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Conseil d’Etat, 28 octobre 2002, n° 241855, Mme Veuve H.

Les pensions de retraite constituent, pour les agents publics, une rémunération différée destinée à leur assurer, ou à assurer à leurs ayants cause, des conditions matérielles de vie en rapport avec la dignité des fonctions passées de ces agents. Par suite, la perte collective de la nationalité française survenue pour les pensionnés ou leurs ayants cause à l’occasion de l’accession à l’indépendance d’Etats antérieurement rattachés à la France ne peut être regardée comme un critère objectif et rationnel en rapport avec les buts du régime des pensions des agents publics, de nature à justifier une différence de traitement. Les dispositions de l’article L. 58 du code des pensions civiles et militaires de retraite ne peuvent donc être regardées comme compatibles avec la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en tant qu’elles n’excluent pas, pour l’application de cet article, le cas d’une perte collective de nationalité à l’occasion d’un transfert de la souveraineté sur un territoire.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 241855

Mme Veuve H.

Mme Guilhemsans
Rapporteur

M. Vallée
Commissaire du gouvernement

Séance du 9 octobre 2002
Lecture du 28 octobre 2002

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d’Etat statuant au contentieux

(Section du contentieux, 9ème et 10ème sous-sections réunies)

Sur le rapport de la 9ème sous-section de la Section du contentieux

Vu l’ordonnance du 31 décembre 2001, par laquelle le président du tribunal administratif de Poitiers a, en application de l’article R. 351-2 du code de justice administrative, transmis au Conseil d’Etat la requête de Mme Veuve H. ;

Vu la requête et les mémoires complémentaires, enregistrés les 15 novembre 1999, 20 novembre 2000, 28 novembre 2000 et 19 mars 2001 au greffe du tribunal administratif de Poitiers, présentés par Mme Veuve H. ; Mme Veuve H. demande :

1°) d’annuler la décision du 25 octobre 1999 par laquelle le ministre de la défense a refusé de lui accorder une pension de réversion ;

2°) de condamner l’Etat à lui payer la somme de 10 000 F au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;

3°) d’enjoindre au ministre de la défense de procéder au versement de la pension qui lui est due dans un délai d’un mois, sous astreinte de 1 000 F par jour ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des-droits de l’homme et des libertés fondamentales et le premier protocole additionnel à cette convention ;

Vu le code des pensions civiles et militaires de retraite ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Guilhemsans, Maître des Requêtes,
- les conclusions de M. Vallée, Commissaire du gouvernement ;

Considérant qu’aux termes de l’article L. 58 du code des pensions civiles et militaires de retraite : "Le droit à l’obtention ou à la jouissance de la pension et de la rente viagère d’invalidité est suspendu : Par la révocation avec suspension des droits à pension ; Par la condamnation à la destitution prononcée par application du code de justice militaire ou maritime ; Par la condamnation à une peine afflictive ou infamante pendant la durée de la peine ; Par les circonstances qui font perdre la qualité de Français durant la privation de cette qualité" ;

Considérant qu’il ressort des pièces du dossier qu’une pension de retraite proportionnelle a été concédée à compter du 17 juin 1963 à M. H., lieutenant de l’armée française, à l’issue de 19 ans, 7 mois et 18 jours de services militaires effectifs ; qu’après son décès, le 6 octobre 1998, son épouse, a demandé à bénéficier de la pension de réversion prévue par l’article L. 50 du code des pensions civiles et militaires de retraite ; que, par une décision du 25 octobre 1999, le ministre de la défense a rejeté cette demande, en application de l’article L. 58, précité, du même code, au motif que Mme Veuve H., n’ayant pas souscrit la déclaration récognitive de nationalité française après l’indépendance de l’Algérie, avait perdu cette nationalité à compter du 1er janvier 1963 ;

Sur l’intervention de l’association CATRED (Collectif des accidentés du travail, handicapés et retraités pour l’égalité des droits) :

Considérant que, dans les litiges de plein contentieux, sont seules recevables à former une intervention les personnes physiques ou morales qui se prévalent d’un droit auquel la décision à rendre est susceptible de préjudicier ; que l’association CATRED ne se prévaut pas d’un droit de cette nature ; que, dès lors, son intervention n’est pas recevable ;

Sur les conclusions tendant à l’annulation de la décision du ministre de la défense :

Sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête ;

Considérant qu’aux termes de l’article 1er de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ratifiée par la France en application de la loi du 31 décembre 1973 et publiée au Journal officiel par décret du 3 mai 1974 : "Les Hautes parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre 1 de la présente convention" ; qu’aux termes de l’article 14 de la même convention : "La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation" ; qu’en vertu des stipulations de l’article 1er du premier protocole additionnel à cette convention : "Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes" ;

Considérant qu’aux termes de l’article L. 1 du code des pensions civiles et militaires de retraite : "La pension est une allocation pécuniaire, personnelle et viagère accordée aux fonctionnaires civils et militaires et, après leur décès, à leurs ayants cause désignés par la loi, en rémunération des services qu’ils ont accomplis jusqu’à la cessation régulière de leurs fonctions. Le montant de la pension, qui tient compte du niveau, de la durée et de la nature des services accomplis, garantit en fin de carrière, à son bénéficiaire des conditions matérielles d’existence en rapport avec la dignité de sa fonction" ; qu’en vertu des dispositions combinées des articles L. 38 et L. 47 du même code, le conjoint survivant non séparé de corps d’un militaire peut, sous les réserves et dans les conditions prévues par ces articles, prétendre à 50 pour cent de la pension obtenue par lui ; que, dès lors, les pensions de réversion constituent des créances qui doivent être regardées comme des biens au sens de l’article 1er, précité, du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Considérant qu’une distinction entre des personnes placées dans une situation analogue est discriminatoire, au sens des stipulations précitées de l’article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, si elle n’est pas assortie de justifications objectives et raisonnables, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un objectif d’utilité publique, ou si elle n’est pas fondée sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec les buts de la loi ;

Considérant que les pensions de retraite constituent, pour les agents publics, une rémunération différée destinée à leur assurer, ou à assurer à leurs ayants cause, des conditions matérielles de vie en rapport avec la dignité des fonctions passées de ces agents ; que, par suite, la perte collective de la nationalité française survenue pour les pensionnés ou leurs ayants cause à l’occasion de l’accession à l’indépendance d’Etats antérieurement rattachés à la France ne peut être regardée comme un critère objectif et rationnel en rapport avec les buts du régime des pensions des agents publics, de nature à justifier une différence de traitement ; que les dispositions précitées de l’article L. 58 du code des pensions civiles et militaires de retraite ne peuvent donc être regardées comme compatibles avec la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en tant qu’elles n’excluent pas, pour l’application de cet article, le cas d’une perte collective de nationalité à l’occasion d’un transfert de la souveraineté sur un territoire ; que, dès lors, cet article ne pouvait justifier le refus opposé par le ministre de la défense à la demande de pension de réversion présentée par Mme Veuve H. ; que, par suite, cette dernière, dont la requête était suffisamment motivée, est fondée à demander, l’annulation de la décision du 25 octobre 1999, susmentionnée ;

Sur les conclusions aux fins d’injonction :

Considérant qu’ainsi qu’il a été dit, le ministre de la défense ne pouvait se fonder sur le fait que Mme Veuve H. a perdu la nationalité française depuis le 1er janvier 1963, pour rejeter sa demande ; que l’autorité administrative est tenue, si Mme Veuve H. remplit l’ensemble des conditions prévues par le code pour l’attribution d’une pension de réversion, de procéder immédiatement au versement de cette pension ;

Mais considérant que le dossier soumis au Conseil d’Etat ne permet pas de s’assurer si ces conditions sont remplies ; que, dès lors, et sans qu’il y ait lieu de prononcer d’astreinte, il y a seulement lieu d’enjoindre au ministre de la défense de procéder, dans les deux mois qui suivront la notification de la présente décision, à cette vérification et de répondre en conséquence, conformément aux principes fixés ci-dessus, à la demande de Mme Veuve H. ;

Sur les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761 du code de justice administrative ;

Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et de condamner l’Etat à payer à Mme Veuve H. une somme de 100 euros au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;

D E C I D E :

Article 1er : L’intervention de l’association CATRED n’est pas admise.

Article 2 : La décision du 25 octobre 1999, par laquelle le ministre de la défense a refusé d’accorder à Mme Veuve H. une pension de réversion, est annulée.

Article 3 : Il est enjoint au ministre de la défense de procéder, dans les conditions définies par la présente décision et dans un délai de deux mois à compter de la notification de cette décision, à un réexamen de la demande de Mme Veuve H. .

Article 4 : L’Etat paiera à Mme Veuve H. la somme de 100 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête de Mme Veuve H. est rejeté.

Article 6 : La présente décision sera notifiée à Mme Veuve H., au ministre de la défense et au ministre de l’économie, des finances et de l’industrie.

 


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