LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE,
Vu la lettre du 17 octobre 1985 par laquelle la Fédération
nationale du commerce et de l’artisanat de l’automobile a saisi la Commission
de la concurrence d’une plainte portant sur les contrats d’exclusivité
liant des sociétés pétrolières à des
détaillants en carburant ;
Vu l’article 85 du Traité de Rome et les règlements n°
67-67 du 22 mars 1967 et n° 1984-83 du 22 juin 1983 concernant l’application
de l’article 85, paragraphe 3, du traité à des catégories
d’accords d’achat exclusif ;
Vu les ordonnances nos 45-1483 et 45-1484 du 30 juin 1945 modifiées
du 30 juin 1945, relatives respectivement aux prix et à la constatation,
la poursuite et la répression des infractions à la législation
économique ;
Vu la loi n° 84-46 du 24 janvier 1984 relative à l’activité
et au contrôle des établissements de crédit ;
Vu l’ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative
à la liberté des prix et de la concurrence, modifiée,
ensemble le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 fixant
les conditions d’application de cette ordonnance ;
Vu les observations présentées par les parties sur le
rapport qui leur a été notifié le 21 novembre 1986
,
Le rapporteur, le commissaire du Gouvernement, le rapporteur général
et les parties entendus ;
Retient les constatations (I) et adopte la décision (II) ci-après
exposées :
I. - Constatations
a) Les caractéristiques du marché
Le marché de la distribution des produits pétroliers a
été caractérisé dans la période récente
par la modification en profondeur de la politique pétrolière
publique favorisant l’exercice de la concurrence entre les différents
opérateurs. Les modalités d’obtention des autorisations
d’importation de produits pétroliers ont été assouplies,
la règle administrative subordonnant à autorisation l’ouverture
des nouvelles stations-service a été abrogée, les
prix des produits pétroliers ont été, par l’arrêté
n° 85-10 A du ministère de l’économie et des finances,
libérés.
Ainsi, au cours des dix dernières années, de nouveaux
intermédiaires ont pris une part grandissante dans la distribution
des carburants aux dépens de celle jusqu’alors assurée par
les compagnies de raffinage et leur part est évaluée actuellement
aux alentours de 15 p. 100 du marché. Dans le même temps,
on a assisté au développement des stations dépendant
des commerces de grande surface ainsi qu’à la croissance des ventes
en libre-service. Globalement, cette situation de concurrence accrue
s’est traduite par la diminution sensible du nombre total des stations-service
en activité ; en 1985, 34 600 points de vente ont été
recensés contre 49 400 en 1973. Corrélativement, le
débit annuel moyen par point de vente a sensiblement augmenté
(de 450 à 760 mètres cubes).
Dans l’analyse de la structure des réseaux de distribution des
carburants, selon la nature des liens existant entre les compagnies pétrolières
ou autres grossistes en produits pétroliers et les distributeurs
finals, une distinction est généralement opérée
entre le réseau libre et le réseau lié. Le réseau
libre est constitué par les pompistes qui sont propriétaires
du fonds de commerce et des installations qu’ils utilisent ainsi que par
les stations des commerces de grande surface. Pour s’approvisionner
en carburants, ces entreprises mettent en concurrence les différents
fournisseurs qui sont ou non détenteurs d’autorisation d’importation
A.5 ou A.10. Les carburants sont alors vendus à l’enseigne du distributeur.
En 1985, le réseau libre comprenait 7 300 pompistes indépendants
et 2 f 50 stations dépendant des commerces de grande surface.
Quant au réseau lié, toujours en 1985, il était
composé de 6350 stations officielles, propriété des
compagnies pétrolières, et de 18 700 stations dites organiques
liées à leur fournisseur par un contrat d’approvisionnement
exclusif. Les 25 050 stations de ce réseau lié ont
pour dénominateur commun de vendre les produits pétroliers
sous la marque de leur fournisseur. S’agissant des seules stations
organiques, on a coutume de distinguer les commissionnaires (au nombre
de 6600 en 1985) et les acheteurs fermes (12 100 en 1985) ou revendeurs
de marque. Tandis que le revendeur de marque, qui achète et
revend le produit, est rémunéré par sa marge qu’il
détermine librement (laquelle est éventuellement diminuée
du loyer qu’il règle à la société pétrolière
pour les installations que celle-ci lui prête le cas échéant),
le commissionnaire est rémunéré par une commission
proportionnelle aux Titrages vendus, la société pétrolière
demeurant propriétaire du produit jusqu’à la transaction
finale.
Dans la très grande majorité des cas, commissionnaires
et acheteurs fermes sont propriétaires de l’emplacement, des murs
et de leur fonds de commerce alors que les cuves et matériels annexes,
de même que les équipements de surface (volucompteurs, panonceaux,
etc.) sont la propriété de la société pétrolière
avec laquelle ils ont conclu un contrat d’exclusivité d’approvisionnement.
En contrepartie du prêt en nature ainsi obtenu, les pompistes se
voient proposer des conditions commerciales différentes de celles
qu’ils obtiendraient s’ils étaient propriétaires de tous
les équipements. Mais ils n’ont alors pas à assurer
l’entretien des cuves. Au surplus, le prêt en nature est, pour
eux, le moyen de limiter le montant des investissements requis dont, au
demeurant, s’agissant particulièrement des cuves et matériels
annexes, la valeur marchande résiduelle est faible et le marché
étroit.
Quand le contrat cesse d’avoir effet, et quelle qu’en soit la cause,
les pompistes concernés sont alors fréquemment tenus contractuellement
de restituer, en nature et pour partie à leurs frais, les cuves
et matériels annexes à la société pétrolière
avec laquelle ils avaient contracté.
b) Les faits à qualifier
L’historique
Antérieurement à l’année 1982, généralement,
les contrats d’approvisionnement exclusif liant les sociétés
pétrolières aux pompistes comprenaient la clause de restitution
en nature des cuves et matériels en cas de cessation des relations
contractuelles quelle qu’en soit la cause. Tel n’était, en
revanche pas le cas des contrats des sociétés Elf (contrats
Antar exclus), B.P. et de quelques contrats Total : à l’expiration
normale du contrat, le contrat Elf prévoyait la cession gratuite
des cuves et matériels -, le contrat B.P. prévoyant la cession
des cuves et matériels selon une procédure à l’amiable
ou à dire d’expert, et cela même en cas de résiliation
anticipée.
Dès 1981, le ministre de l’économie et des finances a
attiré l’attention des professionnels intéressés sur
le fait que « le prêt ou la location de matériel ne
doit pas avoir pour effet de contraindre le détaillant à
reconduire purement et simplement un contrat venu à échéance,
sans négociation, du fait que la restitution du matériel
entraînerait des travaux coûteux... ». Les négociations
auxquelles le ministre invitait alors les parties intéressées
devaient déboucher sur la conclusion de l’accord interprofessionnel
du 4 octobre 1982, entré en vigueur le 1er novembre 1982, entre
les fédérations professionnelles représentant les
revendeurs de marque et l’Union des chambres syndicales de l’industrie
du pétrole.
L’article 2 de l’accord stipulait que
« Les sociétés sont d’accord pour céder le
matériel (cuves et canalisations) à l’échéance
du contrat et, en cas de résiliation anticipée, par accord
des parties.
« Le contrat indique la valeur du matériel à la
date de la signature et précise les conditions de cession (dégressivité,
mode de calcul et modalités).
« Si le coût des travaux d’installation des matériels
est pris en charge par la société de pétrole, le contrat
mentionnera les conditions dans lesquelles le montant de ces travaux devra
lui être remboursé. »
L’article 7 créait une commission paritaire de conciliation pour
examiner les litiges relatifs aux contrats signés postérieurement
au 1er novembre 1982. Le 7 février 1984, la compétence
de cet organisme était étendue aux contrats signés
antérieurement à la date du 1er novembre 1982.
Mais, à la suite de la publication de la loi n° 84-46 du
24 janvier 1984 et, plus particulièrement de son article 3 selon
lequel « sont assimilés à des opérations de
crédit le crédit-bail, et, de manière générale,
toute opération de location assortie d’une option d’achat »,
la Chambre syndicale de la distribution des produits pétroliers,
membre de l’Union des chambres syndicales de l’industrie du pétrole,
devait considérer que l’accord interprofessionnel de 1982 «
se trouvait en infraction avec la loi ». La plupart des sociétés
ont laissé leurs contrats inchangés. Les sociétés
Total et Shell les ont en revanche modifiés en substituant à
la possibilité de cession des cuves et matériels la clause
de restitution en nature. Quant aux contrats de commissionnaires,
ils ne comprennent pas, en général, de clause de cession,
sauf chez Mobil et Elf.
La lettre du 23 décembre 1985 du ministère de l’économie
et des finances ayant précisé le domaine d’application de
la loi de 1984, les négociations sur la question de la restitution
des cuves et matériels entre les professionnels concernés
ont repris mais n’ont toujours pas abouti à la conclusion d’un nouvel
accord Interprofessionnel.
Dès lors, aujourd’hui, la Fédération nationale
du commerce et de l’artisanat de l’automobile dénonce la clause
de restitution en nature des cuves et de toutes les installations annexes
que des contrats d’exclusivité d’approvisionnement comportent.
La fédération estime que cette clause, qui n’est pas essentielle
à l’économie du contrat, a un effet « gravement anticoncurrentiel
entrant dans le champ d’application de l’article 50 » de l’ordonnance
n° 45-1483 du 30 juin 1945.
L’étendue de la question soulevée, ses causes et les
disparités de comportement observées
Sur un échantillon de contrats concernant les sept principales
sociétés pétrolières, on dénombre aujourd’hui
3 816 contrats sans possibilité contractuelle de rachat des cuves
et matériels, tandis que 3 891 contrats prévoient explicitement
cette faculté ; selon d’autres sources, le problème de la
restitution des cuves et matériels concernerait 8 à 10 p.
100 de l’ensemble des stations-service.
Dans la période du 1er novembre 1982 au 30 juin 1986, globalement,
les sociétés pétrolières auraient exigé
la restitution des cuves et matériels dans 137 cas.
Les différents partenaires économiques concernés
admettent que le conflit des cuves se cristallise à l’occasion de
relations commerciales globalement dégradées. Tandis
que des compagnies pétrolières soutiennent que les demandes
de restitution sont la sanction de manquement aux obligations contractuelles,
la Fédération nationale du commerce et de l’artisanat de
l’automobile voit dans ces demandes le moyen d’empêcher un grand
nombre de ses adhérents de changer de fournisseur et de les contraindre,
dans bien des cas, à arrêter purement et simplement leur activité
de distributeur de carburant.
Sur les 137 conflits repérés lors de l’instruction, 105
concernent la société Total, 18 la société
Shell, 8 la société Esso, 5 la société Elf
et 1 la société B.P. Les sociétés Mobil et
Fina ont, pour leur part, toujours été en mesure de régler
leurs différents à l’amiable. La disparité de
ces résultats témoigne de situations contrastées.
Ainsi, pour des parts de marché et des structures de réseau
sensiblement voisines, les comportements des sociétés Elf
et Total apparaissent très différents.
II. - A la lumière des constatations qui précèdent
LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE,
Considérant que les faits de l’espèce doivent s’analyser
dans le contexte concurrentiel qui, désormais, préside au
fonctionnement du marché de la distribution des produits pétroliers
à la suite tant de la libération des prix que de l’abrogation
de la règle administrative soumettant à autorisation l’ouverture
de nouvelles stations-service ; qu’ainsi, pour de nombreux détaillants,
la nécessité de changer de fournisseur, liée à
celle d’obtenir des conditions permettant de consentir des rabais à
la clientèle, s’est, plus fréquemment que par le passé,
révélée dans la période récente et,
souvent, en cours de contrat ;
Considérant que les compagnies pétrolières ont
abandonné la clause de restitution en nature des cuves et matériels
à la suite de l’accord interprofessionnel du 4 octobre 1982 pour
les contrats conclus postérieurement au 1er novembre 1982 ; qu’on
ne peut alors soutenir que la clause litigieuse est essentielle à
l’équilibre du contrat liant fournisseurs et revendeurs ;
Considérant d’ailleurs que des sociétés pétrolières
font valoir qu’elles n’imposent plus la clause de restitution en nature
des cuves et matériels, même si cette clause figure toujours
dans certains contrats conclus antérieurement à novembre
1982 et encore en cours de validité ; qu’ainsi la société
Elf-France souligne avoir « toujours accepté le principe de
la cession des cuves et matériels lui appartenant aux revendeurs
qui lui en faisaient la demande, même lorsque les contrats signés
avec ces revendeurs stipulaient la restitution des cuves à son profit
en fin de contrat » ; que la société Mobil Oil Française
fait observer n’avoir « jamais exigé la restitution des installations
de stockage et des tuyauteries, quelles que soient les raisons ou les circonstances
de la cessation des relations contractuelles » et que son contrat
comporte une clause « précise et sans équivoque »
lui faisant obligation de céder les installations en cause au revendeur
qui le demande au moment où cessent les relations contractuelles
pour quelque motif que ce soit ; que la société Esso S.A.F.
soutient que « les contrats présentés actuellement
à la signature des revendeurs détaillants de (la) société
contiennent une clause de cession des cuves conforme aux recommandations
faites par le rapport » ; que les sociétés Shell et
Total ont, elles-mêmes, occasionnellement dérogé à
l’application de la clause de restitution en nature des cuves et matériels
imposée aux pompistes et adopté alors des prix de cession
nettement différenciés ; que ces différents éléments
de fait démontrent ainsi le caractère non essentiel de la
clause litigieuse ;
Considérant que la clause faisant obligation à des distributeurs
de restituer en nature les cuves et matériels figurant dans des
contrats Total et Shell, de même que dans des contrats Elf-Antar,
Esso et Mobil Oil antérieurs à l’accord interprofessionnel
du 4 octobre 1982, a, dans la majorité des cas, pour effet d’accroître
sans contrepartie économique pour les revendeurs ou commissionnaires
considérés (soit 8 à 10 p. 100 de l’ensemble des distributeurs
de produits pétroliers), les coûts associés à
un changement de fournisseur en cas de rupture du contrat ; qu’une telle
clause a donc pour effet de limiter la fluidité du marché
des distributeurs entre les fournisseurs , qu’elle peut, dans certains
cas, interdire de fait au revendeur ou au commissionnaire dont le contrat
n’a pas été renouvelé de poursuivre son activité
avec un autre fournisseur ; qu’aussi bien la société Shell
fait elle-même remarquer que si la clause était abandonnée
« il serait facile et avantageux pour un concurrent de venir s’installer
» après l’expiration ou la dénonciation du contrat
;
Considérant que, contrairement à ce que soutient la société
Shell, l’obligation qu’elle impose à des revendeurs de restituer
en nature les cuves et matériels ne constitue pas en tout état
de cause un moyen indispensable de se protéger contre une concurrence
déloyale en cas de cessation ou de rupture du contrat avec ces revendeurs
; qu’en particulier, l’adoption d’une clause prévoyant la possibilité
pour les distributeurs concernés de racheter les cuves et matériels
dans des conditions analogues à celles négociées dans
le cadre de l’accord interprofessionnel du 4 octobre 1982 serait de nature
à lui permettre de récupérer la partie non amortie
des frais qu’elle a engagés sans pour autant créer un obstacle
artificiel au jeu de la concurrence ;
Considérant que la société Shell, pas plus que
la société Total, ne peut utilement se prévaloir de
certaines décisions de justice rendues à l’occasion de litiges
particuliers qui l’ont opposée à des distributeurs et qu’en
effet ces décisions de justice n’ont que l’autorité relative
de la chose jugée ;
Considérant par ailleurs que les contrats d’approvisionnement
exclusif liant les fournisseurs aux revendeurs peuvent, dans le cas où
ils affecteraient le commerce entre les Etats membres, tomber sous le coup
des dispositions de l’article 85, paragraphe 1, du Traité de Rome
; qu’ils peuvent cependant bénéficier d’une exemption sur
la base de l’article 85, paragraphe 3, qui leur est acquise de plein droit
lorsqu’ils remplissent les conditions énoncées naguère
par le règlement 67-67 de la Commission du 22 mars 1967 et, aujourd’hui,
par le règlement 1984-83 du 22 juin 1983 ; que, toutefois, l’un
et l’autre de ces textes subordonnent dans leur article 2 le bénéfice
d’une pareille exemption à la condition que le contrat ne contienne
aucune autre restriction de concurrence que celles énoncées
par cet article ; que la clause de restitution en nature des cuves et matériels
n’y figure pas ; que, dans ces conditions, il ne saurait être soutenu
que les contrats comportant la clause litigieuse bénéficient
de l’exemption automatique des règlements précités
; qu’au demeurant une enquête est actuellement diligentée
par les services de la Commission des communautés européennes
et que la cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 30 janvier 1987,
a sursis à statuer dans l’attente d’un examen au fond par la Commission
des plaintes relatives à la clause de restitution en nature des
cuves et matériels ;
Considérant qu’il résulte de l’ensemble de ce qui précède
que l’obligation de restitution des cuves et matériels figurant
dans des contrats de distribution Total et Shell, de même que dans
des contrats Elf-Antar, Esso et Mobil Oil conclus antérieurement
à l’accord interprofessionnel du 4 octobre 1982, constitue une convention
pouvant avoir pour effet de restreindre le jeu de la concurrence sur le
marché des produits pétroliers et qu’elle tombe sous le coup
des dispositions deL l’article 50 de l’ordonnance n° 45-1483 du 30
juin 1945 ; qu’une telle clause est également visée par les
dispositions de l’article 7 de l’ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre
1986 ; qu’il n’est ni établi ni invoqué par les parties que
les conditions d’application de l’article 51 de l’ordonnance de 1945 et
de l’article 10 de l’ordonnance de 1986 se trouvent réunies ;