La détention
provisoire est une mesure que peut prendre une juridiction, le plus souvent
le juge d’instruction, à l’encontre d’une personne mise en examen,
prévenue ou accusée, et au terme de laquelle l’intéressé
est placé sous écrou pour une période plus ou moins
longue, bien qu’il n’ait pas encore été statué sur
sa culpabilité.
Cette mesure, organisée
par l’article 144 du Code de procédure pénale, est justifiée
grosso modo par l’intérêt social et la bonne administration
de la justice.
La mise en détention
provisoire d’un certain nombre de personnalités mises en cause dans
le cadre des « affaires », dont la presse écrite et
audiovisuelle s’est faite largement l’écho, a permis de porter sur
la place publique une mesure pour le moins équivoque.
Toutefois, nous constatons
avec regret que l’intérêt critique porté à la
mesure de détention provisoire n’était pas réellement
perceptible lorsqu’il concernait un quidam. En effet, ce caractère
équivoque ne l’est devenu qu’à partir du moment où
cette mesure a touché des notables.
Or, la détention
provisoire est une mesure très grave en soi.
En effet, elle attente
aux garanties fondamentales des droits de la personne devant la Justice,
principalement à celle de la présomption d’innocence qui
doit auréoler toute personne mise en examen.(1)
Pourtant, les chiffres
confirment l’importance de la mesure de mise en détention provisoire
et par-là même les coups portés à l’Innocence
immaculée de toute personne. (2) (3)
Cette grave entorse
légale à cette présomption devient d’autant plus injuste,
cruelle, voire destructive que la personne victime d’une mesure de détention
provisoire se voit en bout de piste du débat judiciaire relaxée
ou acquittée.
Se pose inévitablement
alors la question cruciale de la réparation de cette détention
injustifiée, la réparation de l’Irréparable.
A cet effet, la
loi n° 70-643 du 17 Juillet 1970 a opéré deux réformes.
L’une, a porté
sur une modification d’ordre sémantique mais donne le ton de la
réforme voulue. En effet, la détention est désormais
appelée « détention provisoire », ce dernier
terme ayant remplacé celui de « détention préventive
». Cette différence de vocable visait en principe à
mettre en évidence un changement d’approche du législateur
: désormais, la liberté est la règle, la détention
l’exception.
L’autre, a
institué, pour la première fois en France, un régime
d’indemnisation de la détention provisoire en cas de non-lieu, de
relaxe ou d’acquittement.
La loi n° 96-1235
du 30 Décembre 1996 relative à la détention provisoire
et aux perquisitions de nuit en matière de terrorisme (4)
a apporté, dans son article 9, une modification notable et importante
quant à la caractérisation du préjudice à indemniser.
Par de là
cette modification législative intervenue en 1996, plusieurs projets
de textes visent à réparer directement ou indirectement le
préjudice d’une détention provisoire injustifiée .(5)
Cette effervescence
de textes est donc l’occasion de nous pencher sur le régime juridique
de l’indemnisation de la détention provisoire (II) après
avoir exposé le principe sur lequel se fonde ce système d’indemnisation
(I). Enfin, nous exposerons les modifications qui nous paraissent souhaitables
d’apporter en vue d’améliorer le système indemnitaire actuel
(III).
I - LE FONDEMENT
DU SYSTEME INDEMNITAIRE DE LA DETENTION PROVISOIRE EN CAS D’INNOCENCE.
Le système
de réparation de la détention provisoire d’un innocent mis
en place en 1970 fait suite à des précédents historiques
(A). De même, ce système se fonde sur des notions de responsabilité
particulières enracinées dans notre Droit (B).
A°)- Des
précédents historiques timides.
L’Histoire témoigne
d’erreurs judiciaires qui ont ému l’opinion publique et ont montré
que l’appareil judiciaire pouvait se tromper. En clair, que la «
vérité judiciaire » rendue par des hommes pouvait ne
pas nécessairement épouser les contours de la « Vérité
Vraie ».
Ainsi, le procès
de Jean CALAS au 18ème siècle en est une parfaite illustration.
Accusé d’avoir assassiné son fils, il sera roué en
place publique en 1762, étranglé et brûlé. VOLTAIRE
montrera les incohérences du procès pénal qui entraînera
la réhabilitation de la famille CALAS, une famille protestante qui
a seulement été victime de l’intolérance et du fanatisme
religieux de l’époque.
Ce cas, rappelé
par Monsieur le Procureur général près la Cour de
Cassation Adolphe TOUFFAIT dans ses conclusions prises devant la Commission
d’indemnisation, est intéressant puisqu’il amènera Louis
XV à accorder (par humanité et non à titre de réparation)
sur sa cassette personnelle une rente de 36 000 livres aux héritiers
de CALAS.(6)
D’autres cas pourraient
être cités, telle l’affaire DREYFUS ou plus près encore
de nous celle de Philippe JACOMET, Richard ROMAN et de Jean CHOURAQUI.
Bien qu’elle ne figure
pas expressément dans la Déclaration des Droits de l’homme
et du citoyen de 1789, cette volonté de réparer l’irréparable
erreur judiciaire (au sens large du terme) est bien présente dans
les esprits.
Ainsi, en 1788 le
Chancelier LAMOIGNON va imposer au Parlement de Paris, au cours d’un lit
de justice, le souhait royal de « dédommager les innocents
ayant subi sur des faux indices les rigueurs d’une poursuite criminelle
».(7)
Toutefois, malgré
moult déclarations d’intention, aucun acte ne sera réellement
fait pour assurer la réparation de la personne ayant subi à
tort une privation de sa liberté.
En fait, ce n’est
qu’au début du siècle qu’apparaîtront effectivement
bien que timidement des actes visant la réparation des personnes
innocentes injustement condamnées.
En effet, la loi
de finances du 8 Avril 1910 va créer un poste budgétaire
intitulé « Secours aux individus relaxés ou acquittés
».
En l’espèce,
il
s’agissait toujours de secours et non pas d’indemnités allouées
aux personnes.
De plus, l’octroi
de ce secours était conditionné par la démonstration
d’un préjudice important.
Ce n’est finalement
qu’avec la loi du 17 Juillet 1970 que le législateur prononcera
expressément le terme « indemnisation ».
Mais les inhibitions
historiques sont là : la condition de versement d’une indemnité
à titre de réparation est soumise jusqu’à la réforme
législative de 1996 à la démonstration par l’intéressé
d’un « préjudice manifestement anormal et d’une particulière
gravité ».
Ces termes rappellent
quelque peu ceux exigés en 1910.
Cette exigence tenant
à la nature du préjudice ne traduit-elle pas un malaise profond
de nos institutions à indemniser l’erreur judiciaire ?
Par ailleurs, une
indemnisation renvoie ipso facto à la notion de la faute qu’elle
vise justement à réparer.
A qui imputer la
faute ?
Cela nous conduit
à aborder la problématique de la responsabilité de
la Justice.
B)- La problématique
de la responsabilité de la Justice.
Cette responsabilité
de la Justice peut être posée de deux manières. La
première est d’ordre objective et appréhende la notion
de responsabilité au niveau du service public judiciaire (1). La
deuxième est de nature subjective et tend à appréhender
ladite responsabilité à travers les magistrats pris isolément
(2).
1)- La responsabilité
du service public de la Justice.
Lorsque le Législateur
révolutionnaire adopte la loi du 16-24 Août 1790 sur l’organisation
judiciaire et institue dans son célèbre article 13 la séparation
des autorités judiciaires des autorités administratives,
c’est par défiance à l’égard des anciens Parlements
(anciens tribunaux) qui s’étaient opposés farouchement aux
réformes structurelles proposées par le roi.(8)
Cette séparation
conduira donc à l’institution d’un Juge spécialisé
et indépendant du Judiciaire chargé du contentieux de l’Administration
et notamment de sa responsabilité.
C’est ainsi que dans
un premier temps, le Tribunal des Conflits pose dans son célèbre
arrêt BLANCO du 8 Février 1873 (9) le
principe de la responsabilité des services publics de l’Etat
et des autres collectivités publiques, lequel repousse l’application
de l’article 1382 du code civil posant la responsabilité de principe
en matière civile délictuelle et énonce le principe
aux termes duquel « cette responsabilité de l’Etat n’est
ni générale, ni absolue, qu’elle a ses règles spéciales
qui varient suivant les besoins du service et la nécessité
de concilier les droits de l’Etat avec les droits privés. »
Quelques mois après,
le même Tribunal dans un arrêt Pelletier du 30 Juillet 1873
(10) précise de quelle manière cette responsabilité
administrative doit être distinguée de celle, personnelle,
des agents appartenant à ces services publics. (11)
Le Conseil d’Etat
dégagera par la suite les degrés de la faute de service en
distinguant la faute de service simple de celle de la faute de service
lourde, la deuxième exigeant en principe la nécessité
d’une faute qualifiée lorsqu’un service est particulièrement
difficile à gérer ou encore lorsqu’une fonction s’avère
particulièrement délicate.
Enfin, si la responsabilité
pour faute fonde le régime commun de la responsabilité administrative,
le Juge administratif va élaborer une théorie de la responsabilité
sans faute ou encore appelée responsabilité pour risque,
qu’il appliquera dans certaines situations ou à certains services.
Dans un tel cas, il n’est pas nécessaire à la victime d’un
dommage, pour avoir droit à réparation, de prouver que ce
dommage a son origine dans une faute commise par l’administration. (12)
L‘Etat manifeste
ses attributs juridictionnels à travers le service public de la
justice. Toutefois, le juge compétent pour connaître de la
responsabilité du service de la justice judiciaire pose problème.
En effet, dans sa
forme organisationnelle, c’est à l’évidence un service public
administratif, à l’instar des autres services publics, qui le soumettrait
aux règles de responsabilité appliquées par le juge
administratif.
Par contre, dans
sa forme fonctionnelle, il concerne le juge judiciaire et renvoie donc
au principe de séparation entre les deux ordres juridictionnels
: ce qui impliquerait l’incompétence du juge administratif à
connaître des contentieux de ce service public.
Le Tribunal des
Conflits, dans un arrêt Préfet de la Guyane du 27 Novembre
1952, (13) a tenté assez difficilement de distinguer
selon que le litige ressortit à l’organisation même du
service public de la justice (14) ou à l’exercice
de la fonction juridictionnelle. Dans le premier cas le juge administratif
serait compétent alors que dans le second cas ce serait le juge
judiciaire.
Mais déjà
dès le début du siècle, dans une décision du
7 Mars 1919 Chauron (15) , le Conseil d’Etat s’est déclaré
incompétent pour connaître d’un recours contre le fonctionnement
du service judiciaire. C’est ainsi que les actes préparatoires à
des décisions juridictionnelles de l’ordre judiciaire échappent
complètement à la compétence du juge administratif,
telle l’ouverture d’une information judiciaire (Conseil d’Etat, Section,
10 Février 1984, Ministre de l’agriculture c/ Sté «
Les fils de Henri Ramel »).(16)
De plus, la mise
en place d’une responsabilité spéciale du service judiciaire
sur les éléments humains qui la composent va être confirmée
par deux modifications législatives.
D’une part, l’article
L. 781-1 du Code de l’organisation judiciaire (17)
créé par la loi n° 72-626 du 5 Juillet 1972 en remplacement
de l’article 505 du Code de procédure civile dispose :
« L’Etat
est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement
défectueux du service de la justice. Cette responsabilité
n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de
justice.
La responsabilité
des juges, à raison de leur faute personnelle, est régie
par le statut de la magistrature en ce qui concerne les magistrats du corps
judiciaire et par des lois spéciales en ce qui concerne les juges
composant les juridictions d’attribution.
L’Etat garantit
les victimes des dommages causés par les fautes personnelles des
juges et autres magistrats, sauf son recours contre ces derniers.
Toutefois, les
règles de l’article 505 du Code de procédure civile continuent
à recevoir application jusqu’à l’entrée en vigueur
des dispositions législatives concernant la responsabilité
des magistrats à raison de leur faute personnelle. »
D’autre part, la
loi organique n° 79-43 du 18 Janvier 1979 a créé
un article 11-1 dans l’ordonnance n° 58-1270 du 22 Décembre
1958 modifiée relative au statut de la magistrature, lequel dispose
:
« Les magistrats
du corps judiciaire ne sont responsables que de leurs fautes personnelles.
La responsabilité
des magistrats qui ont commis une faute personnelle se rattachant au service
public de la justice ne peut être engagée que sur l’action
récursoire de l’Etat.
Cette action
récursoire est exercée devant une chambre civile de la Cour
de cassation. »
Nous constatons donc
la volonté du législateur de substituer la responsabilité
anonyme de l’Etat au lieu et place de celle pouvant incomber le cas échéant
aux magistrats en cas de faute personnelle commise dans le cadre du service
public de la justice.
Un tel régime
de responsabilité n’est pas une nouveauté puisque celui-ci
a été appliqué depuis des décennies aux membres
de l’enseignement public.(18)
Au demeurant, l’un
des avantages non négligeables pour la victime à indemniser
réside dans la solvabilité du créancier qui doit finalement
réparation, en l’espèce l’Etat.(19)
Toutefois, le dispositif
mis en place par la loi du 17 Juillet 1970 n’a pas pour objet de réparer
une détention arbitraire ou illégale, voire une faute lourde
ou un déni de justice qui eux se rattachent aux textes précités
ou à des incriminations pénales précises.(20)
En effet, cette
loi institue un régime d’indemnisation fondé avant tout sur
le principe suivant lequel, même en l’absence de faute imputable
aux magistrats, l’Etat doit supporter les conséquences du risque
créé par le fonctionnement défectueux du service public
de la Justice.
Ce système
est une application du principe prétorien de la responsabilité
sans faute propre au droit public, plus précisément sur celui
qui vise à éviter la rupture de l’égalité des
citoyens devant les charges publiques.
Toutefois, la responsabilité
peut être axée sur la responsabilité personnelle des
juges.
2°)- La responsabilité
personnelle des juges.
La responsabilité
personnelle des magistrats peut se trouver mise en cause par la procédure
dite de prise à partie.
Cette procédure
est prévue par l’article 505 du Code de procédure civile,
lequel dispose :
« les juges
peuvent être pris à partie dans les cas suivants :
1° S’il y
a dol, fraude, concussion ou faute lourde professionnelle qu’on prétendrait
avoir été commis, soit dans le cours de l’instruction, soit
lors des jugements ;
2° Si la
prise à partie est expressément prononcée par la loi
;
3° Si la
loi déclare les juges responsables, à peine de dommages et
intérêts ;
4° S’il y
a déni de justice.
L’Etat est civilement
responsable des condamnations en dommages et intérêts qui
seront prononcées à raison de ces faits, contre les magistrats,
sauf son recours contre ces derniers. ».
Il est clair qu’une
telle procédure suppose que soit rapportée la preuve manifeste
d’une faute lourde du magistrat mis en cause.
Cette procédure
était par voie de conséquence extrêmement rare.
De plus, cet article
505 a été abrogé par la loi n° 72-626 du 5 Juillet
1972, laquelle institue aux lieu et place une responsabilité
de l’Etat en cas de dysfonctionnement du service judiciaire.
Cependant, l’optique
actuelle du Législateur s’oriente vers une responsabilité
personnelle.
En effet, l’avant-projet
de loi organique relatif au statut des magistrats présenté
par le Garde des Sceaux, élisabeth GUIGOU, développe tout
un volet concernant la responsabilité des magistrats.
Deux articles de
cet avant-projet de loi sont révélateurs de cette nouvelle
optique.
En premier lieu,
l’article 50-3 de ce projet de texte dispose :
« Il est
institué une commission nationale d’examen des plaintes des justiciables
compétente, pour les cours et tribunaux, ainsi composée :
1° - un magistrat
hors hiérarchie de la Cour de cassation, désigné par
l’ensemble des magistrats hors hiérarchie ladite Cour, président
;
2° - une personnalité
qualifiée désignée par le Médiateur de la République
;
3° - une personnalité
qualifiée désignée conjointement par le Président
du Sénat et le Président de l’Assemblée nationale.
Les personnalités
visées aux 2° et 3° de l’alinéa précédent
ne peuvent avoir la qualité de magistrat ou d’ancien magistrat de
l’ordre judiciaire.
Dans les mêmes
formes, il est procédé à la désignation d’un
membre suppléant.
Les membres de
cette commission sont désignés pour quatre ans. »
En deuxième
lieu, selon l’article 50-4 de ce projet de texte :
« La commission
est saisie des plaintes de toute personne qui s’estime lésée
par un dysfonctionnement du service de la justice ou par un fait susceptible
de recevoir une qualification disciplinaire commis par un magistrat dans
l’exercice de ses fonctions.
A peine d’irrecevabilité,
la plainte doit contenir l’indication détaillée des faits
allégués. Elle doit être signée par le plaignant
et indiquer son identité et son adresse.
La commission
peut solliciter, des premiers présidents de cour d’appel et des
procureurs généraux près lesdites cours, ou des présidents
des tribunaux supérieurs d’appel et procureurs de la République
près lesdits tribunaux, tous éléments d’information
utiles.
Par une décision
qui n’est susceptible d’aucun recours, la commission peut soit ne pas donner
suite à la plainte lorsqu’elle l’estime infondée, soit la
transmettre pour attribution au ministre de la justice et au chef de cour
concerné.
Elle avise le
plaignant de la suite réservée à sa plainte ainsi
que tout magistrat personnellement visé par cette plainte.
Le ministre de
la justice peut faire diligenter des investigations. Des poursuites disciplinaires
peuvent être engagées par le ministre de la justice ainsi
que par le chef de cour concerné, dans les conditions prévues
aux articles 50-1 et 50-2.
La commission
rend public chaque année un rapport d’activité, qui précise
notamment le nombre de plaintes qu’elle a transmises au garde des sceaux
et aux chefs de cour. »
Nous pensons que
cette orientation va dans le bon sens.
Car comme le rappelle
le Professeur Jacques-Henri ROBERT « l’autorité n’est légitime
que si ces détenteurs répondent de leurs actes comme tout
un chacun ». (21)
Aujourd’hui, le Droit
aboutit à une responsabilisation de tous les acteurs de la vie sociale.
Ainsi, l’élu
politique est autant responsable que le chef d’entreprise, le notaire ou
encore l’huissier et le bon père de famille.
Force est donc de
constater qu’aucun corps social n’échappe à une irresponsabilité
dans l’exercice de ses fonctions.
Les magistrats ne
sauraient être au dessus des lois : personne ne saurait soutenir
le contraire.
Ce principe implique
ipso jure une responsabilité individuelle de tout magistrat qui
violerait les lois qu’il a pour fonction de respecter scrupuleusement et
d’appliquer avec discernement.
La réforme
du statut actuel de la magistrature et la responsabilisation qu’elle y
implique aboutit à une vérité appliquée à
tous au sein de la société : il ne peut y avoir de Pouvoir
sans responsabilités ni de responsabilités sans Pouvoir.
Il est vrai malheureusement
que cette réforme tardive mais nécessaire parce que conforme
à nos principes de responsabilité intervient dans un climat
de suspicion.
En effet, comme le
note avec justesse le Professeur Jacques-Henri ROBERT :
« Depuis
que les affaires politico-financières agitent les esprits, toute
décision judiciaire, toute réforme législative est
suspecte : on veut y voir la main de l’ennemi politique ou une basse manœuvre
d’auto-amnistie. Dans un tel climat, toute réforme, si raisonnable
soit-elle succombe sous les sarcasmes et les injures. » (22)
Il faut donc espérer
que par delà ce climat, la réforme aboutira.
Cependant, nous pensons
que le projet peut être amélioré à un double
niveau.
Tout d’abord,
au niveau de la composition de la commission amenée à se
prononcer sur la responsabilité des magistrats. A notre sens, il
faudrait un plus grand nombre de personnes au sein d’une telle commission.
N’oublions pas ici qu’il s’agit d’apprécier si un magistrat a commis
des fautes graves. Ainsi, nous pensons qu’il conviendrait que d’autres
personnes fassent partie de cette commission, tels par exemple d’autres
professionnels du droit, voire pourquoi pas des citoyens ayant été
victimes d’erreurs judiciaires.
Entendons-nous bien,
il ne s’agit pas pour nous de voir engager systématiquement la responsabilité
des juges pour un oui ou pour un non.
Il s’agit de déterminer
dans un contexte donné quelle a été la part de responsabilité
personnelle prise par un juge dans l’exercice de l’activité juridictionnelle.
Par exemple, il est
clair que la mise en détention d’une personne innocente dans le
seul but d’obtenir des aveux constitue une faute très grave du magistrat.
Nous notons que l’article
50-4 précité dans son alinéa 1er vise des plaintes
suite à « un dysfonctionnement du service de la justice
ou par un fait susceptible de recevoir une qualification disciplinaire
commis par un magistrat …/… »
Il ressort donc qu’une
faute disciplinaire d’un juge constituera une faute relevant de la commission
des plaintes susvisée.
Toutefois, la faute
disciplinaire est une notion assez floue en droit de la fonction publique.
C’est une appréciation
au cas par cas, autrement dit in concreto.
Ainsi, le Conseil
d’état, Juge d’Appel des décisions rendues par le Conseil
Supérieur de la Magistrature, a considéré que constituait
une faute disciplinaire :
- le fait pour un
procureur de la République de tenir des propos injurieux et portant
atteinte à l’honneur et à la considération d’un collègue
lors d’une conversation téléphonique avec un journaliste
et de s’immiscer dans une affaire dont il est régulièrement
dessaisi en laissant croire qu’il pouvait faire progresser par des contacts
officieux une information (Conseil d’état 19 Janvier 1996, Weisbuch
: Droit administratif 1996, n° 158) ;
- les retards excessifs,
répétés et sans justification d’un magistrat dans
la rédaction de décisions de justice et le prononcé
des jugements (Conseil d’état 17 Janvier 1996, Madame Dourthe, requête
n° 156833).
Nous pensons donc
que la Commission précitée doit être élargie
pour plus de crédibilité et d’indépendance.
Car comment expliquer
à une personne innocente qui a passé des années derrière
les barreaux que les personnes qui l’y ont envoyé continueront paisiblement
leur carrière sans aucune responsabilité ?
Nous pensons que
sur ce point la Commission doit être le reflet véritable du
Peuple Français au nom duquel les décisions judiciaires,
mêmes entachées d’erreurs, sont rendues.
Ensuite, à
un second niveau, il nous paraît capital de bien faire le distinguo
entre faute personnelle et réparation du préjudice subi.
En effet, il faut
éviter qu’une telle réforme n’aboutisse à neutraliser
l’appareil judiciaire ou encore à l’orienter vers un système
de pseudo-autoprotection.
En clair, il faut
éviter absolument que les décisions de non-lieu, de relaxe,
d’acquittement ne soient moins nombreuses qu’actuellement parce que, par
un effet induit, la Jurisprudence deviendrait moins exigeante dans l’application
et le respect de la Norme.
Il nous paraît
donc indispensable pour la victime que l’Etat soit le seul à réparer
civilement la faute personnelle du juge fautif, à charge naturellement
pour le payeur d’exercer une action récursoire contre le magistrat
fautif.
Il ne pourrait en
aller autrement : le magistrat n’aurait jamais les capacités financières
pour indemniser une faute personnelle qu’il aurait commise à l’égard
d’un citoyen, sauf à recourir à un système de cautionnement
tel que celui auquel ont recours les comptables publics.
Cette responsabilité
dans le paiement du préjudice s’impose : d’abord, pour éviter
les effets pervers de la réforme au sein de la magistrature elle-même
; ensuite et surtout pour la victime.
Les questions de
responsabilité ayant été posées, il convient
donc à présent d’entrer au cœur de ce dispositif d’indemnisation
particulier.
Notes de Bas de
page :
1)
Deux textes peuvent être cités à ce titre. D’une part,
l’article 9 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen
du 26 Août 1789 : « Tout homme est présumé
innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré
coupable, ... ». D’autre part et plus récemment, l’article
9-1 du Code civil, alinéa 1er , ajouté par la loi n°
93-2 du 4 Janvier 1993 : « Chacun a droit au respect de
la présomption d’innocence. ». [retour au
texte]
2)
Au 1er Juillet 1999, la population pénale française totalisait
57.844 détenus répartis de la manière suivante : 37.715
condamnés (65,2 %), 20.129 prévenus (34,8 %) - Source : «
Les chiffres clés de la Justice Octobre 1999 du Ministère
de la Justice, sous-direction de la statistique des études et de
la documentation. [retour au texte]
3)
Dans le département de la Guyane où l’ancienne prison de
Cayenne (fonctionnelle jusqu’en Avril 1998) était la plus surpeuplée
des établissements pénitentiaires de France avec un taux
d’occupation de 300 %, la population pénale était au 20 Janvier
1999 de 362 détenus répartie de la manière suivante
: 206 condamnés (57 %) ; 156 prévenus (43,09 %) – confer
Rapport d’activités 1998 du Centre pénitentiaire de la Guyane
transmis à Madame le Bâtonnier de l’Ordre des avocats de la
Guyane, page 43. [retour au texte]
4)
Loi publiée au Journal Officiel du 1er Janvier 1997. [retour
au texte]
5)
Projet de loi relatif à la présomption d’innocence et aux
droits des victimes ; avant-projet de loi organique relatif au statut des
magistrats comportant notamment des dispositions relatives à la
mobilité et à la responsabilité. [retour
au texte]
6)
Conclusions prises le 8 Juillet 1971, publiées dans le recueil Dalloz-Sirey
1971, Chronique XXVII. [retour au texte]
7)
Propos rapportés par le Procureur Général près
la Cour de Cassation. [retour au texte]
8)
Ainsi, les réformes, notamment fiscales, proposées par TURGOT
n’ont pu aboutir à cause des Parlements qui étaient d’ailleurs
composés essentiellement de membres provenant de la noblesse de
robe. [retour au texte]
9)
Arrêt 8 Février 1873, Blanco, arrêt publié dans
le GAJA, Dalloz 1996, n° 1. [retour au texte]
10)
Arrêt du 30 Juillet 1873, Pelletier, publié dans le GAJA,
Dalloz 1996, n° 2. [retour au texte]
11)
Depuis l’arrêt du 5 Mai 1877 Laumonnier-Carriol, selon la distinction
du Commissaire du Gouvernement LAFERRIERE la faute personnelle serait celle
qui révèle « l’homme avec ses faiblesses, ses
passions, ses imprudences ... » alors que la faute de service révèle
un administrateur « plus ou moins sujet à erreur ».
[retour au texte]
12)
Ainsi, depuis l’arrêt Couitéas du Conseil d’Etat du 30 Novembre
1923 (publié dans GAJA précité, n° 45), le refus
d’exécuter par les services de police les décisions de justice
constitue une hypothèse de responsabilité sans faute fondée
sur la rupture de l’égalité devant les charges publiques.
Cette responsabilité sans faute d’origine prétorienne a été
formalisée dans l’article 16 de la loi n° 91-650 du 9 Juillet
1991 portant réforme des procédures civiles d’exécution
aux termes duquel « L’Etat est tenu de prêter son concours
à l’exécution des jugements et des autres titres exécutoires.
Le refus de l’Etat de prêter son concours ouvre droit à
réparation. » [retour au texte]
13)
Arrêt du 27 Novembre 1952, Préfet de la Guyane, publié
dans le GAJA, Dalloz 1996, n° 82. [retour au texte]
14)
Ainsi, la régularité de la composition de la chambre d’accusation
d’une cour d’appel appelée à donner son avis sur une demande
d’extradition relève de l’organisation du service de la justice
(Conseil d’Etat, Assemblée, 7 Juillet 1978, Croissant). [retour
au texte]
15)
Conseil d’Etat 7 Mars 1919, Chauron, Recueil Lebon, page 243. [retour
au texte]
16)
Conseil d’Etat, Section, 10 Février 1984, Recueil Lebon, page 54.
[retour au texte]
17)
La place de cet article est révélatrice de l’option prise
par le législateur puisqu’il se situe sous le titre huitième
intitulé « Responsabilité du fait du fonctionnement
défectueux du service de la Justice. » [retour
au texte]
18)
La loi du 29 Juillet 1899 modifiée par celle du 5 Avril 1937 a substitué
la responsabilité de l’Etat à celle des instituteurs. [retour
au texte]
19)
Il convient de préciser que le traitement alloué à
un fonctionnaire est sans commune mesure avec les responsabilités
qui lui incombent dans le cadre de ses fonctions. C’est pourquoi, très
tôt, le juge administratif a opté d’abord pour un cumul de
fautes (Conseil d’Etat, 3 Février 1911, Anguet - GAJA précité,
n° 26) et peu après pour un cumul de responsabilités
(Conseil d’Etat, 26 Juillet 1918, Lemonnier, GAJA précité,
n° 36) (la faute personnelle de l’agent n’étant pas étrangère
au service public dans lequel ce dernier exerce ses fonctions). Un tel
cumul permet à la victime d’attraire la collectivité publique
en indemnisation au lieu et place de l’agent fautif, lequel généralement
ne peut manifestement pas payer les sommes réclamées. C’est
un système qui vise avant tout à protéger la victime
de l’insolvabilité de l’agent qui aurait commis une faute personnelle.
[retour au texte]
20)
Ainsi, l’article 432-5 et suivants du Code pénal sanctionnent les
privations de liberté faites illégalement par des fonctionnaires
d’autorité. [retour au texte]
21)
Jacques-Henri ROBERT : « La puissance et la justice », Droit
pénal n° 12 Décembre 1999, page 3. [retour
au texte]
22)
Jacques-Henri ROBERT : « La puissance et la justice », Droit
pénal n° 12 Décembre 1999, page 3. [retour
au texte]