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La délimitation du marché géographique et l’abus de position dominante

Par Jean-Pierre BLIN
Juriste, DESS Concurrence, Consommation et Droit de la Propriété Industrielle, LLM International Trade Law

La notion de marché pertinent ne comporte pas d’ambiguïtés dans son principe mais sa délimitation « constitue véritablement le tendon d’Achille de l’utilisation de l’article 86 du traité » [1]. Cette question de délimitation du marché géographique dans le cadre d’un abus de position dominante s’est ainsi encore posée dans deux cas récents :la décision de la Commission dans l’affaire Michelin [2] et le jugement du TPICE dans l’affaire AAMS [3]. Il existe pourtant dans ce domaine une jurisprudence abondante ainsi qu’une communication de la Commission [4].

Sommaire :

Introduction

A- La nécessaire délimitation du marché géographique dans le cadre de l’article 82 CE

B- Les modes de délimitation du marché géographique
- 
1- Les notions d’homogénéité des conditions de concurrence et de fonctionnalité du marché
- 2- Les critères objectifs de délimitation du marché
- 3- La méthode d’ analyse définie par la Commission
- 4- Observation subsidiaire :Un marché extensible ou réductible à l’extrême

Conclusion

Introduction

Si la notion de marché de produit permet d’évaluer les possibilités pour la victime de se tourner vers d’autres produits pouvant servir aux mêmes fins, celle de marché géographique sert à délimiter l’aire à l’intérieur de laquelle la victime peut se tourner vers d’autres fournisseurs.

Les Règlements adoptés sur la base de l’article 81 et 82 du Traité, en particulier la section 6 du formulaire AB, pour ce qui est du Règlement (CEE) n°17/62, et la section 6 du formulaire CO, pour ce qui est du Règlement (CEE) n°4064/89, donnent la définition suivante du marché géographique en cause : "Le marché géographique en cause comprend le territoire sur lequel les entreprises concernées sont engagées dans l’offre des biens et des services en cause, sur lequel les conditions de concurrence y diffèrent de manière appréciable".

Cette définition est le reflet de la jurisprudence de la CJCE qui, dès l’affaire United Brands [5], avait défini précisément ce qu’est un marché géographique en cause. La CJCE y a en effet affirmé la nécessité d’examiner les possibilités de concurrence au regard de l’article 82 "par référence à une zone géographique définie dans laquelle (le produit en cause) est commercialisé et ou les conditions de concurrence sont suffisamment homogènes pour pouvoir apprécier le jeu de la puissance économique de l’entreprise intéressée".

Il s’agit donc d’une notion parfaitement définie en théorie mais difficile à délimiter en pratique.

A- La nécessaire délimitation du marché géographique dans le cadre de l’article 82 CE

Le Tribunal a depuis longtemps précisé qu’il "considère[…]que la définition adéquate du marché en cause est une condition nécessaire et préalable à tout jugement porté sur un comportement prétendument anticoncurrentiel" tandis que la CJCE a affirmé que "les conditions d’application de l’article 86 à une entreprise en position dominante impliquent la délimitation d’une manière claire, de la partie substantielle du marché commun où elle est en mesure de se livrer éventuellement à des pratiques abusives faisant obstacle à une concurrence effective, zone dans laquelle les conditions objectives de concurrence du produit en cause doivent être similaires pour tous les opérateurs économiques" [6].

On peut cependant noter qu’"il convient […] d’observer que la définition adéquate du marché en cause ne joue pas le même rôle selon qu’il s’agit d’appliquer l’article 85 ou 86 du traité. Dans le cadre de l’application de l’article 86 du traité, la définition adéquate du marché en cause est une condition nécessaire et préalable au jugement porté sur un comportement prétendument anticoncurrentiel. En effet, avant d’établir l’existence d’un abus de position dominante, il faut établir l’existence d’une position dominante sur un marché donné, ce qui suppose que celui-ci ait été préalablement délimité. En revanche, dans le cadre de l’application de l’article 85 du traité, c’est pour déterminer si l’accord, la décision d’entreprise ou la pratique concertée en cause est susceptible d’affecter le commerce entre États membres et a pour objet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché commun qu’il faut, le cas échéant, définir le marché en cause" [7]. Ainsi donc, si elle est nécessaire aussi bien à l’application des articles 81 et 82, la délimitation du marché peut toutefois être moins fine dans le cas d’une entente qu’en matière d’abus de position dominante. Il est en effet souvent vrai, que le caractère anticoncurrentiel d’une entente demeure incontestable quelque soit le marché où elle est mise en œuvre.

B- Les modes de délimitation du marché géographique

Selon les espèces, la délimitation du marché en cause est plus ou moins facile. La CJCE ainsi que la Commission ont alors été amenées à définir des critères factuels permettant de délimiter les marchés géographiques. Cependant, ces critères ne doivent rester que des éléments d’appréciation servant à éclairer l’homogénéité et la fonctionnalité du marché concerné.

1- Les notions d’homogénéité des conditions de concurrence et de fonctionnalité du marché

Ces deux notions sont celles qui doivent guider la délimitation du marché géographique.

Reprenons tout d’abord l’affaire United Brands [8]. La CJCE a considéré que le marché géographique à prendre en considération comprenait les territoires de la RFA, de l’Irlande , du Danemark, des Pays Bas, de la Belgique et du Luxembourg malgré l’existence de dispositions tarifaires distinctes et de coûts de transport différents dans ces pays. En effet, elle a estimé que ces pays formaient un marché géographique unique étant donné l’absence de toute discrimination entre opérateurs. Elle a exclu les autres États membres, en l’occurrence la France, l’Italie et le Royaume Uni, en raison des situations particulières résultant des régimes d’importation en vigueur dans ces pays, qui faisaient que les bananes d’United Brands ne s’y trouvaient pas à "égalité de concurrence avec les autres bananes vendus dans ces États".

La notion "d’homogénéité" utilisée par la CJCE dans sa définition ne signifie donc pas qu’il ne peut exister de différences dans les conditions de concurrence à l’intérieur d’un marché géographique fini. En fait, ces différences ne doivent pas être de nature à entraver l’accès à certaines parties de ce marché de firmes opérant dans d’autres parties du marché. Le critère principal, aux yeux de la CJCE, est donc la possibilité pour l’acheteur quelque soit sa localisation dans un marché géographique donné, de se procurer des produits auprès de fournisseurs établis ailleurs dans ce marché. L’existence de conditions de concurrence différentes, mais n’étant pas source de barrières aux échanges, est indifférente à cet égard et ne permet pas de segmenter le marché.

Allant à l’encontre de ce raisonnement, la Commission a considéré à plusieurs reprises que l’existence de conditions de concurrence non similaires suffit à établir des marchés séparés, sans qu’il soit nécessaire d’examiner si ces différences donnent lieu à des entraves aux échanges. On trouve en particulier ce raisonnement dans deux affaires concernant le marché des batteries où la Commission s’est appuyée sur le fait que les gammes de produits vendus, les marques utilisées, la structure de la demande et la concentration de l’offre étaient différentes pour conclure que les marchés étaient nationaux sans examiner si ces différences étaient source d’entrave aux échanges.

Il me semble que cette approche de la Commission est dangereusement réductrice et oublie totalement que la délimitation du marché géographique ne constitue pas une fin en soi, comme l’a rappelé la CJCE dans l’arrêt Hugin [9], mais doit au contraire être empreinte d’une certaine fonctionnalité.

C’est aussi ce que rappelle M Verloren Van Themat dans ses conclusions sur l’affaire Michelin/Commission [10] : "Bien que l’article 86 impose expressément de constater quel est le marché géographique, cette notion est également une notion fonctionnelle. En d’autres termes, il n’est pas possible de constater in abstracto pour une entreprise, sans tenir compte du cas concret à examiner, quel est le marché géographique en cause pour déterminer s’il existe ou non une entreprise une position dominante.[….] C’est pourquoi, constater quel est le marché géographique en cause est une opération qui dépend à son tour de la nature de l’abus reproché".

La Commission reprend d’ailleurs cette idée dans sa communication n° C372/03 où elle affirme que "le concept de marché en cause est étroitement lié aux objectifs poursuivis dans le cadre de la politique communautaire de la concurrence".

Il ne faut toutefois pas confondre délimitation fonctionnelle du marché et définition du marché "effectuée pour les besoins de la cause" comme pourrait être tentée de le faire certaines fois la Commission.

On peut donc affirmer que les instances européennes ne doivent pas rester prisonnières des faits et des critères définis mais doivent se montrer capable de prendre de la hauteur et de respecter ainsi ce à quoi sert réellement la délimitation du marché. Certains, comme V. Korah [11], poursuivent en affirmant que la notion de marché est une notion plus subjective qu’objective.

Il ne faut cependant pas renier l’efficience des critères objectifs définis au fur et à mesure par les différentes instances communautaires, jusqu’à la communication C 372/03 [12] qui donne une méthode et un ordre d’utilisation de ces différents critères.

Même s’il est vrai qu’il ne s’agit que d’une communication ce texte est très important dans la mesure où il va sans doute clarifier la façon d’utiliser ces critères objectifs et probablement réduire les interprétations étranges et étriquées qu’ont parfois tendance à faire les instances communautaires. On peut à ce titre citer, pour exemple de raisonnement surprenant, la décision du TPI dans l’affaire Hilti [13] : après avoir relevé l’existence de "différences de prix très importantes pour les produits Hilti entre les États membres" ainsi que des frais de transport faibles. Il poursuit en affirmant que "ces deux facteurs rendent très vraisemblablement possible l’existence d’échanges parallèles entre les marchés nationaux de la Communauté" si bien que "le marché géographique en cause est l’ensemble de la Communauté". Il aurait fallu rechercher si, malgré de faibles frais de transport, d’autres facteurs ne contribuaient pas à garder les marchés cloisonnés. Si les prix demeuraient différents d’un État Membre à un autre, c’est justement que les échanges parallèles dont le TPI postule l’existence étaient d’importance trop réduite pour que l’on puisse considérer qu’il s’agissait d’un seul marché.

2- Les critères objectifs de délimitation du marché

Il existe de très nombreux critères permettant de délimiter le marché géographique en cause. L’objectif de ce qui suit n’est pas d’en donner une liste exhaustive mais au contraire d’en dégager les principaux dans le cadre de l’analyse d’une position dominante.

a- Le prix

Le premier critère à relever est celui des prix. L’existence de prix différents selon les États membres sera une bonne indication de marchés nationaux séparés. En effet, il est difficile de justifier le maintien de différences de prix importantes en l’absence de barrières rendant les échanges inter étatiques difficiles.

Si l’on s’en réfère aux écrits de nombreux économistes, il s’agit de la principale notion pour déterminer un marché géographique.

Ainsi, F. Fishwick [14] parle du marché géographique en affirmant : "Two places A and B may be defined as within the same geographical market if suppliers cannot discriminate between them, which means that prices of the same product will be equal".

Il décrit ensuite une méthode d’évaluation, en posant trois conditions :
"- There are no barriers to transfer of demand between A and B, so that for any one product the cross-price -elasticity of demand between them would be infinite
- Each of a large number of suppliers (perfect competition) has equal access to both A and B, with no cost differences. Thus if the price in A exceeds that in B, the supply to A will rise relatively to the supply to B, causing price equality
- On the assumption of product differentiation, so that each seller has some choice over the prices which he charges in A and B, the two areas would be in the same market only if the price elasticity of demand at any single price were the same in each
"

On peut reconnaître à cette définition économique du marché géographique, le mérite de dépasser l’approche américaine d’Horowitz, Stigler ou Sherwin, qui ont affirmé qu’il est superflu de vérifier ces trois conditions. Selon leurs raisonnements, un marché géographique doit être identifié par l’égalité des prix ou la correspondance des changements de prix. Mais ce raisonnement ne s’adapte pas au fait que dans l’évaluation que doit faire la Commission, A et B sont en général dans deux pays séparés et qu’aucune des trois conditions ne seront suffisamment remplies pour produire des prix égaux, d’où la nécessité de les scinder et de les évaluer séparément. Il a de plus été démontré que le test de Stigler et Sherwin, fondé sur la corrélation positive des changements de prix dans différentes zones peut être source d’erreur. En effet, dans des comparaisons incluant deux pays ou plus, ce qui est le cas dans une évaluation à l’échelle communautaire, une telle corrélation peut refléter non pas une interaction entre la demande et/ou l’offre dans ces pays, mais tout simplement des changements de prix à l’échelle internationale aux niveau des matières premières.

Il existe donc quelques difficultés pratiques à l’application par les instances communautaires de certains tests utilisés aux États-Unis. L’un des principaux problèmes, résolu avec la zone Euro, était l’instabilité des taux de change. Les temps d’ajustement des prix à l’évolution des taux de change rendait impossible toute analyse à court terme. Cependant, certains comme F. Fishwick, ont affirmé que s’il y a des différences significatives de prix sur une période d’au moins deux ans, entre les prix d’un même produit dans deux pays (prix corrigés en fonction de la moyenne des taux de change au cours de la période), alors ces deux pays ne pouvaient être regardé comme étant dans le même marché géographique.

On doit toutefois, noter que même ceux qui ont développé des théories d’analyse pour l’application de ce principe à la définition du marché géographique, reconnaissent qu’il ne s’agit là que d’une "initial evidence" et que d’autres éléments doivent entrer en considération. D’ailleurs le TPICE a relevé cet aspect dans l’affaire Tetra Pak II [15] où il note que "les différences de prix entre les Etats membres ne sauraient constituer l’indice de conditions objectives de concurrence non homogènes (…) quand (…)elles constituent davantage l’indice d’un cloisonnement artificiel des marchés".

b- Les parts de marché

Les parts de marché constituent elles aussi un des critères envisageables de détermination du marché géographique.

En effet, dans l’arrêt AAMS la part de marché apparaît clairement comme l’un des critères retenus par le Tribunal.

Cependant il semble qu’en général, dans le cadre d’une définition du marché en vue de l’application de l’article 82, ce critère soit peu pertinent. Comme l’a affirmé S. Poillot-Perruzetto ce critère est une élément "dont la référence reste discutable (…) car il s’agit d’un des résultats de la concurrence et non d’une condition de concurrence" [16].

On comprend donc pourquoi la Commission a admis dans sa communication que les critères de prix et de parts de marché ne constituent que de simples hypothèses de travail. D’ailleurs, on y recourt le plus souvent avec prudence et juste pour confirmer des hypothèses comme dans l’affaire Agfa/Gevaert/Dupont [17], ou pour en émettre comme cela a été le cas dans l’affaire Varta/Bosch [18].

c- Les facteurs liés aux consommateurs

Dans la récente affaire AAMS, où il s’agissait de déterminer l’étendue d’un marché géographique relatif à la distribution de tabac, la requérantes soutenait que "les habitudes différentes des consommateurs liées à des traditions, des goûts et des usages nationaux constitueraient un phénomène relativement généralisé et ne seraient pas une caractéristique des produits du tabac". Le tribunal a au contraire, estimé que l’existence de préférences propres aux consommateurs italiens constituait l’un des indices de détermination du marché géographique.

On doit tenir compte des habitudes des consommateurs, de leur préférence pour des produits nationaux, la mode, les traditions, comme le souligne l’attendu 372 de l’arrêt Suiker Unie [19].

Quelques experts estiment qu’un bon nombre de ces éléments, dans la mesure où ils relèvent souvent de circonstances purement subjectives, peuvent difficilement être considéré comme pertinents lorsqu’il s’agit de fixer les limites du marché géographique. Cette approche ne semble pas exacte, car comme on l’a déjà souligné plus haut, le marché géographique n’est pas une notion purement objective et peut donc admettre dans sa délimitation le recours à des facteurs plus subjectifs.

De plus, on ne peut absolument pas négliger l’importance de facteurs tels que les obstacles culturels ou linguistiques ou les sentiments nationalistes qui jouent bien souvent un rôle primordial dans la délimitation du marché.

Il faut ajouter, comme l’a noté F. Fishwick, que ces éléments ne sont pas seulement à prendre en compte dans le cadre des simples consommateurs mais aussi dans celui des larges compagnies qui peuvent être soumises à des pressions politiques. F. Fischwick donne l’exemple de deux "géants", l’un français et l’autre anglais, qui ont été soumis à des pressions afin d’acheter leur équipement informatique à des entreprises nationales.

L’existence de ces sentiments nationaux au sein de l’Union Européenne explique l’importance plus grande que doivent revêtir ces facteurs liés au consommateur par rapport à ce qui est pratiqué aux États-Unis. En effet, si les États-Unis sont plus vastes que l’Union Européenne, c’est aussi un espace plus homogène en terme de culture. L’utilisation universelle de l’anglais, l’existence d’une identité nationale commune sont unificateurs et font que les méthodes marketing diffèrent. En Europe, les produits sont parfois différenciés pour correspondre aux exigences nationales ce qui réduit inévitablement l’élasticité croisée de la demande et de l’offre entre les produits des différents pays de l’Union, ou peut étendre le temps nécessaire pour que ces substitutions prennent effet.

Enfin, il me semble qu’il faut ajouter à cette liste de facteurs liés à la demande, un élément rarement évoqué par les instances communautaires mais qui pourtant est intimement lié au marché géographique : il s’agit de l’accès aux informations concernant la disponibilité ou les prix du produit en cause dans les autres zones. Le flux d’informations, dont dispose le consommateur, en provenance des différentes parties d’un espace géographique va dans bien des cas jouer un rôle important dans son choix et donc dans la délimitation du marché géographique en cause.

d- Les facteurs liés à la nature du produit

Le second critère concerne l’ensemble des facteurs liés à la nature du produit. Il s’agit là de critères non négligeables et ayant souvent une importance déterminante dans la délimitation du marché. Ainsi, on comprend aisément que les produits de conservation difficile verront souvent leur territoire de vente réduit et que l’on déterminera, pour ce type de produit des marchés géographique plutôt étroits.

Le principal facteur lié à la nature du produit, à étudier est le coût de transport. Plus un produit est difficile à transporter, plus l’incidence des frais de transport a tendance à limiter l’aire dans laquelle le fabricant peut le vendre de manière profitable comme l’a souligné la CJCE dans l’arrêt Suiker Unie [20] : "En ce qui concerne plus spécialement le sucre, il y a lieu de prendre en considération […] l’incidence des frais de transport par rapport au prix du produit".

Il existe cependant une interprétation très intéressante de l’importance relative des coûts de transport dans la détermination du marché géographique en cause. Il s’agit de l’affaire Ciment [21] où la Commission a considéré que, nonobstant l’incidence des frais de transport qui limitaient la zone dans laquelle les producteurs pouvaient entrer en concurrence les uns avec les autres, l’Europe tout entière constituait le marché en cause, lequel "était formé par un ensemble de marchés juxtaposés et indépendants".

En l’espèce, le produit concerné était le ciment, un produit pondéreux à faible valeur ajoutée qui se prête difficilement par nature à des transports de longue distance. Toutefois la Commission a démontré qu’aucune règle générale de limite économique au transport de ce produit ne peut être retenue car cela varie selon les coûts de production de chaque usine mais aussi et surtout en fonction des coûts de transport qui varient eux même en fonction des moyens de transport utilisés. Elle en a déduit que "le marché du ciment peut être vu comme un ensemble de marchés , tournant autour de différentes usines, juxtaposés les uns aux autres et couvrant toute l’Europe". Ce raisonnement plutôt astucieux a cependant fait dire à certains qu’ils doutent que la Commission, en affirmant à la fois la chose et son contraire, ait donné une justification intellectuellement satisfaisante à sa décision sur ce point.

e- Les obstacles tarifaires et para-tarifaires

L’existence des droits d’entrée ou de taxes à l’importation élevées, des restrictions à l’importation, de normes relatives à la qualité, à la composition, à la santé … limitent l’étendue géographique du marché en rendant plus difficile l’accès à des producteurs étrangers. Il est par exemple intéressant de noter que la Commission, dans sa directive (CEE) n°90/388 relative à la concurrence dans le secteur des télécommunications, a affirmé que les différences entre les réglementations nationales concernant les conditions d’accès et de fonctionnement technique ainsi que la fourniture, étaient telles que les territoires de chacun des États Membres constituaient des marchés géographiques distincts.

f- Les facteurs liés à l’organisation de ou des entreprise concernées

Dans de nombreux cas, la façon dont sont organisées les entreprises en cause fournit des indices importants dans la détermination du marché en cause.

Dans l’arrêt United Brands [22], la CJCE a considéré que constituait des facteurs unificateurs du marché géographique le fait que la société avait organisé la commercialisation de ses produits à partir d’un centre unique et qu’elle vendait f.o.r. dans les ports de débarquement, de telle sorte que les frais de transport ne formaient pas d’obstacles réels à sa politique de distribution.

Dans la décision Hoffman la Roche [23], la Commission a considéré que le marché géographique était la Communauté dans son ensemble car elle a observé que Roche disposait de filiales de production ou de commercialisation dans tous les États Membres à l’exception de l’Irlande et du Luxembourg, et qu’elle poursuivait une stratégie de vente unique dans toute la Communauté.

Dans l’affaire Michelin [24], la Commission et la CJCE ont retenu le marché des Pays-Bas, considérant que tant Michelin que ses principaux concurrents y exerçaient leur activité à travers des filiales néerlandaises de leurs groupes respectifs.

3- La méthode d’analyse définie par la Commission

Cette méthode est énoncée dans la communication de la Commission du 9 décembre 1997. De nombreux auteurs ont applaudi cette initiative tout en regrettant son manque d’originalité [25].

La communication a en effet pour seul but de systématiser la méthode de travail de la Commission à la lumière du droit, telle que posé en particulier par la jurisprudence. Il est d’ailleurs à relever que dans ladite communication, la Commission précise qu’elle expose sa méthode sans préjudice de l’interprétation qui est donnée par la CJCE et le TPICE.

La Commission commencera par se faire une première idée "en se basant sur une vue d’ensemble de la répartition des parts de marché détenues par les parties et par leurs concurrents, ainsi que sur une analyse préliminaire de la fixation des prix et des écarts de prix au niveau national, communautaire ou de l’EEE". Mais cette approche ne constitue qu’une "hypothèse de travail".

La Commission précise alors que "l’hypothèse de travail sera (…) vérifiée à l’aide d’une analyse des caractéristiques de la demande", c’est à dire de l’importance des préférences nationales ou locales, les habitudes d’achat des clients, la différenciation des produits …, afin de déterminer si des sociétés implantées dans d’autres zones constituent réellement une source d’approvisionnement, de remplacement pour les consommateurs.

La Commission signale qu’elle utilise, pour évaluer la substituabilité du coté de la demande, le test de "situation en prix relatifs" ou "SSNIP test". En fait, les instances Européennes vont tenter de déterminer la possibilité qu’auraient les clients, en cas de variation de prix, de transférer leurs commandes vers des entreprises implantées ailleurs, à court terme et à coût raisonnable. Pour cela, et depuis peu, la Commission utilise une méthode d’origine américaine baptisée "test de situation en prix relatifs". Ce test est fondé sur la substituabilité de la demande en cas de variation durable de 5 à 10% des prix relatifs. Si, sur cette base il est constaté que le report vers des fournisseurs situés sur d’autres territoires suffit, en raison du recul des ventes, à contrebalancer les intérêts de l’augmentation des prix, les territoires supplémentaires sont à inclure dans le marché géographique en cause. Ce processus doit être opéré jusqu’à ce que l’ensemble de produit et la zone géographique retenus soient tels qu’il devienne rentable de procéder à des hausses légères mais permanentes des prix relatifs.

La Commission examine ensuite les facteurs liés à l’offre, "afin de vérifier si les sociétés implantées dans des zones distinctes ne se heurtent pas à des entraves si elles souhaitent développer leurs ventes dans des conditions concurrentielles sur l’ensemble du marché géographique". La Commission repère en fait, les obstacles et barrières éventuels isolant des sociétés implantées dans une zone donnée de la pression concurrentielle de sociétés situées en dehors de cette zone, de façon à déterminer le niveau d’interpénétration des marchés au niveau national, européen ou global.

La Commission précise aussi qu’il faut tenir compte de la structure effective et de l’évolution des courants d’échange. L’un des éléments important à étudier à ce moment est sans nul doute l’importance des coûts de transport.

Un dernier aspect à prendre en considération est l’intégration des marchés en cause. Toutefois cet aspect est peu utilisé dans le cadre de l’article 82 et s’applique aux situations où l’on s’intéresse aux effets sur la concurrence d’une concentration ou d’une entreprise commune structurelle..

4- Observation subsidiaire :Un marché extensible ou réductible à l’extrême

Dans la récente décision Michelin, la Commission a rejeté les arguments de la firme pneumatique française qui soutenait que le marché était devenu mondial. Sans rejeter la possibilité théorique d’un marché de taille mondiale, la Commission a observé en l’espèce que le fait que les fabricants de pneumatiques se livrent à une concurrence dans un nombre élevé de pays dont ceux de l’Union Européenne ne permet en rien de conclure à l’existence d’un marché géographique mondial. En effet, la Commission considère que cette situation est tout à fait compatible avec l’existence de conditions de concurrence différentes selon les pays considérés.

Au regard de l’article 82 du traité, on peut noter que la CJCE sans prendre explicitement position sur la question a considéré dans l’arrêt Commercial Solvents [26] que la société en cause détenait un monopole mondial pour la production de nitropropane. La CJCE ne refuse donc pas de prendre en considération la puissance d’une entreprise sur un marché plus large que la Communauté.

On peut trouver plusieurs textes ou décisions allant dans ce sens. Le Comité économique et social a lui aussi estimé dans un avis des 29 et 30 avril 1981 sur la politique de concurrence de la Communauté, que l’évaluation de la position concurrentielle et du relevant market ne saurait être limitée artificiellement à la zone communautaire. Enfin, la Commission dans les décisions Bayer-Gist Brocades du 15 décembre 1975, et Aérospatiale Alénia/ De Haviland du 2 octobre 1991, a considéré que le marché en cause s’étendait au monde entier, à l’exception de la Chine et de l’Europe de l’Est.

En sens inverse, d’autres décisions ont réduit à l’extrême la taille du marché géographique. Ainsi la CJCE, dans l’arrêt Porto Di Genova [27], a considéré que le marché géographique en cause était le port de Gènes. Dans cette situation, on en vient à s’interroger sur le sens de l’expression « partie substantielle du marché commun » .

Conclusion

Si la méthode proposée par la Commission tient compte des principaux critères d’évaluation du marché géographique dans le cadre de l’article 82, on se rend compte au fil du temps qu’il ne peut s’agir là que d’un fil directeur que l’on ne peut respecter dans de nombreux cas. En effet la complexité de détermination du marché géographique fait que les critères subjectifs d’appréciation prennent souvent le pas sur les simples critères objectifs.

On peut rejoindre ainsi un certain nombre d’auteurs qui s’interrogent toujours sur l’utilité du marché pertinent et l’élargissement du concept traditionnel de position dominante en particulier au travers des notions de partenaires obligatoires et de dépendance économique [28].


[1] M.Glais, Les concepts de « relevant market » et de « dépendance économique » au regard de l’article 86 du Traité de Rome, Revue du Marché Commun, 1987, p 203.

[2] Comm CE, 20 juin 2001, Communiqué de presse IP/01/873 Commentaire C Roques, La Commission condamne l’entreprise Michelin pour un abus de position dominante portant sur des pratiques de rabais fidélisants : Competition Policy Newsletter, 2001 n°3. P. Arhel, L’affaire Michelin (bis) , Semaine Juridique 2001 n°47, 22 novembre 2001 p1852.

[3] Arrêt du 29 novembre 2001, Aff T139/98 AAMS c. Commission

[4] Communication de la Commission sur la "Définition du marché en cause aux fins du droit communautaire", JOCE n°C 372 du 09.12.1997 p5

[5] Arrêt 14 février 1978, Aff 27/76, United Brands, Rec p216

[6] Arrêt du 14 février 1978, Aff 27/76, United Brands, Rec p207

[7] Arrêt du 6 juillet 2000, Aff T62/98 Wolswagen AG, Rec. p2707

[8] Arrêt précité du 14 février 1978

[9] Arrêt 31 mai 1979, Aff 22/78, Hugin/Commission, Rec. p 1869

[10] Conclusions VerLoren van Theemat dans l’affaire Michelin Rec. 1983 p3532, Arrêt 9 novembre 1983, Aff. 322/81, Michelin, Rec p 3461

[11] V. Korah, An introductory Guide p70-71
V. Korah Concept of a Dominant Position within the meaning of article 86 CMLR 1980 p 395

[12] Communication de la Commission sur la définition du marché en cause aux fins du droit communautaire, JOCE n°372 du 9.12.1997, p5

[13] Arrêt 12 décembre 1991, attendu 81. Pourvoi rejeté du 2 mars 1994. aff C-53/93,Hilti, Rec p I-667

[14] F. Fischwick « Definitionof the relevant market in community competition policy », Pub UE/CE 1986

[15] Arrêt 6 octobre 1994, T 83/91, Tetra Pak II, Rec II p755 sp. Cons. 86 à 99

[16] S. Poillot-Peruzetto, "Premier bilan sur la pratique décisionnelle de la Commission dans l’application du réglement relatif au controle des concentrations", RTD Commercial, Ed. Dalloz Sirey, 1992, p 49

[17] Décision de la Commission n° 98/475/CE du 11 février 1998, Agfa-Gevaert/Dupont, JOCE n°L 211 du 29/07/1998 p 22 cons. 37 et suiv.

[18] Décision de la Commission n°91/595/CE du 31 juillet 1991, Varta/bosch, JOCE n°L320 du 22/11/1991 p26 sp. Pt. 17

[19] Arrêt 16 Décembre 1975, Af. jointes 40 à 18, 54 à 56, 111 et 113, Suiker Unie, Rec 1975 p 1663 en particulier p 1978 et suiv. et p 1994 et s. Voir aussi commentaire de KOVAR au Clunet 1976, p 216 et s.

[20] Arrêt précité

[21] Décision de la Commission 94/815/CE du 30 novembre 1994, Ciment, JOCE n°L343 du 30.12.1994 p. 1

[22] Arrêt précité

[23] Arrêt CJCE du 23 mai 1978, Aff. 102/77, Rec p1139.

[24] Arrêt précité

[25] cf. L Idot , Revue Europe, Février 1998, p 24 n°70.
S.Baker et L.Wu, "Applying the Market Definition Guidelines of the European Commission", European Competition Law Review 1998 p. 273
Pour autre opinion G Poulmarch "Le marché Géographique et le droit communautaire de la concurrence" Mémoire DEA, Université de Strasbourg.

[26] Arrêt du 6 mars 1974, attendus 16 à 18

[27] Arrêt du 10 Décembre 1991, C 179/90 Rec I p5889 Porto Di Genova

[28] MM Harbord et Von Graeninitz ,“Market definition in Oligopolistic and Vertically related markets : Some anomalies”, European Competition Law Review, mars 2000, p.151
P Hoet , "Domination du marché ou théorie du partenaire obligatoire", Revue du Marché Commun, 1989, p.135
MC Boutard Labarde et A Perrot, "Economie et droit de la Concurrence : le marché pertinent" Colloque International du CREDES des 28 et 29 juin 2000

© - Tous droits réservés - Jean-Pierre BLIN - 28 décembre 2001

 


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