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Conseil d’Etat, 26 mars 2008, n° 270772, Société Spie Batignolles

Le cocontractant de l’administration dont le contrat est entaché de nullité peut prétendre, sur un terrain quasi-contractuel, au remboursement de celles de ses dépenses qui ont été utiles à la collectivité envers laquelle il s’était engagé ; que, dans le cas où la nullité du contrat résulte d’une faute de l’administration, il peut en outre, sous réserve du partage de responsabilités découlant le cas échéant de ses propres fautes, prétendre à la réparation du dommage imputable à la faute de l’administration ; qu’à ce titre il peut demander le paiement des sommes correspondant aux autres dépenses exposées par lui pour l’exécution du contrat et aux gains dont il a été effectivement privé par sa nullité, notamment le bénéfice auquel il pouvait prétendre, si toutefois l’indemnité à laquelle il a droit sur un terrain quasi-contractuel ne lui assure pas déjà une rémunération supérieure à celle que l’exécution du contrat lui aurait procurée.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 270772

SOCIETE SPIE BATIGNOLLES

M. Alban de Nervaux
Rapporteur

M. Bertrand Dacosta
Commissaire du gouvernement

Séance du 3 mars 2008
Lecture du 26 mars 2008

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d’Etat statuant au contentieux

(Section du contentieux, 7ème et 2ème sous-sections réunies)

Sur le rapport de la 7ème sous-section de la Section du contentieux

Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 3 août et 23 novembre 2004, présentés pour la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES, dont le siège est situé 10 avenue de l’Entreprise à Cergy-Pontoise (95 862) ; la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler l’arrêt du 17 juin 2004 de la cour administrative d’appel de Bordeaux en tant qu’il a réduit le montant de l’indemnité mise à la charge du département de la Réunion par un jugement du 14 novembre 2002 du tribunal administratif de Saint-Denis à la somme 280 765, 54 euros hors taxes ;

2°) de mettre à la charge du département de la Réunion une somme de 5 000 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu les code des marchés publics

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Alban de Nervaux, Auditeur,

- les observations de la SCP Parmentier, Didier, avocat de la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES et de Me Le Prado, avocat du département de la Réunion,

- les conclusions de M. Bertrand Dacosta, Commissaire du gouvernement ;

Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que le département de Guadeloupe a lancé en 1990 un appel d’offre avec concours ayant pour objet la construction d’un collège sur le territoire de la commune du Port ; que le groupement, formé par M. Bertin-Lebeigle, maître d’œuvre, et la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES, constructeur et mandataire dudit groupement, a été déclaré attributaire de cette consultation, d’un montant initial de 7 854 105, 20 euros hors taxes ; que deux actes d’engagement ont été établis, l’un signé avec le concepteur le 7 juin 1991, et l’autre signé avec l’entrepreneur le 9 juillet 1991 ; qu’à la suite d’un litige relatif au projet de décompte final établi par la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES, cette société a déposé devant le tribunal administratif de Saint-Denis une première demande tendant principalement à la condamnation du département de la Réunion à lui verser la somme 1 159 323 euros, qui a été rejetée comme irrecevable par un jugement en date du 16 décembre 1998 ; que la société a interjeté appel de ce jugement ; que par un jugement du 14 novembre 2002, le même tribunal administratif, de nouveau saisi par la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES a, après avoir constaté la nullité du marché, condamné le département à verser à la société une somme de 745 904, 87 euros hors taxe avec les intérêts aux taux légal et leur capitalisation ; que sur appel du département et appel incident de la société, la cour administrative d’appel de Bordeaux a, par un arrêt du 17 juin 2004, rejeté l’appel dirigé contre le jugement du 16 décembre 1998 et confirmé le jugement du 14 novembre 2002 en tant qu’il avait constaté la nullité du marché ; qu’il a également réduit le montant de l’indemnité accordée à la société à la somme 280 765, 54 euros hors taxes ; que la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES se pourvoit en cassation contre cet arrêt en tant qu’il a ainsi limité son droit à indemnité ;

Considérant que le moyen tiré de ce que l’arrêt attaqué aurait été rendu en méconnaissance des dispositions de l’article R. 741-7 du code de justice administrative faute de comporter la signature du président de la formation de jugement, du rapporteur et du greffier manque en fait ;

Considérant que le cocontractant de l’administration dont le contrat est entaché de nullité peut prétendre, sur un terrain quasi-contractuel, au remboursement de celles de ses dépenses qui ont été utiles à la collectivité envers laquelle il s’était engagé ; que, dans le cas où la nullité du contrat résulte d’une faute de l’administration, il peut en outre, sous réserve du partage de responsabilités découlant le cas échéant de ses propres fautes, prétendre à la réparation du dommage imputable à la faute de l’administration ; qu’à ce titre il peut demander le paiement des sommes correspondant aux autres dépenses exposées par lui pour l’exécution du contrat et aux gains dont il a été effectivement privé par sa nullité, notamment le bénéfice auquel il pouvait prétendre, si toutefois l’indemnité à laquelle il a droit sur un terrain quasi-contractuel ne lui assure pas déjà une rémunération supérieure à celle que l’exécution du contrat lui aurait procurée ;

Considérant que la cour administrative d’appel de Bordeaux a pris en compte, au titre des dépenses utiles exposées par la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES, des travaux supplémentaires liés à des modifications du projet, décidées après le démarrage des travaux, pour un montant de 92 890, 24 euros ainsi que les dépenses liées aux évolutions du projet réclamées par le département et ayant conduit à l’utilisation de quantités supplémentaires, à hauteur de 187 875, 42 euros ; qu’elle a en revanche écarté de l’indemnité accordée les sommes demandées tant au titre des surcoûts entraînés par l’allongement des délais d’exécution du chantier qu’au titre des révisions des prix applicables sur les travaux supplémentaires exécutés et des intérêts moratoires contractuels sur ces mêmes travaux, soit 465 139, 21 euros ;

Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond, et notamment du rapport de l’expert désigné en référé, que la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES a dû maintenir à disposition sur le chantier des équipes et des matériels et exposer des frais (immobilisation des matériels, frais généraux, frais financiers.) pendant une période supérieure de six mois à la durée initiale du marché, du fait des nombreuses modifications et évolutions du projet mais aussi des retards induits par la gestion administrative du chantier ; que l’allongement de ces délais d’exécution du chantier a ainsi engendré pour cette société, selon les termes du rapport d’expertise, des dépenses " improductives " non prises en compte au titre des prestations supplémentaires ayant été effectivement rémunérées ; que toutefois, en jugeant que des dépenses de cette nature ne présentaient pas un caractère utile pour le département et n’ouvraient donc pas droit à indemnisation sur le fondement de l’enrichissement sans cause, la cour administrative d’appel, dont l’arrêt sur ce point est suffisamment motivé, n’a pas commis d’erreur de droit ni dénaturé les pièces du dossier ; que la cour administrative d’appel a pu, sans contradiction de motif, juger que les travaux supplémentaires liés aux modifications et aux évolutions du projet réclamées par le département constituaient des dépenses utiles ouvrant droit à indemnisation mais que tel n’était pas le cas des sommes réclamées au titre des dépenses entraînées par l’allongement des délais d’exécution du chantier, qui sont dépourvues d’utilité pour le département ; que la cour administrative d’appel n’a pas davantage commis d’erreur de droit ni dénaturé les pièces du dossier en jugeant que les sommes demandées au titre des révisions des prix applicables sur les travaux supplémentaires exécutés et au titre des intérêts moratoires contractuels sur ces mêmes travaux ne correspondaient pas à des dépenses utiles ;

Considérant qu’ainsi qu’il a été dit ci-dessus, dans le cas où la nullité du contrat résulte d’une faute de l’administration, le co-contractant de l’administration peut prétendre, en sus des dépenses utiles remboursées au titre de l’enrichissement sans cause, à la réparation du dommage imputable à cette faute, sous réserve du partage de responsabilités découlant le cas échéant de ses propres fautes ; qu’à ce titre, il peut demander le paiement des sommes correspondant aux autres dépenses exposées par lui pour l’exécution du contrat et aux gains dont il a été effectivement privé par sa nullité, notamment le bénéfice auquel il pouvait prétendre, si toutefois l’indemnité à laquelle il a droit sur un terrain quasi-contractuel ne lui assure pas déjà une rémunération supérieure à celle que l’exécution du contrat lui aurait procurée ; que pour l’évaluation de la limite ainsi fixée à l’indemnité susceptible d’être accordée à l’entrepreneur, il convient de prendre en compte l’ensemble de la rémunération à laquelle ce dernier aurait eu droit en exécution du contrat, en incluant notamment le montant des éventuels avenants et, le cas échéant, les dépenses exposées au titre de travaux supplémentaires prescrits par le maître d’ouvrage ; que, dès lors, en jugeant qu’il n’y avait pas lieu de s’interroger sur la responsabilité quasi délictuelle du département au motif que l’indemnité allouée sur le fondement de l’enrichissement sans cause portait la rémunération de l’entreprise à un niveau supérieur au montant initial du marché, alors qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le marché a fait l’objet de deux avenants successifs et que la société a exposé des dépenses en raison des travaux supplémentaires liés aux modifications et aux évolutions du projet réclamées par le département, la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES est fondée à demander l’annulation de l’arrêt attaqué en tant seulement qu’il a, pour le motif sus-indiqué, écarté toute indemnisation au titre du dommage imputable à la faute du département ;

Considérant que dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu, par application de l’article L. 821-2 du code de justice administrative, de régler l’affaire au fond, dans la mesure de la cassation ainsi prononcée ;

Considérant que l’indemnité accordée au titre des dépenses utiles exposées par la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES ne lui assure pas une rémunération supérieure à celle que l’exécution du contrat lui aurait procurée dès lors qu’il résulte de l’instruction, et en particulier du rapport d’expertise, que la société aurait eu droit notamment, sur le fondement contractuel, à l’indemnisation des surcoûts engendrés par l’allongement de la durée du chantier et qui ne lui sont pas imputables ; que la société requérante peut donc prétendre à la réparation du dommage imputable à la faute du département, qui a eu recours à une procédure d’appel d’offre avec concours sans que l’assemblée délibérante ait adopté une délibération justifiant le recours à cette procédure, entraînant ainsi la nullité du marché ; que toutefois, en tant que professionnelle avertie, la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES ne pouvait ignorer l’irrégularité entachant la procédure mise en œuvre par le département ; qu’eu égard à la faute ainsi commise par cette société, qui a accepté de signer un contrat dont elle n’ignorait pas l’illégalité, il y a lieu de laisser à sa charge la moitié des conséquences dommageables de la nullité du contrat ;

Considérant que la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES ne justifie pas du bénéfice dont elle aurait été privée par la nullité du contrat ; qu’il y a lieu en revanche de l’indemniser, d’une part, du préjudice lié aux dépenses nées de l’allongement de la durée du chantier imputable au maître d’ouvrage dès lors qu’il résulte de l’instruction, ainsi qu’il a été dit, qu’elle aurait eu droit à l’indemnisation de tels surcoûts sur le fondement contractuel ; que pour l’évaluation de ce préjudice, si le département conteste la base de référence de 4, 53 mois retenue par l’expert, il résulte de l’instruction que le département a lui même admis contractuellement un allongement du chantier de six mois supplémentaires sans affecter aucune pénalité de retard à l’entreprise ; qu’il y lieu de prendre en compte, au titre des surcoût engendrés par l’allongement de la durée du chantier, les dépenses supplémentaires d’encadrement et de main d’œuvre de la société, pour des montants s’élevant respectivement à 111 682, 87 euros et 143 853, 47 euros qui tiennent compte d’un coefficient correcteur appliqué par l’expert eu égard aux modalités de repli du personnel dans des chantiers de même nature ; que s’agissant des dépenses supplémentaires d’immobilisation du matériel, celles-ci ne peuvent être retenues qu’à hauteur 19 156, 59 euros, le surplus des dépenses de cette nature n’ayant pu être justifié de manière précise ; que doivent être également prises en compte, pour un montant de 16 396, 61 euros, les dépenses supplémentaires d’énergie et de consommables de la société, qui ne sont pas contestées, ainsi que la somme de 76 660, 82 euros représentative des frais généraux supportés par l’entreprise durant la période ; qu’en revanche, les sommes représentatives de l’éventuel coût des capitaux immobilisés, lesquelles ne découleraient pas de l’exécution normale du contrat ne peuvent être prises en compte sur le terrain quasi-délictuel ; qu’il y a lieu, d’autre part, d’inclure dans l’indemnisation du dommage imputable à la faute du département les sommes de 8 142, 20 euros et de 24 967, 64 euros correspondant respectivement aux révisions des prix applicables sur les travaux supplémentaires exécutés par la société et aux intérêts moratoires contractuels sur ces mêmes travaux dès lors qu’il résulte de l’instruction que la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES aurait eu droit à des telles sommes en exécution du contrat ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède qu’après application du partage de responsabilité sus-évoqué, l’indemnité à laquelle la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES peut prétendre sur le fondement quasi-délictuel s’élève à 200 430, 06 euros ; qu’ainsi le département de la Réunion est seulement fondé à demander que l’indemnité accordée par le tribunal administratif de Saint-Denis de la Réunion soit ramenée à 481 195, 76 euros ;

Sur les conclusions présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant que, dans les circonstances de l’espèce, il n’y a pas lieu de faire application de ces dispositions et de faire droit aux conclusions présentées par la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES et par le département de la Réunion au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens ;

D E C I D E :

Article 1er : L’arrêt du 17 juin 2004 de la cour administrative d’appel de Bordeaux est annulé en tant qu’après avoir constaté la nullité du marché et réduit, sur le fondement de l’enrichissement sans cause, le montant de l’indemnité accordée à la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES à la somme 280 765, 54 euros, il a statué sur la responsabilité quasi-délictuelle du département.

Article 2 : La somme globale que le département de la Réunion est condamné à payer à la SOCIETE SPIE BATIGNOLLES s’élève à 481 195, 76 euros.

 


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