La présente affaire
est l’un des nombreux épisodes judiciaires de l’affaire dite « OM-VA »,
dont le Conseil d’Etat a déjà eu à connaître
avec l’arrêt de Section du 5 mai 1995, Burruchaga, p. 197, aux conclusions
de Ronny Abraham. Elle met en cause les sanctions prises par la Fédération
Française de Football à l’égard de Bernard TAPIE.
1°) On rappellera que
l’affaire trouve son origine dans la tentative de corruption de trois joueurs
de l’Union sportive de Valenciennes-Anzin (MM. GLASSMAN, ROBERT et
BURRUCHAGA) par des dirigeants (MM. TAPIE et BERNES) et un joueur
(M. EYDELIE) de l’olympique de Marseille, à l’occasion d’un
match décisif pour l’attribution du titre de champion de France
1993, qui a eu lieu à Valenciennes, le 20 mai 1993.
A la suite d’une réclamation
du club de Valenciennes à la mi-temps et de déclarations
de Jean-Jacques GLASSMAN à l’issue de ce match, la Ligue Nationale
de Football a diligente une enquête interne qui a débouché
sur une plainte devant le tribunal de grande instance de Valenciennes (4
juin 1993) et sur la saisine de la Commission supérieure juridique
et de discipline de la Ligue (23 juillet 1993).
a) La Commission de discipline
a décidé, le 4 septembre 1993, de surseoir à statuer
sur les procédures disciplinaires jusqu’à ce que les faits
soient plus clairement établis dans le cadre de la procédure
judiciaire en cours.
Le Conseil fédéral
de la Fédération Française de Football a alors décidé,
à la demande de 15 de ses membres, « d’évoquer »
l’affaire, dans « l’intérêt supérieur du football »,
en application de l’article 24 des statuts de la fédération.
Il a entendu les protagonistes, le 21 septembre 1993.
b) Le 22 septembre 1993,
le Conseil fédéral a décidé que les joueurs
en cause, dont José BURRUCHAGA, ne pourraient se voir délivrer
de licence jusqu’à nouvel ordre. Il a réservé,
en revanche, sa décision en ce qui concerne les présidents
de clubs, dont M. TAPIE.
C’est cette décision
qui a été attaquée par M. BURRUCHAGA, dont vous avez
rejeté le recours par la décision de Section à laquelle
nous faisions allusion en introduction.
c) Après avoir procédé
à de nouvelles auditions, le Conseil fédéral a notamment
décidé, le 22 avril 1994, de retirer à M. TAPIE
sa licence et de lui interdire à l’avenir d’exercer quelque fonction
que ce soit dans le football français, et, en particulier, de représenter
un club.
- que MM.
EYDELIE, ROBERT et BURRUCHAGA ne pourraient obtenir à nouveau une
licence dans le football français avant le 1er juillet 1996, la
fédération ne s’opposant pas toutefois, à partir du
1er juillet 1994, à ce qu’ils aillent jouer à l’étranger ;
- que M. BERNES ne pourrait
prétendre, « à vie, à la délivrance d’une
licence lui permettant d’exercer une quelconque fonction officielle dans
le football » ;
- que la licence de dirigeant
de M. Bernard TAPIE lui serait retirée et qu’il serait « interdit
de lui délivrer une licence dans le football français à
quelque titre que ce soit et notamment pour représenter officiellement
un club ».
2) C’est cette dernière
décision que M. Bernard TAPIE a déférée à
la censure du TA de PARIS, le 1er août 1994, après une infructueuse
tentative de conciliation devant le CNOSF, et que le TA a annulée
par un jugement du 2 juillet 1996.
Le TA a retenu que la mesure
litigieuse n’avait pas, contrairement à la précédente,
le caractère d’une mesure conservatoire mais bien le caractère
d’une mesure disciplinaire et que cette mesure avait été
prise selon une procédure irrégulière, l’un des membres
du conseil fédéral, M. Noël LE GRAET, président
de la Ligue nationale de football, ayant publiquement pris partie sur les
faits litigieux et sur la responsabilité de M. TAPIE dans une interview
donnée quelques mois plus tôt (le 7 octobre 1993 exactement)
dans le journal « La Croix ».
Saisie d’un appel contre
ce jugement par la fédération française de football,
la cour d’appel de Paris a entièrement confirmé ces motifs
par l’arrêt contre lequel la Fédération Française
de Football se pourvoit régulièrement.
3) A l’exception d’un moyen
tiré de ce que la cour d’appel n’aurait pas répondu à
toutes les « conclusions » formées devant elle, qui doit
être regardé comme abandonné car non repris dans le
mémoire ampliatif, et qui n’est de toutes façons pas fondé,
la fédération requérant soulève deux moyens.
4) Tout d’abord, vous dit-elle,
la cour aurait inexactement qualifié la décision attaquée
de « mesure disciplinaire » alors que celle-ci n’avait, comme
la précédente mesure prise à l’encontre de M. Tapie,
qu’un caractère conservatoire.
Vous n’aurez guère
de peine à écarter ce moyen tant il est clair que la décision
attaquée sanctionnait, à titre, définitif M. Tapie,
et se limitait pas à prendre, comme vous l’avez retenu dans votre
arrêt BURRUCHAGA à propos de la précédente décision,
des mesures conservatoires dans l’attente de la position définitive
du conseil fédéral. Les motifs de la décision
attaquée (où il est dit que le conseil fédéral
a pris « les mesures administratives ou disciplinaires appropriées
pour sauvegarder »l’intérêt supérieur du football)
sont très explicites à cet égard.
C’est donc à bon droit
que le TA puis la cour ont distingué la mesure attaquée de
la précédente qui, elle, avait bien un caractère conservatoire,
ce qu’ils ont fait d’ailleurs sciemment puisqu’ils avaient l’un et l’autre
connaissance de votre arrêt Burruchaga.
5) Ensuite, vous dit la fédération,
et c’est là le seul moyen susceptible de retenir votre attention,
c’est à tort que la cour aurait qualifié les déclarations
faites par M. LE GRAET, le 7 octobre 1993 au journal « La Croix »
d’atteinte au principe général d’impartialité qui
s’impose à la fédération.
a) Ainsi que vous le savez,
l’obligation d’impartialité est un principe général
du droit qui s’impose aux autorités administratives (voir 29 avril
1949 BOURDEAUX, S. 1949.1968) comme juridictionnelles (Section 2 mai 1973,
Mlle ARBOUSSET, p. 180, avec les conclusions du président Braibant,
RDP 1973, p. 1066). Vous avez fait d’ailleurs application de ce principe
au conseil fédéral de la Fédération Française
de Football par votre décision de Section BURRUCHAGA.
Comme vous le disait notre
collègue Sylvie Hubac dans ses conclusions sous l’arrêt de
Section du 27 avril 1988, Sophie, Rec. 160, la partialité, c’est
l’existence d’un préjugé ou d’un parti pris. Elle peut
emprunter deux formes : elle peut, d’une part, se manifester par l’expression
préalable de l’opinion d’un de ceux qui va siéger ou résulter
de ce que ce dernier est intéressé pour des raisons diverses
au sens de la décision qui sera prise. Elle peut résulter,
d’autre part, indépendamment de tout parti pris exprimé,
de considérations organiques ou fonctionnelles : il s’agit alors
de rechercher si la personne en cause ne présente pas un risque
« objectif » de partialité et offre, en apparence, des
garanties telles que tout doute légitime sur son impartialité
soit exclu.
b) Nous pensons que la question
de savoir si un comportement est constitutif ou non d’un manquement à
cette obligation est une question suffisamment importante puisqu’elle se
rapporte au respect d’un principe général du droit et dont
l’appréciation à un contenu suffisamment spécifique
pour que vous exerciez sur ce point votre contrôle de qualification
juridique des faits.
Si vous ne reteniez pas cette
solution, vous pourriez vous borner à un simple contrôle de
dénaturation des pièces du dossier.
c) L’élément
à l’origine de la censure par le juge administratif est l’une des
réponses faites par Noël LE GRAET, président de la Ligue
national de football, à un journaliste de « La Croix »,
dans une interview parue le 7 octobre 1993.
Dans cette interview, présentée
sous le titre « Sauver économiquement l’olympique de Marseille »
et avec le sous-titre « Il est inévitable que Tapie parte »,
M. LE GRAET a répondu dans les termes suivants à une question
portant sur l’absence éventuelle de sanctions à l’encontre
des dirigeants du club :
« Ecoutez, il y a déjà
des joueurs qui avouent avoir donné de l’argent et d’autres qui
reconnaissent en avoir reçu. Ensuite, au niveau des dirigeants
suprêmes de l’OM, de Tapie par exemple, considérez-vous qu’un
patron est responsable des ses équipes, cadres ou pas ? Alors,
coupable, je n’irai pas jusque-là aujourd’hui, mais responsable,
oui, sûrement. Là, actuellement, il faut accorder à
Tapie le mérite de se battre comme personne pour son club mais je
crois qu’il se rend compte aussi que, tous les jours, il y a une affaire
qui le concerne et que l’on n’est pas sur la voie de l’apaisement.
Je pense que son départ est inévitable. »
La cour a motivé sa
décision par une citation quasi complète de cette réponse,
à l’exception de la troisième phrase relative aux mérites
de Bernard Tapie. Elle a retenu que ces déclarations publiques
faisaient obstacle à ce que M. LE GRAET puisse participer à
la délibération du conseil fédéral.
Comme on peut le constater
à sa seule lecture, la prise de position de M. LE GRAET sur le sort
à réserver à Bernard Tapie est dépourvue d’ambiguïté.
Il est vrai que cette déclaration est antérieure de plusieurs
mois à la décision attaquée, et qu’elle doit être
replacée dans le cadre plus général de l’interview,
qui portait sur d’autres points, et dans le contexte de cette affaire très
médiatisée, où les dirigeants du football étaient
fortement sollicités.
Si ces éléments
de contexte peuvent vous conduire à relativiser la portée
des propos de tel ou tel dirigeant, et donc à une certaine indulgence,
il n’en reste pas moins que l’intérêt qui s’attache au respect
de l’obligation d’impartialité doit vous conduire à rappeler
quand c’est nécessaire aux membres des organismes administratifs
et notamment aux organismes de nature disciplinaire toutes les conséquences,
c’est à dire, toutes les contraintes qui s’attachent à un
tel principe.
Il nous paraît difficile
d’admettre que le président d’un organisme qui est appelé
à prendre des sanctions lourdes de conséquence puisse prendre
clairement et publiquement partie sur le sort à réserver
aux personnes mises en cause, quelle que soit la pression, médiatique
ou autre, qui peut s’exercer sur lui.
La fédération
requérante prétend que cette déclaration est d’une
teneur équivalente à celle de deux déclarations faites
antérieurement par M. LE GRAET, dont le TA puis vous mêmes
avaient jugé, dans l’affaire Burruchaga, qu’elles n’étaient
pas de nature à porter atteinte au principe d’impartialité.
En réalité,
tel n’était pas le cas. Dans les déclarations invoquées
par la fédération, M. LE GRAET, interrogé par d’autres
journalistes en juillet et septembre 1993 au sujet de l’inactivité
à laquelle se trouvaient contraints les joueurs mis en cause, avait
répondu, en substance, que cela n’avait rien de choquant et qu’il
n’avait aucune tendresse particulière pour des joueurs qui étaient
particulièrement bien rémunérés.
Le TA puis vous-mêmes
avaient considéré qu’il n’y avait pas là atteinte
au principe d’impartialité ni, surtout, une marque d’animosité
contre les joueurs en question.
Il n’a donc pas de contradiction
entre ce que vous avez jugé en 1995 et ce que nous vous proposons
de juger aujourd’hui.
La cour administrative d’appel
de Paris ne nous paraît donc avoir commis aucune erreur dans la qualification
juridique des faits.
Par ces motifs, nous concluons
au rejet de la requête.