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Conclusions sous Conseil d’Etat, Section, 22 novembre 2000, n° 207697, Société Crédit agricole Indosuez Cheuvreux

Par Alain SEBAN
Maître des Requêtes au Conseil d’Etat

Engagées à l’égard de la société Dynabourse le 1er juillet 1998, les poursuites disciplinaires ordonnées par le Conseil des Marchés Financiers se sont conclues par une décision de sanction prise à l’encontre de CAIC le 27 janvier 1999. Le Conseil d’Etat a dû se pencher sur la question de la méconnaissance du principe de personnalité des peines, en vertu duquel, selon la formulation que lui donne l’article 121-1 du code pénal, « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait ».

Par décision du 27 janvier 1999, le Conseil des marchés financiers (CMF), statuant disciplinairement, a infligé à M. DIDIER, responsable des activités d’arbitrage de la société Dynabourse, la sanction du retrait de la carte professionnelle pour une durée de 6 mois assortie d’une sanction pécuniaire de 5 millions de francs ; vous avez rejeté le recours formé contre cette décision par votre décision d’Assemblée du 3 décembre 1999 « Didier » (n° 207.434, à paraître au recueil, à nos conclusions). Il était reproché à M. DIDIER d’avoir, en mars 1998, repris des titres des AGF qui avaient été irrévocablement apportés à l’offre publique d’achat lancée par le groupe Allianz. Cette opération lui avait permis de réaliser, ainsi que la société qui l’employait, un important bénéfice.

A raison des mêmes faits, le Conseil des marchés financiers a infligé à la société Crédit Agricole Indosuez Cheuvreux (CAIC) un blâme assorti d’une sanction pécuniaire de 80 millions de francs. La société CAIC vous défère régulièrement cette décision par un recours qui, selon l’article 8 du décret n° 96-872 du 3 octobre 1996, est un recours de pleine juridiction.

I. C’est la société CAIC qui a été sanctionnée car la société Dynabourse a été absorbée par la société Cheuvreux de Virieu en vertu d’un traité de fusion du 5 juin 1998 approuvé le 6 juillet 1998 par l’assemblée générale de la société Cheuvreux de Virieu qui prenait la dénomination « CAIC ». Engagées à l’égard de Dynabourse le 1er juillet 1998, les poursuites disciplinaires se sont conclues par une décision de sanction prise à l’encontre de CAIC le 27 janvier 1999 : d’où le moyen qui a justifié le renvoi de l’affaire devant votre formation, selon lequel la décision attaquée a méconnu le principe de personnalité des peines, en vertu duquel, selon la formulation que lui donne l’article 121-1 du code pénal, « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait ».

A. Si ce principe ne figurait pas expressément dans l’ancien code pénal, la Cour de cassation avait, de longue date, affirmé que « nul n’est punissable qu’en raison de son fait personnel » (Crim., 3 mars 1859, Bull. n° 69 ; 3 mars 1933, Bull. n° 49 ; 16 décembre 1948, Bull. n° 291 ; 28 février 1956, JCP 1956.II.9304 obs. de Lestang).

Dans les sociétés anciennes, le châtiment poursuivait implacablement les descendants du fautif : « Dieu, dit le livre de l’Exode, punit l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération. » [1] « C’est par le péché d’un seul, affirme Saint Paul, que tous les hommes sont tombés dans la condamnation. » [2] De telles conceptions étaient peu propices à l’émergence du concept moderne de la responsabilité pénale ; le blâme retombait sur tous ceux qui, peu ou prou, semblaient concernés par la violation de la règle : la famille et les serviteurs du coupable étaient souvent sanctionnés avec lui ; le crime individuel appelait parfois une expiation collective.

Le droit répressif moderne a complètement rompu avec ces conceptions : désormais, le caractère personnel de la responsabilité pénale s’oppose à ce qu’une personne soit sanctionnée si elle n’a pas personnellement participé à la commission de l’infraction ; à la différence de la responsabilité civile, la responsabilité pénale ne peut être engagée par le fait d’autrui. Le commettant n’est pas pénalement responsable du comportement de son préposé, alors qu’il l’est sur le plan civil. De même, alors que les obligations civiles se transmettent aux héritiers, la mort éteint la responsabilité pénale. Par ailleurs, il n’existe pas de responsabilité pénale collective : on ne peut condamner chacun des membres d’un groupe pour une infraction commise par l’un d’entre eux, alors qu’en droit civil, les associés peuvent être tenus des dettes contractées par l’un d’entre eux.

Lorsqu’il fut question d’instaurer une responsabilité pénale des personnes morales, l’un des arguments les plus discutés parmi ceux qu’on opposait à cette idée était tiré du caractère personnel de la responsabilité pénale. On faisait valoir qu’il était contraire à ce principe de faire supporter aux associés d’une société les conséquences des agissements délictueux de celle-ci alors qu’ils n’avaient pas eux-mêmes participé à l’infraction. En réalité, l’argument procédait d’une analyse erronée du principe du caractère personnel de la responsabilité pénale : car si ce principe interdit incontestablement d’engager la responsabilité pénale d’un tiers, il ne fait pas obstacle à ce qu’un tiers subisse des conséquences du fait d’une condamnation pénale ; c’est la situation dans laquelle se trouve fréquemment l’entourage de la personne condamnée.

Le nouveau code pénal a tranché ce débat, et prévu, à l’article 121-2, la responsabilité pénale des personnes morales : « Les personnes morales, à l’exception de l’État, sont responsables pénalement […] dans les cas prévus par la loi ou le règlement des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants. » Les peines applicables vont de l’amende à la dissolution.

Le législateur est ainsi revenu sur une tradition juridique qui excluait la responsabilité pénale des personnes morales (Crim., 8 mars 1883, D.P. 1884.1.428 ; 27 février 1968, Bull. crim. n° 69) et qu’exprimait la maxime « societas delinquere non potest ». Pourtant, bien avant le nouveau code pénal, la responsabilité pénale des personnes morales existait déjà pour certaines contraventions, définies par de nombreux textes techniques [3]. Ainsi, de longue date, dans le contentieux de la répression des contraventions de grande voirie, vous condamnez des personnes morales, et même des personnes publiques, non seulement à réparer le dommage, mais également à l’amende (par exemple : CE, 22 mars 1961, Ville de Charleville, Rec. p. 204 ; 23 décembre 1982, Établissements Pégorier, RDP 1983 p. 1678 ; 29 avril 1987, Entreprise Lefort, DA 1987 n° 347). En outre, l’innovation du nouveau code pénal avait été préparée par la mise en place d’autorités de régulation, dont les pouvoirs de sanction administrative leur permettaient d’appréhender les personnes morales : ainsi le Conseil supérieur de l’audiovisuel, la Commission des opérations de bourse, le Conseil de la concurrence. A propos de cette dernière institution, le Conseil constitutionnel avait d’ailleurs précisé « qu’il n’existe aucun principe de valeur constitutionnelle s’opposant à ce qu’une amende puisse être infligée à une personne morale » (CC, déc. n° 82-143 DC du 30 juillet 1982, Rec. p. 57, JORF 31 juillet 1982 p. 2470, Gdes. déc. cons. const. n° 34).

B.L’on sait que le régime du droit de ces sanctions administratives tend de plus en plus à s’aligner sur celui des sanctions pénales. Aussi n’est-il pas douteux que le principe de la personnalité des peines est applicable aux sanctions administratives.

1. D’une part, la Cour européenne des droits de l’homme – dans une affaire concernant des sanctions administratives, en l’espèce des pénalités fiscales – déduit le principe de la personnalité des peines de l’article 6 par. 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CourEDH, 29 août 1997, LE, RL et JO-L c/ Suisse, aff. 20919/92, Bull. C. cass. 1997.1269 ; JCP 1998.I.107 n°29 note Sudre ; Gaz. Pal. 1998.2.483 note Puechavy). Selon la Cour, la présomption d’innocence, consacrée par l’article 6 par. 2 implique qu’à la date à laquelle elle disparaît, la personne – physique en l’occurrence – est présumée innocente et ne peut donc transmettre à ses successeurs une responsabilité qui n’a pas été constatée et ne peut plus l’être.

Or l’article 6 par. 2 est bien applicable en l’espèce puisque les sanctions prononcées par le Conseil des marchés financiers sont des « accusations en matière pénale » au sens de l’article 6 par. 1 et que s’appliquent devant le Conseil des marchés financiers les garanties fondamentales du procès équitable prévues par l’article 6 (CE, Ass., 3 décembre 1999, Didier, préc.). Il en résulte notamment que vous ne pourrez interpréter les dispositions législatives applicables comme ayant entendu écarter le principe de la personnalité des peines.

2. D’autre part, en droit interne, la jurisprudence administrative a toujours admis que le principe de personnalité des peines est applicable aux sanctions administratives.

a) Vous l’avez appliqué, sans le citer, en jugeant que le Centre national de la cinématographie ne saurait infliger une sanction au propriétaire d’un fonds de commerce à raison des agissements de l’exploitant (CE, Sect., 8 janvier 1954, Dame Llouquet, Rec. p. 22, RDP 1954 p. 504). De manière plus explicite, en matière de répression administrative des infractions à la législation économique, vous avez jugé que le principe de la personnalité des peines implique que le décès de la personne sanctionnée emporte l’extinction des poursuites sans s’opposer à l’exécution de la sanction prononcée antérieurement à ce décès sur le patrimoine de l’intéressé (CE, 18 novembre 1959, Ministre des affaires économiques c/ Grawitz et Société anonyme pour l’utilisation des produits d’abattoir, D. 1960 p. 47).

b) Le principe de personnalité des peines reçoit également application en matière de sanctions fiscales : vous jugez ainsi que des pénalités fiscales ne peuvent être appliquées à l’associé d’une société en non collectif dont il n’est pas établi qu’il a personnellement pris part aux agissements sanctionnés (CE, plén. fisc., 2 mars 1979, X…, Rec. p. 92, Dr. fisc. n° 4 1981 comm. 125 concl. Lobry ; Sect., 10 juillet 1987, Époux Roucaud, Rec. p. 256 concl. T. Le Roy ; voir également les conclusions de B. Martin-Laprade sur la décision du 6 avril 1987, n° 55.862).

c) La Cour des comptes estime, de la même manière, que l’amende pour immixtion dans les fonctions de comptable ne peut être infligée lorsque le comptable de fait décède en cours d’instance (C. comptes, 9 février 1942, Jolivot et consorts, Écoles de médecine de Marseille, Rec. p. 20 ; 24 mars 1960, Pot et consorts, commune de Lewarde, Rec. p. 51 ; 4 mai 1961, Lehoux, commune de Juré, Rec. p. 86 ; 24 janvier 1968, Vallière, commune d’Agde, Rec. p. 138), alors même que ses héritiers sont tenus du débet qui peut être prononcé à son encontre. C’est également pour respecter le principe de personnalité des peines que la Cour des comptes ne fait pas jouer la solidarité des comptables de fait à l’égard des condamnations à l’amende, et effectue, pour chaque comptable, une appréciation distincte de sa culpabilité (C. comptes, 14 mai 1963, Sabatier et consorts, Syndicat intercommunal de Galan-Tournus-Recurt, Rec. p. 23 ; 6 mai 1976, Commune de Deauville, Rev. adm. n° 178).

d) Dans le contentieux des contraventions de grande voirie, le principe de la personnalité des peines est également applicable. Votre récente décision de Section du 5 juillet 2000 « Ministre de l’équipement, des transports et du logement c/ Chevallier » (n° 297.526, à paraître au recueil, AJDA 2000 p. 857) s’oppose désormais à ce que la seule qualité de propriétaire de l’engin qui a causé un dommage au domaine public expose à la sanction. Lorsque les dommages sont causés par un sous-traitant, c’est à lui seul d’en répondre (CE, 19 mars 1982, Société chimique et routière, RDP 1982 p. 1715 ; 20 janvier 1988, Société ZUB, Rec. T. p. 780).

C.Le principe de la personnalité des peines n’a assurément pas été imaginé pour les personnes morales ; et pour cause, puisque pour ainsi dire cette notion n’existait pas lorsqu’il a été dégagé.

1. La question doit donc être posée de savoir si, en principe, les personnes morales peuvent invoquer le principe de la personnalité des peines.

a) Il faut observer, en premier lieu, dans le sens d’une réponse affirmative, que les sources dont ce principe découle s’appliquent indistinctement aux personnes physiques et aux personnes morales.

S’agissant de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, la Cour européenne des droits de l’homme n’en refuse pas le bénéfice aux personnes morales (CourEDH, 27 février 1992, Société Stenuit c/ France, série A n° 232, D. 1993 Somm. p. 385 obs. Renucci, V. Sudre, « L’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 27 février 1992, Sté Stenuit c/ France : à propos des droits… de l’entreprise », Cahiers dr. entr. 1992 n° 4 p. 26 ; 26 mars 1992, Éditions Périscope c/ France, série A n° 234-B ; 23 octobre 1997, Building societies), et vous faites de même (par exemple : CE, 16 novembre 1998, SARL Deltana et M. Perrin, Rec. p. 415, à nos conclusions ; Sect., 28 juillet 1999, G.I.E. Mumm-Perrier-Jouët, n° 188.973, à paraître au recueil).

S’agissant des sources internes, le Conseil constitutionnel, lorsqu’il a consacré « le principe selon lequel nul n’est punissable que de son propre fait » comme un principe de valeur constitutionnelle, l’a déduit des articles 8 et 9 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 (CC, déc. n° 99-411 DC du 16 juin 1999, Rec. p. 75). Or les principes que consacrent ces articles sont assurément applicables aux personnes morales, qu’il s’agisse du principe de légalité des délits et des peines, ou de la présomption d’innocence.

b) Plus délicat est, en revanche, le point de savoir, en second lieu, si la nature juridique des personnes morales ne justifie pas que le principe de la personnalité des peines leur soit appliqué dans des conditions différentes de celles des personnes physiques.

Entre les personnes physiques et les personnes morales, quelle que soit l’étendue de la personnalité juridique de ces dernières, subsistera toujours une différence résultant de la nature des choses. Or il est dans la nature des choses qu’une personne morale, être abstrait, ne puisse jamais commettre directement une infraction. Une infraction ne peut être commise que par une personne physique ; dire qu’une personne morale en est responsable sur le plan pénal ou disciplinaire signifie uniquement qu’une règle juridique va permettre d’imputer à cette personne morale le comportement répréhensible d’une personne physique.

Le cœur du droit répressif concernant les personnes morales est donc bien l’imputabilité de l’infraction, et c’est également à cette question que s’adresse le principe de la personnalité des peines. On touche donc ici à une question assez fondamentale. Mais cette question fondamentale a été résolue tout récemment par la chambre criminelle de la Cour de cassation dans le sens que le principe de la personnalité des peines s’applique sans restriction aux personnes morales (Crim., 20 juin 2000, Bull. crim. n° 237 p. 702).

Cette solution ne vaut bien entendu que pour le droit pénal stricto sensu. Mais le principe de la personnalité des peines est un principe du droit pénal qui est ensuite appliqué, avec le cas échéant les adaptations nécessaires, dans le droit des sanctions administratives. Or, nous voyons mal au nom de quel particularisme nous pourrions vous proposer de juger qu’en droit public, à la différence du droit pénal, le principe de la personnalité des peines ne s’applique pas aux personnes morales. D’une part, votre jurisprudence précitée ne révèle aucun assouplissement de ce principe en matière de sanctions administrative. D’autre part, le régime des sanctions administratives tend de plus en plus à s’aligner sur celui des sanctions pénales, du moins lorsque sont en cause les principes fondamentaux du droit pénal. Même s’il est raisonnable d’admettre que la répression administrative est plus souple que la répression pénale, il faut avouer qu’il y aurait quelque paradoxe à sacrifier les principes les plus fondamentaux sur l’autel de l’efficacité de la répression administrative, alors qu’ils s’opposent à la répression pénale, censée sanctionner les comportements les plus graves.

Et si vous n’êtes bien entendu pas liés par la jurisprudence de la chambre criminelle, l’interprétation donnée par son juge naturel d’un principe fondamental du droit pénal pèse à nos yeux d’un poids certain.

2. Aussi la difficulté soulevée par l’application du principe de la personnalité des peines aux personnes morales est-elle désormais d’ordre plus sociologique que juridique : elle tient au fait qu’à la différence des personnes physiques, les personnes morales sont des êtres abstraits, ce qui leur permet de disparaître ou de se métamorphoser presque à volonté.

a) Les personnes morales peuvent se métamorphoser : par exemple, une société à responsabilité limitée peut se transformer en société anonyme, voire en association. Elles peuvent également, sans changer de catégorie juridique, modifier plus ou moins profondément leurs statuts, par exemple changer de nom ou faire évoluer leurs structures de décision. Ces transformations n’affectent pas l’existence de la personne morale, puisque l’article 1844-3 du code civil précise que : « La transformation régulière d’une société en une société d’une autre forme n’entraîne pas la création d’une personne morale nouvelle. Il en est de même de la prorogation ou de toute autre modification statutaire. » (Com., 7 mars 1984, JCP N 1986.II.12 note C. David ; Com., 3 janvier 1996, Bull. Joly 1996 n° 101 p. 295 note J.-C. Hallouin). Elles ne permettent donc pas à la personne morale d’échapper à sa responsabilité pénale ou disciplinaire.

b) Mais les personnes morales peuvent également être dissoutes. Si la dissolution volontaire est juridiquement équivalente à un suicide, sur le plan moral, c’est une décision évidemment moins lourde de conséquence : comme l’a dit le doyen Gaston Jèze, « on ne peut manger avec une personne morale » [4] ; aussi leur disparition est un phénomène banal ; on ne porte pas le deuil d’une personne morale.

Une des variantes de la dissolution est la fusion au sein d’une entité plus vaste, ou la scission en des entités plus petites. L’article 372-1 de la loi du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales (issu de la loi n° 88-17 du 5 janvier 1988) précise que : « La fusion ou la scission entraîne la dissolution sans liquidation des sociétés qui disparaissent et la transmission universelle de leur patrimoine aux sociétés bénéficiaires dans l’état où il se trouve à la date de réalisation définitive de l’opération. » La jurisprudence judiciaire assimile à la fusion l’absorption d’une société par une autre : la société absorbée est également dissoute sans liquidation (Com., 11 février 1986, Bull. civ. IV n° 15, D. 1986 IR 96, Rev. sociétés 1986 p. 626 obs. Guyon, Bull. Joly 1986 p. 627 note PLC ; CA Chambéry, 22 janvier 1990, RJ com. 1991 p. 183 note Gallet, Dr. sociétés 1992 n° 160 obs. Chaput ; CA Paris, 17 décembre 1993, Rev. sociétés 1994 p. 106 note Chaput).

Il en résulte que les obligations civiles des sociétés fusionnées ou scindées se transmettent aux personnes morales issues de la fusion ou de la scission, de la même manière que les obligations du défunt se transmettent à ses héritiers. En particulier, si une faute a été commise et a causé un préjudice, les victimes peuvent en demander réparation. Mais, comme nous l’avons déjà dit, la transmission de la responsabilité civile n’implique pas celle de la responsabilité pénale. C’est la raison pour laquelle les stipulations du traité de fusion entre Dynabourse et Cheuvreux de Virieu sont sans influence sur la solution du litige, car elles ne constituent qu’une clause de reprise de passif sans incidence sur la responsabilité pénale ou disciplinaire.

c) Or, sur le plan pénal, l’article 133-1 du Code pénal assimile la dissolution d’une personne morale et le décès d’une personne physique : « Le décès du condamné ou la dissolution de la personne morale, sauf dans le cas où la dissolution est prononcée par la juridiction pénale […] empêchent ou arrêtent l’exécution de la peine. Toutefois, il peut être procédé au recouvrement de l’amende et des frais de justice ainsi qu’à l’exécution de la confiscation après le décès du condamné ou après la dissolution de la personne morale jusqu’à la clôture des opérations de liquidation. » Une personne morale ne peut donc répondre que des condamnations pénales prononcées antérieurement à sa dissolution, même si les amendes peuvent être recouvrées pendant la période de liquidation.

C’est pourquoi la chambre criminelle de la Cour de cassation juge que le principe de personnalité des peines implique que l’absorption d’une société par une autre, entraînant la disparition juridique de la première, fait obstacle à ce que la seconde réponde des infractions qu’elle a commises (Crim., 20 juin 2000, préc.). Vous noterez que la situation sur laquelle la Cour de cassation s’est prononcée est exactement celle de l’espèce.

Telle est également la position de la chambre commerciale de la Cour de cassation en ce qui concerne les sanctions administratives infligées par la Commission des opérations de bourse (COB) sur le fondement de l’ordonnance n° 67-833 du 28 septembre 1967 (Com., 15 juin 1999, Bull. civ. IV n° 127 ; cf. : CA Paris, 14 mai 1997, Compagnie générale d’immobilier George V et autres c/ COB, Rev. sociétés 1997 p. 827 note H. Le Nabasque, D. 1998 Somm. 76 obs. Reinhard, D. 1998 Somm. 137 obs. M.-L. Niboyet, D. Affaires 1997 p. 754, JCP 1997.II.22898 note A. Viandier, JCP éd. E 1997.I.973 note A. Couret, Bull. Joly Bourse 1997 p. 646 note N. Rontchevsky, Dr. Sociétés 1997 n° 146 note Hovasse, Rev. dr bancaire 1997 p. 120 obs. M. Germain et M.-A. Frison-Roche, BRDA 1997/11 p. 2). Par les arrêts précités, la Cour d’appel de Paris, confirmée par la Cour de cassation, a censuré une sanction infligée par la Commission des opérations de bourse à des sociétés issues de la scission de la société qui avait commis les agissements sanctionnés. Selon la Cour d’appel de Paris « le principe de la personnalité des poursuites et des sanctions, s’oppose, en l’absence de dispositions textuelles dérogatoires, à ce que la notion de “continuité économique de l’entité préexistante” (qui serait caractérisée par la reprise de moyens matériels et humains ayant concouru au manquement) puisse être substituée à la qualification légale strictement entendue d’auteur du manquement, et ce, sans qu’il y ait lieu d’opérer une distinction, qui ne résulte d’aucun texte, entre les personnes physiques et les personnes morales. » ; ce que la Cour de cassation résume de la manière suivante : « le principe de la personnalité des poursuites et des sanctions s’oppose à ce qu’en l’absence de dispositions dérogatoires expresses, des personnes physiques ou morales autres que l’auteur du manquement en cause, puissent se le voir imputer et faire l’objet de sanctions à caractère pénal ».

D. A cette solution, on a principalement opposé le risque de fraude, dans la mesure où les personnes morales peuvent disparaître à volonté. Dans les arrêts rendus en matière de sanctions boursières, la Cour d’appel de Paris, tout comme la chambre commerciale de la Cour de cassation, ont cherché à désarmer cette critique en réservant l’hypothèse de la fraude, c’est-à-dire d’une dissolution qui aurait été prononcée « dans le but avéré d’éluder toute poursuite ». Dans une telle hypothèse, précise la Cour de cassation, la dissolution peut être regardée comme une fraude à la loi. La chambre criminelle, pour sa part, n’a pas formulé de réserve de cette nature.

Mais, même en réservant l’hypothèse de la fraude, le fait que les personnes morales puissent aisément disparaître soulève le problème de l’effectivité du droit disciplinaire. Les fusions ou les scissions sont des phénomènes relativement courants de la vie des sociétés commerciales, particulièrement à l’époque actuelle. Le plus souvent, ils ne révèleront aucune volonté de fraude. C’est pourquoi une partie de la doctrine spécialisée dans le droit des affaires, qu’on sait pourtant sourcilleuse sur le respect des garanties essentielles du procès équitable, a-t-elle estimé que l’application stricte du principe de la personnalité des peines « rend illusoire la reconnaissance de la responsabilité pénale des personnes morales » (Marie-Laure Niboyet, D. 1998 SC p. 137).

1. Aussi la volonté d’assurer la pleine effectivité des sanctions administratives a conduit, dans le domaine du droit de la concurrence, à une sensible atténuation de la rigueur du principe de personnalité des peines.

a) La voie a été ouverte par la jurisprudence communautaire concernant les infractions à l’article 85 du Traité de Rome. Dans un arrêt du 16 décembre 1975 « Suiker Unie c/ Commisssion » (Rec. p. 1663), la Cour de justice des communautés européennes a admis la possibilité de sanctionner la coopérative « Suiker Unie », qui avait succédé à quatre coopératives fédérées au sein d’une association, en estimant qu’elle constituait leur « successeur économique », et que le comportement de l’ensemble des entités concernées avait été marqué par une « unité d’action » (§ 84 et 87, p. 1926). Dans ses conclusions, l’avocat général Mayras jetait les bases de la jurisprudence ultérieure : « Les amendes […] frappent des entreprises, personnes morales certes, mais en tant qu’entités économiques. Et c’est la réalité économique qu’il faut ici faire prévaloir […] » (Rec. p. 2080). La Cour de Luxembourg devait confirmer ce point de vue dans un arrêt du 28 mars 1984 « Compagnie royale asturienne des mines SA et Rheinzink GmbH c/ Commission » (Rec. p. 1679) dans lequel elle a jugé que : « pour l’application de l’article 85 du traité, le changement de la forme juridique et du nom d’une entreprise n’a pas pour effet de créer une nouvelle entreprise dégagée de la responsabilité de comportements anticoncurrentiels de la précédente lorsque, du point de vue économique, il y a identité entre les deux » (p. 1699).

Le tribunal de première instance a ensuite précisé les conditions d’application de ce principe dans un arrêt du 17 décembre 1991 « Enichem Anic SpA c/ Commission » (Rec. p. II-1623) selon lequel c’est en principe la personne physique ou morale qui était responsable de l’exploitation de l’entreprise au moment où l’infraction a été commise qui doit en répondre ; toutefois, en cas de disparition de cette personne, et de manière subsidiaire, il convient de « localiser l’ensemble des éléments matériels et humains ayant concouru à la commission de l’infraction pour identifier, dans un second temps, la personne qui est devenue responsable de l’exploitation de cet ensemble, afin d’éviter que, en raison de la disparition de la personne responsable de son exploitation au moment de l’infraction, l’entreprise ne puisse pas répondre de la commission de celle-ci » (TPI, 17 décembre 1991, Enichem Anic Spa c/ Commission, aff. T-6/89, Rec. II p. 1623 ; 28 avril 1994, All Weather Sports Benelux BV, aff. T-38/92, Rec. p. II-211).

b) Cette jurisprudence a ensuite été transposée dans le droit interne de la concurrence par le Conseil de la concurrence (Cons. conc., déc. déc. n° 98-D-26 du 7 avril 1998 ; n° 98-D-30 du 6 mai 1998, Rapport 1998 annexe 37 ; n° 98-D-33 du 3 juin 1998 ; déc. n° 98-D-61 du 6 octobre 1998, Rapport 1998 annexe 68), puis par la Cour d’appel de Paris (CA Paris, 8 septembre 1998, Société Adecco (anciennement Ecco) et autres, BOCCRF 30 août 1998 ; 19 janvier 1999, SA Gerland routes et autres, BOCCRF n° 2 29 janvier 1999 p. 41 ; 2 mars 1999, SA SECO Desquenne et Giral Construction, SA SURBECO et autres, BOCCRF n° 2 18 février 2000 p. 66 ; 15 juin 1999, SOLATRAG, SA Joulie & Fils et autres, BOCCRF n° 2 18 février 2000 p. 71 ; voir également : 14 mars 1991, Droit sociétés 1991 p. 376 note Sortais ; 19 novembre 1992, Droit de la concurrence, Contrats-Concurrence-Consommation, 1992 n° 226 ; 22 septembre 1993, Droit de la concurrence, Contrats-Concurrence-Consommation, hors-série, mars 1997 n° 52 ; 3 novembre 1995, BOCCRF 1995.460).

2. Cette solution, qui n’a pas encore été validée par la Cour de cassation, est en opposition, au moins dans son résultat, avec la jurisprudence précitée de cette Haute juridiction en matière pénale ainsi qu’en matière de sanctions boursières. Pour retenir des solutions inverses pour les sanctions administratives en raison d’infractions à la réglementation boursière selon qu’elles sont décidées par la Commission des opérations de bourse et soumises au contrôle du juge judiciaire, ou par le Conseil des marchés financiers et soumises au contrôle du Conseil d’État, il faudrait des raisons suffisamment décisives pour que ces solutions différentes puissent être aisément expliquées.

a) Ces raisons décisives, on ne les trouvera pas en s’interrogeant sur le sujet de la sanction tel qu’il est défini par les textes applicables.

Si l’ordonnance du 1er décembre 1986, dans ses articles 7, 8 et 13, ne vise en effet que « l’entreprise », la loi du 2 juillet 1996, que vous avez à appliquer, est beaucoup moins nette. L’article 69 II de cette loi rend notamment passibles des sanctions prononcées par le CMF « les prestataires de services d’investissement ». L’article 6 définit les prestataires de services d’investissement comme « les entreprises d’investissement et les établissements de crédit ayant reçu un agrément pour fournir des services d’investissement ». L’une des conditions pour obtenir cet agrément est d’être une personne morale. Selon l’article 7 de la loi : « Les entreprises d’investissement sont des personnes morales, autres que les établissements de crédit, qui ont pour profession habituelle et principale de fournir des services d’investissement ». Quant aux établissements de crédit ce sont nécessairement des personnes morales aux termes de l’article 1er de la loi n° 84-46 du 24 janvier 1984 relative à l’activité et au contrôle des établissements de crédit. Les sujets que peut sanctionner le CMF sont donc des « entreprises » qui revêtent nécessairement la forme de « personnes morales » : il est donc fort difficile d’affirmer que le texte vise plutôt des entités économiques que des personnes morales.

Quand bien même pourrait-on le faire, la portée de l’argument serait fort restreinte. Il ne suffit pas de dire qu’on poursuit une entité économique plutôt que la personne morale qui l’abrite pour échapper aux conséquences du principe de la personnalité des peines. Il est bien clair en effet que ce n’est jamais une personne morale qui commet directement une infraction mais un « ensemble de moyens matériels et humains » qu’elle abrite, tout comme il est clair qu’on ne peut sanctionner un ensemble de moyens non personnalisés. Le principe de la personnalité des peines consiste précisément à dire qu’on ne peut imputer la responsabilité d’un comportement qu’à la personne morale qui abrite les auteurs matériels de l’infraction et non à une autre. Si les mots ont un sens, il ne peut y avoir personnalité de la peine que là où il y a personnalité juridique.

b) On ne trouvera pas davantage d’argument décisif dans l’objet de la sanction, par lequel on cherche parfois à rendre compte de la solution retenue en droit de la concurrence. L’amende infligée par le Conseil de la concurrence viserait au moins autant la punition d’un comportement illicite que la réparation d’un dommage causé à l’économie. Or, dès lors qu’on sort du domaine de la répression pour entrer dans celui de la réparation, il est clair que les principes du droit répressif perdent leur pertinence. Comme ce raisonnement n’est pas loin d’un sophisme, puisque toute sanction est la réparation d’une atteinte portée à l’ordre public, on ajoute que l’amende vise à appréhender les profits réalisés afin de supprimer l’avantage concurrentiel que l’entreprise s’était indûment procuré, et présente donc un caractère réel et non personnel.

L’analyse peut alors s’autoriser de la jurisprudence par laquelle la Cour de cassation a admis que la confiscation d’une marchandise pouvait peser sur les héritiers du prévenu dans la mesure où « cette pénalité qui n’a rien de personnel affecte la [marchandise] trouvée en délit » (Cass. ch. réunies, 26 avril 1961, Bull. crim. n° 223 ; Crim., 9 décembre 1991, Bull. crim. n° 465) et constitue une « mesure à caractère réel affectant les marchandises de fraude » (Crim., 12 décembre 1962, Bull. crim. n° 371 ; 9 mars 1992, Bull. crim. n° 104). Aussi, la Cour d’appel de Paris a-t-elle affirmé dans son arrêt du 19 janvier 1999 « SA Gerland Routes et autres » (préc.) « que les sanctions administratives prononcées par le Conseil de la concurrence ne revêtent pas de caractère pénal de sorte que la référence au principe de la personnalité des peines est inappropriée »

On pourrait faire valoir que cette théorie ingénieuse peut s’appliquer aux sanctions financières prononcées par le CMF qui visent, dans une certaine mesure, à réparer une atteinte portée à l’intégrité du marché et à appréhender les profits qui en sont résultés. Leur plafond, selon l’article 69 II de la loi du 2 juillet 1996, « ne peut être supérieur à 5 millions de francs ou au décuple du montant des profits éventuellement réalisés », et vous avez interprété les dispositions similaires de l’article 69 III comme signifiant que le plafond de l’amende est déterminé en fonction de la part des profits revenant effectivement à l’auteur du manquement (CE, Ass., 3 décembre 1999, Didier, préc.). La sanction financière qui est infligée le cas échéant par le CMF permet donc également d’appréhender les profits réalisés à l’occasion de l’opération incriminée, au moins aussi bien que les sanctions infligées par le Conseil de la concurrence, dont le texte se borne à dire qu’elles sont plafonnées à 5% du chiffre d’affaires de l’entreprise.

En vérité, cela est encore plus vrai pour les sanctions infligées par la COB, puisque l’article 9-2 de l’ordonnance du 28 septembre 1967 précise que « le montant de la sanction pécuniaire doit être fonction de la gravité des manquements commis et en relation avec les avantages ou les profits tirés de ces manquements », mais la Cour de cassation n’a eu aucun égard à cette considération.

Mais, surtout, les sanctions susceptibles d’être infligées par le Conseil de la concurrence ou par la COB aux entreprises qui font publiquement appel à l’épargne consistent uniquement en des amendes, tandis que les sanctions infligées par le CMF sont de véritables sanctions disciplinaires, qui consistent tout d’abord, aux termes de l’article 69 II de la loi du 2 juillet 1996, dans « l’avertissement, le blâme, l’interdiction à titre temporaire ou définitif de l’exercice de tout ou partie des services fournis. » Il n’est donc pas possible de soutenir, comme on le fait pour les sanctions exclusivement pécuniaires du droit de la concurrence, qu’elles ont un caractère réel et non personnel.

Quant à la sanction pécuniaire que le CMF peut infliger, elle doit suivre le même sort, car nous ne croyons pas qu’on puisse faire un sort différent au blâme et à l’amende infligés à la société requérante. Il ne serait sans doute pas inconcevable de voir dans le CMF une sorte de Janus, réprimant par la sanction disciplinaire le comportement délictueux de la personne morale, et appréhendant par l’amende administrative l’atteinte portée à l’intégrité du marché par l’entité économique qu’elle abrite. Mais si tel était le cas, il devrait y avoir systématiquement cumul de l’amende et de la sanction disciplinaire. Or l’article 69 II de la loi du 2 juillet 1996 dispose que : « En outre, le Conseil des marchés financiers peut prononcer, soit à la place, soit en sus de ces sanctions [il s’agit des sanctions à caractère proprement disciplinaire], une sanction pécuniaire… » La sanction pécuniaire, alternative ou complémentaire à la sanction disciplinaire, est dès lors infligée en vertu de pouvoirs ayant le même objet, et doit suivre le même régime.

c) De manière assez proche du raisonnement qui précède, on fait également valoir, au soutien de la solution du droit de la concurrence, qu’il ne serait pas moral de laisser quiconque jouir de profits qui n’ont été réalisés qu’à l’occasion d’une opération répréhensible. Ces profits devraient donc être soustraits et confisqués par la personne publique, moins regardante que les prêtres qui refusèrent de verser au trésor l’argent reçu par Judas pour prix de sa trahison parce que c’était le prix du sang [5].

Mais si ces profits ont été réalisés au préjudice de quelqu’un, ce dernier pourra engager une action civile à l’encontre de l’ayant-droit de leur auteur afin de les récupérer. S’ils sont systématiquement appréhendés par la puissance publique, ils le seront deux fois s’il se trouve une personne lésée, au-delà de la collectivité anonyme du marché. C’est dire que la confiscation de ces profits par la puissance publique n’est plus une réparation, mais bien une sanction, et l’on se retrouve alors confronté directement au principe de la personnalité des peines qu’on voulait contourner.

d) Enfin, comme nous l’avons rappelé, la solution retenue en droit de la concurrence est la transposition d’une jurisprudence des juridictions de l’ordre communautaire. Or cette jurisprudence est étroitement inspirée par des considérations de droit communautaire qui ne se retrouvent pas dans le droit que vous avez à appliquer. Mme l’avocat général Rozès, dans ses conclusions sur l’arrêt de la Cour de justice des communautés européennes du 28 mars 1984 précité, soulignait, après M. l’avocat général Mayras dans ses conclusions sur l’arrêt du 16 décembre 1975 précité, qu’il ne pouvait être admis que la transformation d’une entreprise selon les règles du droit national lui permette d’échapper aux sanctions prévues par le droit communautaire sauf à remettre en cause l’effectivité de ce droit. Cet argument militait pour admettre que les sujets de l’article 85 du Traité étaient non des personnes morales au sens du droit national, mais des entreprises, entendues de manière autonome par rapport au droit national. Nous concevons bien que cette solution ait ensuite été transposée dans le droit national de la concurrence. Mais il faut reconnaître qu’il n’y a guère de raison de l’étendre au droit boursier, alors même que la loi du 2 juillet 1996 a entre autres pour objet de mettre en œuvre la libre prestation de service et la liberté d’établissement pour les entreprises d’investissement de l’Union européenne.

3. Nous pensons donc qu’il y a lieu de laisser au droit de la concurrence sa spécificité, et de suivre la jurisprudence définie par la Cour de cassation, tant dans le domaine du droit pénal qu’en ce qui concerne les sanctions fondées sur l’ordonnance du 28 septembre 1967. Avant d’en terminer sur ce point, nous souhaitons vous dire notre conviction que cette solution n’ouvrira à ceux qui voudraient échapper à la rigueur de la répression qu’une porte à peine moins étroite qu’une solution moins rigoureuse.

D’une part, les entreprises susceptibles d’être sanctionnées par le CMF exercent, à la différence des justiciables de la COB ou du Conseil de la concurrence, une profession réglementée, subordonnée à la détention d’un agrément. En disparaissant pour échapper aux poursuites, elles perdent leur agrément. La personne morale qui reprend les activités doit, si elle ne dispose déjà d’un agrément d’une étendue au moins équivalente, solliciter un nouvel agrément. Les candidats fraudeurs seraient donc bien inspirés de réfléchir.

D’autre part, nous ne sommes pas persuadés qu’une autre solution accroîtrait sensiblement l’efficacité de la répression, car, si elle réglerait le cas de la fusion ou de l’absorption, elle laisserait entier celui de la scission. On ne saurait en effet sous-estimer la difficulté pratique qu’il peut y avoir à identifier l’ensemble des éléments matériels et humains qui ont concouru à la commission de l’infraction lorsque ces éléments ont été scindés et répartis entre plusieurs entités, non plus que la difficulté à leur imputer telle ou telle sanction. Si l’on peut encore, en effet, imaginer une clef de répartition d’une sanction financière, il sera impossible de le faire pour une sanction telle qu’un retrait d’agrément, et l’application du principe de proportionnalité de la sanction risque d’ailleurs de soulever des difficultés épineuses.

Nous vous proposons donc d’accueillir ce premier moyen et d’annuler la sanction attaquée.

II. Si vous ne nous suiviez pas, vous écarteriez les quatre autres moyens articulés par la société CAIC.

A. Le second moyen conteste la participation du rapporteur au délibéré du CMF : vous l’écarterez comme vous l’avez fait dans votre décision d’Assemblée du 3 décembre 1999 « Didier » (préc.).

B. Le troisième moyen conteste la matérialité de l’infraction en soutenant que le CMF n’a pas établi que les préposés de la société Dynabourse avaient, comme il leur a été reproché, apporté les titres des AGF détenus par cette société à l’offre publique d’achat lancée par la société Allianz et que, dès lors, ils n’avaient pu retirer après l’expiration du délai de l’offre un ordre qu’ils n’avaient jamais donné : vous avez déjà fait justice de cette argumentation dans votre décision d’Assemblée du 3 décembre 1999 « Didier » (préc.), et vous l’écarterez de la même manière.

C. Le quatrième moyen critique la méthode utilisée par le CMF pour évaluer à 22,56 MF le profit retiré par la société Dynabourse de l’opération litigieuse, que la société requérante évalue pour sa part à 10,35 MF. Le CMF a constaté que les 4 millions d’actions des AGF que la société Dynabourse a reprises pour les céder sur le marché après les avoir apportées à l’offre publique d’achat auraient, si elles avaient été effectivement apportées à l’offre, été achetées par l’initiateur à 320 F pour 2.545.403 d’entre elles, tandis que la société aurait reçu des bons de cession ou de valeur garantie pour les 1.543.597 actions restantes. La discussion porte sur l’évaluation de ces bons de cession, qui dépend elle-même de leur taux de volatilité, évalué par la note de présentation visée par la COB entre 20 et 25%. La société requérante retient l’évaluation haute du taux de volatilité, en se fondant sur la cotation des options d’achat à 360 F d’actions AGF à échéance juin 1998 sur le MONEP entre le 24 mars et le 3 avril 1998 ; le CMF retient une évaluation de 20,90%, correspondant au bas de la fourchette, en se fondant sur la cotation des bons de cession ou de valeur garantie lors de leurs premières journées de négociation sur le marché, entre le 23 et le 30 avril 1998.

Ce moyen est en lui-même inopérant, car il est constant que la part des profits revenant à la société Dynabourse était de 77,43%. Par suite, même en retenant l’évaluation basse de la société requérante, la part du profit lui revenant était de 8 MF et le plafond de la sanction égal au décuple de profit soit 80.156.287francs, supérieur à la sanction infligée. Toutefois, l’argument est susceptible d’entrer en ligne de compte dans l’appréciation de la proportionnalité de la sanction ; aussi pourriez-vous écarter le moyen au fond.

Soulevé uniquement dans la requête sommaire, il est en effet d’un laconisme qui nous autorise, croyons-nous, à ne pas entrer dans un débat très technique, et d’ailleurs insoluble, car s’il existait une méthode infaillible pour déterminer le prix des options, il n’y aurait pas de marché des options. Nous n’en voyons pas la nécessité, car si la méthode de valorisation du CMF n’est peut-être pas parfaite, elle a du moins le mérite de se fonder sur l’observation effective du marché des bons de cession ou de valeur garantie, alors que la méthode de la société requérante propose, sans la moindre justification, d’assimiler le marché de ces bons, qui correspondent à des options de vente à maturité de deux ans, à celui des options d’achat à maturité de trois mois.

D. En dernier lieu, la société CAIC soutient que la sanction pécuniaire de 80 MF qui lui a été infligée est disproportionnée par rapport aux agissements reprochés et compte tenu du fait qu’elle n’en est pas elle-même l’auteur. Sans doute ce montant est-il très élevé, et sans doute le CMF a-t-il voulu frapper les esprits. Pour autant, si vous écartez le moyen précédent, vous admettrez que le CMF pouvait infliger une sanction allant jusqu’à 174 MF, soit la part revenant à la société Dynabourse dans les profits réalisés. Il s’est limité à moins de la moitié de ce plafond, ce qui ne semble pas excessif compte tenu tant de la capacité financière de la société requérante que de la gravité des faits reprochés à la société Dynabourse, qui a abusé de la position privilégiée dont elle jouissait en tant qu’intermédiaire de marché pour se soustraire aux règles qui s’imposaient à tous les investisseurs, rompant ainsi l’égalité entre les acteurs du marché pour réaliser des profits substantiels.

PAR CES MOTIFS, nous concluons à l’annulation de la décision attaquée .


[1] Exode, XX, 5

[2] Romains, V, 18

[3] On peut citer à cet égard diverses infractions en matière de droit d’auteur (articles L.335-8, L.521-5 et L.716-11-2 du code de la propriété intellectuelle), de recherche biomédicale (article L.209-19-1 du code de la santé publique), de jeux (article 4 de la loi du 12 juillet 1983), de banqueroute (article 202 de la loi du 25 janvier 1985), de concurrence (articles 31, 33 et 52-2 de l’ordonnance du 1er décembre 1986), de domaine funéraire (article L.362-12 du code des communes), de pollution atmosphérique (article 7-1 de la loi du 2 août 1961), de déchets (article 24-1 de la loi du 15 juillet 1975), d’installations classées (article 22-4 de la loi n° 76-663 du 19 juillet 1976), d’eau (article 28-1 de la loi du 3 janvier 1992), de mines (article 143 du code minier), de travail clandestin (articles L.152-3-1, L.362-6 et L.364-10 du code du travail, article 21ter de l’ordonnance du 2 novembre 1945, article 8-2 de la loi du 27 juin 1973).

[4] Gaston Jèze, Les principes généraux du droit administratif, 3e éd., Giard, 1925-1936, 6 vol. « La facilité avec laquelle (les personnes morales) peuvent se dissoudre a peu de choses à voir avec les affres du suicide », note le professeur Le Nabasque (Rev. sociétés 1997 p. 833)

[5] Matthieu, XXVII, 6

© - Tous droits réservés - Alain SEBAN - 3 novembre 2001

 


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