Décidément
notre vieille Constitution de 1958 est bonne fille ! En "acceptant" d’héberger
sous son aile quelques articles apparemment anodins relatifs à la
Nouvelle-Calédonie, elle consent (mais elle n’avait pas le choix)
à ce que l’on use et abuse d’elle : ce qui peut en soi paraître
rassurant, la morale de l’histoire étant finalement que la Constitution
n’est qu’un texte à la merci d’une volonté politique.
Un bref rappel historique
est nécessaire pour comprendre la nécessité de la
révision constitutionnelle qui a eu lieu le 20 juillet 1998. Michel
Rocard avait réussi, grâce aux Accords Matignon de 1988 et
suite au tragique épisode de la grotte d’Ouvéa, à
imposer une paix des braves entre kanaks et caldoches. Le système
mis en place en 1988 a correctement fonctionné et rendez-vous avait
été pris pour 1998, année où devait être
soumis au corps électoral un scrutin d’autodétermination.
Les différentes parties considèrent, à juste titre,
que l’échéance doit être repoussée (car prématurée)
et élaborent un nouveau statut, les accords de Nouméa (5
mai 1998), texte dont la nature juridique paraît douteuse : curieuse
norme juridique puisque signé par l’Etat français, les responsables
politiques des anti-indépendantistes caldoches et les responsables
politiques des indépendantistes kanaks, publié au Journal
officiel du 27 mai, sous la rubrique Décrets, arrêtés,
circulaires, textes généraux, Premier ministre !
Cet Accord définit
pour vingt années l’organisation politique de la Nouvelle-Calédonie,
organisation qui nécessite, selon ce même texte, une loi constitutionnelle.
Cette loi sera adoptée par le Congrès le 20 juillet, révision
rendue nécessaire par les dispositions de l’Accord qui étaient
manifestement inconstitutionnelles.
Notre propos ne consistera
pas, malgré ce qui nous était indiqué, à proposer
une modification (encore une ?) à ce titre. Nous pourrions même
aller jusqu’à dire que ce titre XIII nous satisfait pleinement politiquement.
Mais
il ne nous paraît pas inutile d’attirer l’attention du lecteur sur
ce que ce titre va bouleverser en droit constitutionnel français.
Il nous paraît tout
d’abord intéressant d’examiner le positionnement même de ce
titre au sein de la Constitution en même temps que son intitulé.
Le Titre XIII est distinct du Titre XII, relatif aux collectivités
territoriales, évidence qui montre parfaitement au lecteur un peu
attentif que la Nouvelle-Calédonie n’est donc plus une collectivité
territoriale de la République (faut-il alors employer le mot "pays",
puisque la loi organique qualifie de "lois du pays" certains actes de l’organe
délibérant ?). La Nouvelle-Calédonie est d’autant
moins une collectivité territoriale que certains des actes pris
par l’organe délibérant pourront difficilement être
qualifiés d’actes administratifs puisque soumis au contrôle
du Conseil constitutionnel.
L’intitulé même
du titre est intéressant, plus particulièrement un mot ;
"transitoires". En effet même si l’on sait que le constituant
ne fait pas oeuvre éternelle, une telle qualification est peu usitée
dans les textes constitutionnels. Bien sûr, l’on connaît les
fameuses dispositions transitoires figurent dans de nombreuses constitutions
; mais elles ont essentiellement pour vocation de s’appliquer à
l’installation des institutions d’un nouveau régime (cf. l’ancien
Titre XVII de la Constitution). Or ici on se trouve face à
un titre qui n’a qu’une vocation temporaire à s’appliquer, voire
même dont normalement on connaît par avance le terme : elles
s’appliqueront jusqu’à l’accession de la Nouvelle-Calédonie
à la "pleine souveraineté" (Loi organique n°99-209 du
19 mars 1999). Une consultation sur l’accession à la pleine souveraineté
sera organisée au cours du mandat du Congrès de Nouvelle-Calédonie
qui commencera en 2014 (donc entre 2014 et 2019). On se trouve donc devant
ici un "transitoire" qui peut durer de 16 à 21 ans. Mais ce "transitoire"
peut aussi devenir perpétuité ; si la majorité des
suffrages exprimés conclut au rejet d’accession à la pleine
souveraineté, une deuxième consultation peut être organisée,
puis une troisième. "Tant que les consultations n’auront pas abouti
à la nouvelle organisation politique proposée, l’organisation
politique mise en place par l’accord de 1998 restera en vigueur, à
son dernier stade d’évolution, sans possibilité de retour
en arrière, cette "Irréversibilité" étant constitutionnellement
garantie" (Accord de Nouméa, chapitre 5). Ce "transitoire" semble
donc destiné à s’éterniser compte tenu du rapport
de forces politiques sur l’île : même en figeant le corps électoral,
il paraît peu probable que les indépendantistes puissent devenir
majoritaires d’ici à une vingtaine d’années. De l’art d’un
temporaire qui dure, qui dure...
Commençons par
nous intéresser à l’article 76 *
Le premier paragraphe vise
l’organisation d’un scrutin d’approbation des accords de Nouméa
(scrutin qui a eu lieu le 8 novembre et qui a donné sans surprise
une nette victoire du oui). Ce paragraphe vise expressément les
accords de Nouméa, ce qui est suffisant pour leur conférer
valeur constitutionnelle. Le pouvoir constituant dérivé donne
ainsi valeur constitutionnelle à un "acte" signé par des
personnes que l’on pourrait qualifier de "représentatives" de la
population. Pour preuve, la décision n°99-410 du Conseil constitutionnel
relative à la loi organique ; "il résulte en effet des dispositions
du premier alinéa de l’article 77 de la Constitution que le contrôle
du Conseil constitutionnel sur la loi organique doit s’exercer non seulement
au regard de la Constitution, mais également au regard des orientations
définies par l’accord de Nouméa... " Nous reviendrons sur
ce point lors de l’examen de l’article 77.
Le deuxième paragraphe
est tout aussi surprenant ; il s’agit ni plus ni moins que d’une restriction
du droit de suffrage ; ne peuvent participer au scrutin d’approbation que
les personnes remplissant les conditions fixées à l’article
2 de la loi n°88-1028 du 9 novembre 1988 (à vérifier
; ceux qui ont leur domicile dans l’archipel depuis le 6 novembre 1988
date du referendum). En 1988 une telle restriction du droit de suffrage
était bien évidemment contraire à la Constitution.
La solution adoptée à l’époque fut de faire approuver
ce statut par une loi référendaire, dont on sait que le Conseil
constitutionnel se refuse à contrôler la constitutionnalité.
L’intérêt de ce nouvel article 76 est qu’il règle ce
problème vieux de 10 ans, en "constitutionnalisant" cette restriction
du suffrage, en donnant valeur constitutionnelle à l’article 2 de
la loi de 1988, loi qui somme toute, juridiquement, n’était qu’üne
loi ordinaire. Là encore, de l’art de contourner un contrôle
de constitutionnalité parfois défaillant...
Quant à l’article
77*
Cet article montre bien la
révolution juridique née de la révision, ce que Guy
Carcassonne (la Constitution, Editions du Seuil, 1999, p. 322) qualifie
à juste titre de régime d’exception.
Tout d’abord, en ce qu’il
y a une véritable habilitation constitutionnelle donnée à
la loi organique pour transférer définitivement certaines
compétences de l’Etat français vers la Nouvelle-Calédonie,
ce qui peut paraître surprenant dès lors que l’on ne connaît
toujours pas le statut juridique de la Nouvelle-Calédonie.
Ensuite, l’habilitation constitutionnelle
donnée à l’assemblée délibérante néo-calédonienne
(intitulée judicieusement "Congrès du territoire") pour prendre
certaines catégories d’actes qui pourront être soumises
avant leur publication au contrôle du Conseil constitutionnel
(procédure qui permet d’assimiler certains actes de ce Congrès
à de véritables lois "métropolitaines"), sur saisine
du haut-commissaire, du président ou de 18 des 54 membres du Congrès,
ou des présidents des assemblées des trois provinces). La
Nouvelle-Calédonie n’est décidément plus une collectivité
territoriale...
Cette saisine possible du
Conseil constitutionnel rend impatient le constitutionnaliste, curieux
de voir arriver les premières décisions. Par rapport à
quelles normes de références le Conseil contrôlera-t-il
ces "lois du pays" (terme des accords de Nouméa, non repris dans
la Constitution ni dans la loi organique) ? Le Conseil donne un semblant
de réponse dans la décision du 15 mars 1999 relative à
la loi organique ; le contrôle sur la loi organique doit s’exercer
non seulement au regard de la Constitution, mais également au regard
des orientations définies par l’accord de Nouméa. Ce qui
entraîne plusieurs conséquences ; le Conseil s’octroie le
pouvoir d’interpréter l’accord de Nouméa, puisque le contrôle
se fondera sur les "orientations" ( ?) de cet accord. Ensuite, et beaucoup
plus gênant, le Conseil le reconnaît lui-même, cet accord
"déroge à un certain nombre de règles ou principes
de valeur constitutionnelle" (même décision). Le juge constitutionnel
pourra donc avoir un choix cornélien à effectuer pour choisir
la norme constitutionnelle de référence, en sachant que les
deux normes possibles, Constitution de 1958 (que l’on peut qualifier de
traditionnelle) et Titre XIII avec l’accord de Nouméa, peuvent (ou
sont) contradictoires. Ce qui pourrait vouloir signifier que dans ce cas
très particulier, le juge constitutionnel va s’auto-limiter dans
le choix des normes de référence, va restreindre de
lui-même l’étendue du bloc de constitutionnalité (ce
qui va à contre-courant de toute sa jurisprudence depuis 1971).
Tel sera le cas des "lois
du pays" relatives, par exemple à la citoyenneté, au régime
électoral, à l’emploi et au statut civil coutumier. Sans
revenir dans leur détail, les accords de Nouméa et le titre
XIII ont constitutionnalisé le suffrage restreint, en le conditionnant
à une durée de résidence. De même, ils rendent
possible une discrimination à l’emploi. Les "lois de pays" pourront
donc être pleinement conformes au titre XIII et à l’accord
de Nouméa, et, à notre sens, en complète contradiction
avec l’article 3 de la Constitution ("le suffrage est toujours universel
et égal") et l’article 6 de la déclaration de 1789 (tous
les citoyens, étant égaux aux yeux de la loi, sont également
admissibles à toutes dignités, toutes places ou emplois publics,
selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs
vertus et de leurs talents). Le Conseil n’aura, pensons-nous, guère
d’autre choix que de restreindre son contrôle au seul titre XIII.
Ce qui nous permet d’aboutir à cette conclusion qu’il y a aujourd’hui
deux constitutions distinctes au sein même de notre texte de 1958
; la première (titre XIII) s’appliquant en Nouvelle-Calédonie,
la seconde étant applicable partout ailleurs. La Constitution devient
ainsi un véritable patchwork, dans lequel on peut trouver tout et
son contraire...
Tout cela nous conduit
à deux remarques, intimement liées :
- Ce statut de la Nouvelle-Calédonie
et la décision du Conseil constitutionnel relative à la loi
organique semble marquer le glas de la controverse doctrinale sur l’existence
d’une supra constitutionnalité. "Rien ne s’oppose, sous réserve
des prescriptions des articles 7,16 et 89 de la Constitution, à
ce que le pouvoir constituant introduise dans le texte de la constitution
des dispositions nouvelles qui, dans les cas qu’elles visent, dérogent
à des règles ou principes de valeur constitutionnelle" (décision
99-410 DC, reprenant, de manière moins explicite la décision
92-312 DC Maastricht II). Tout est donc révisable dans la Constitution,
si ce n’est la forme républicaine du gouvernement.
Or ici, selon nous, le Conseil
aurait pu donner un semblant de réponse sur ce que recouvre cette
"forme républicaine du gouvernement". Le respect du principe d’égalité
n’en est-il pas un élément de définition ? Non à
en croire le Conseil. Ce qui veut donc dire que le pouvoir constituant
dérivé peut remettre en cause l’un des fondements mêmes
de notre société démocratique sans porter atteinte
à cette fameuse "forme républicaine". On peut donc craindre
à juste titre que l’article 89 interdisant l’atteinte à cette
forme républicaine du gouvernement ne soit qu’une pure et simple
reprise de la loi du 14 août 1884 portant révision partielle
des lois constitutionnelles ; "La forme républicaine du gouvernement
ne peut faire l’objet d’une proposition de révision. Les membres
des familles ayant régné sur la France sont inéligibles
à la présidence de la République". Dès lors
est simplement interdit au pouvoir constituant dérivé de
rétablir la Monarchie : mais il peut vider de son sens (ce qui est
le cas en 1998) l’un des concepts porté au pinacle de la République...
- Nous l’avons déjà
souligné dans notre introduction ; notre propos ne consiste qu’en
une analyse juridique de ce titre. Il est évident que cette révision
constitutionnelle est une réponse juridique à un problème
politique.
C’est ainsi que l’on peut retourner la formule du doyen Favoreu ; la
politique saisie par le droit devient, en 1998, le droit saisi par la
politique. Ce qui peut être tantôt inquiétant, tantôt
rassurant ; le droit ne peut résister à une véritable
volonté politique. Ce qui tend à montrer la fragilité
d’une prétendue autonomie du droit constitutionnel ; ce droit ne
peut exister et ne peut être compris sans l’appréhension nécessaire
des problèmes politiques. Ce titre XIII marque donc le retour en
force du politique sur le terrain juridique, quitte à rendre la
tâche du juriste bien délicate...
Annexe : Titre XIII : Dispositions Transitoires
relatives à la Nouvelle-Calédonie
Art. 76. -
Les populations de la Nouvelle-Calédonie sont appelées
à se prononcer avant le 31 décembre 1998 sur les dispositions
de l’accord signé à Nouméa le 5 mai 1998 et publié
le 27 mai 1998 au Journal officiel de la République française.
Sont admises à participer au scrutin les personnes
remplissant les conditions fixées à l’article 2 de la loi
n° 88-1028 du 9 novembre 1988.
Les mesures nécessaires à l’organisation
du scrutin sont prises par décret en Conseil d’Etat délibéré
en conseil des ministres.
Art. 77. -
Après approbation de l’accord lors de la consultation
prévue à l’article 76, la loi organique, prise après
avis de l’assemblée délibérante de la Nouvelle-Calédonie,
détermine, pour assurer l’évolution de la Nouvelle-Calédonie
dans le respect des orientations définies par cet accord et selon
les modalités nécessaires à sa mise en oeuvre :
-
les compétences de l’Etat qui seront transférées,
de façon définitive, aux institutions de la Nouvelle-Calédonie,
l’échelonnement et les modalités de ces transferts, ainsi
que la répartition des charges résultant de ceux-ci ;
-
les règles d’organisation et de fonctionnement des
institutions de la Nouvelle-Calédonie et notamment les conditions
dans lesquelles certaines catégories d’actes de l’assemblée
délibérante pourront être soumises avant publication
au contrôle du Conseil constitutionnel ;
-
les règles relatives à la citoyenneté,
au régime électoral, à l’emploi et au statut civil
coutumier ;
-
les conditions et les délais dans lesquels les populations
intéressées de la Nouvelle-Calédonie seront amenées
à se prononcer sur l’accession à la pleine souveraineté.
Les autres mesures nécessaires à la mise en
oeuvre de l’accord mentionné à l’article 76 sont définies
par la loi