restreindre son contrôle au seul titre XIII. Ce qui nous permet d’aboutir à cette conclusion qu’il y a aujourd’hui deux constitutions distinctes au sein même de notre texte de 1958  ; la première (titre XIII) s’appliquant en Nouvelle-Calédonie, la seconde étant applicable partout ailleurs. La Constitution devient ainsi un véritable patchwork, dans lequel on peut trouver tout et son contraire...

Tout cela nous conduit à deux remarques, intimement liées :

- Ce statut de la Nouvelle-Calédonie et la décision du Conseil constitutionnel relative à la loi organique semble marquer le glas de la controverse doctrinale sur l’existence d’une supra constitutionnalité. "Rien ne s’oppose, sous réserve des prescriptions des articles 7,16 et 89 de la Constitution, à ce que le pouvoir constituant introduise dans le texte de la constitution des dispositions nouvelles qui, dans les cas qu’elles visent, dérogent à des règles ou principes de valeur constitutionnelle" (décision 99-410 DC, reprenant, de manière moins explicite la décision 92-312 DC Maastricht II). Tout est donc révisable dans la Constitution, si ce n’est la forme républicaine du gouvernement.

Or ici, selon nous, le Conseil aurait pu donner un semblant de réponse sur ce que recouvre cette "forme républicaine du gouvernement". Le respect du principe d’égalité n’en est-il pas un élément de définition ? Non à en croire le Conseil. Ce qui veut donc dire que le pouvoir constituant dérivé peut remettre en cause l’un des fondements mêmes de notre société démocratique sans porter atteinte à cette fameuse "forme républicaine". On peut donc craindre à juste titre que l’article 89 interdisant l’atteinte à cette forme républicaine du gouvernement ne soit qu’une pure et simple reprise de la loi du 14 août 1884 portant révision partielle des lois constitutionnelles ; "La forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une proposition de révision. Les membres des familles ayant régné sur la France sont inéligibles à la présidence de la République". Dès lors est simplement interdit au pouvoir constituant dérivé de rétablir la Monarchie : mais il peut vider de son sens (ce qui est le cas en 1998) l’un des concepts porté au pinacle de la République...

- Nous l’avons déjà souligné dans notre introduction ; notre propos ne consiste qu’en une analyse juridique de ce titre. Il est évident que cette révision constitutionnelle est une réponse juridique à un problème politique. C’est ainsi que l’on peut retourner la formule du doyen Favoreu ; la politique saisie par le droit devient, en 1998, le droit saisi par la politique. Ce qui peut être tantôt inquiétant, tantôt rassurant ; le droit ne peut résister à une véritable volonté politique. Ce qui tend à montrer la fragilité d’une prétendue autonomie du droit constitutionnel ; ce droit ne peut exister et ne peut être compris sans l’appréhension nécessaire des problèmes politiques. Ce titre XIII marque donc le retour en force du politique sur le terrain juridique, quitte à rendre la tâche du juriste bien délicate...



Annexe : Titre XIII : Dispositions Transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie

Art. 76. - 

Les populations de la Nouvelle-Calédonie sont appelées à se prononcer avant le 31 décembre 1998 sur les dispositions de l’accord signé à Nouméa le 5 mai 1998 et publié le 27 mai 1998 au Journal officiel de la République française. 

Sont admises à participer au scrutin les personnes remplissant les conditions fixées à l’article 2 de la loi n° 88-1028 du 9 novembre 1988. 

Les mesures nécessaires à l’organisation du scrutin sont prises par décret en Conseil d’Etat délibéré en conseil des ministres. 

Art. 77. - 

Après approbation de l’accord lors de la consultation prévue à l’article 76, la loi organique, prise après avis de l’assemblée délibérante de la Nouvelle-Calédonie, détermine, pour assurer l’évolution de la Nouvelle-Calédonie dans le respect des orientations définies par cet accord et selon les modalités nécessaires à sa mise en oeuvre : 
 

  • les compétences de l’Etat qui seront transférées, de façon définitive, aux institutions de la Nouvelle-Calédonie, l’échelonnement et les modalités de ces transferts, ainsi que la répartition des charges résultant de ceux-ci ;
  •  

  • les règles d’organisation et de fonctionnement des institutions de la Nouvelle-Calédonie et notamment les conditions dans lesquelles certaines catégories d’actes de l’assemblée délibérante pourront être soumises avant publication au contrôle du Conseil constitutionnel ; 
  •  

  • les règles relatives à la citoyenneté, au régime électoral, à l’emploi et au statut civil coutumier ;
  •  

  • les conditions et les délais dans lesquels les populations intéressées de la Nouvelle-Calédonie seront amenées à se prononcer sur l’accession à la pleine souveraineté. 
Les autres mesures nécessaires à la mise en oeuvre de l’accord mentionné à l’article 76 sont définies par la loi

© - Tous droits réservés - Fabien CONNETABLE , Patrick CHARLOT - 29 juin 1999

 


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