Décision n° 87-D-34 du 29 septembre 1987 relative à la clause de restitution des cuves et matériels dans les contrats qui lient les sociétés pétrolières à leurs revendeurs

LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE,

Vu la lettre du 17 octobre 1985 par laquelle la Fédération nationale du commerce et de l’artisanat de l’automobile a saisi la Commission de la concurrence d’une plainte portant sur les contrats d’exclusivité liant des sociétés pétrolières à des détaillants en carburant ;

Vu l’article 85 du Traité de Rome et les règlements n° 67-67 du 22 mars 1967 et n° 1984-83 du 22 juin 1983 concernant l’application de l’article 85, paragraphe 3, du traité à des catégories d’accords d’achat exclusif ;

Vu les ordonnances nos 45-1483 et 45-1484 du 30 juin 1945 modifiées du 30 juin 1945, relatives respectivement aux prix et à la constatation, la poursuite et la répression des infractions à la législation économique ;

Vu la loi n° 84-46 du 24 janvier 1984 relative à l’activité et au contrôle des établissements de crédit ;

Vu l’ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, modifiée, ensemble le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 fixant les conditions d’application de cette ordonnance ;

Vu les observations présentées par les parties sur le rapport qui leur a été notifié le 21 novembre 1986 ,

Le rapporteur, le commissaire du Gouvernement, le rapporteur général et les parties entendus ;

Retient les constatations (I) et adopte la décision (II) ci-après exposées :

I. - Constatations

a) Les caractéristiques du marché

Le marché de la distribution des produits pétroliers a été caractérisé dans la période récente par la modification en profondeur de la politique pétrolière publique favorisant l’exercice de la concurrence entre les différents opérateurs. Les modalités d’obtention des autorisations d’importation de produits pétroliers ont été assouplies, la règle administrative subordonnant à autorisation l’ouverture des nouvelles stations-service a été abrogée, les prix des produits pétroliers ont été, par l’arrêté n° 85-10 A du ministère de l’économie et des finances, libérés.

Ainsi, au cours des dix dernières années, de nouveaux intermédiaires ont pris une part grandissante dans la distribution des carburants aux dépens de celle jusqu’alors assurée par les compagnies de raffinage et leur part est évaluée actuellement aux alentours de 15 p. 100 du marché. Dans le même temps, on a assisté au développement des stations dépendant des commerces de grande surface ainsi qu’à la croissance des ventes en libre-service. Globalement, cette situation de concurrence accrue s’est traduite par la diminution sensible du nombre total des stations-service en activité ; en 1985, 34 600 points de vente ont été recensés contre 49 400 en 1973. Corrélativement, le débit annuel moyen par point de vente a sensiblement augmenté (de 450 à 760 mètres cubes).

Dans l’analyse de la structure des réseaux de distribution des carburants, selon la nature des liens existant entre les compagnies pétrolières ou autres grossistes en produits pétroliers et les distributeurs finals, une distinction est généralement opérée entre le réseau libre et le réseau lié. Le réseau libre est constitué par les pompistes qui sont propriétaires du fonds de commerce et des installations qu’ils utilisent ainsi que par les stations des commerces de grande surface. Pour s’approvisionner en carburants, ces entreprises mettent en concurrence les différents fournisseurs qui sont ou non détenteurs d’autorisation d’importation A.5 ou A.10. Les carburants sont alors vendus à l’enseigne du distributeur.  En 1985, le réseau libre comprenait 7 300 pompistes indépendants et 2 f 50 stations dépendant des commerces de grande surface.

Quant au réseau lié, toujours en 1985, il était composé de 6350 stations officielles, propriété des compagnies pétrolières, et de 18 700 stations dites organiques liées à leur fournisseur par un contrat d’approvisionnement exclusif. Les 25 050 stations de ce réseau lié ont pour dénominateur commun de vendre les produits pétroliers sous la marque de leur fournisseur. S’agissant des seules stations organiques, on a coutume de distinguer les commissionnaires (au nombre de 6600 en 1985) et les acheteurs fermes (12 100 en 1985) ou revendeurs de marque. Tandis que le revendeur de marque, qui achète et revend le produit, est rémunéré par sa marge qu’il détermine librement (laquelle est éventuellement diminuée du loyer qu’il règle à la société pétrolière pour les installations que celle-ci lui prête le cas échéant), le commissionnaire est rémunéré par une commission proportionnelle aux Titrages vendus, la société pétrolière demeurant propriétaire du produit jusqu’à la transaction finale.

Dans la très grande majorité des cas, commissionnaires et acheteurs fermes sont propriétaires de l’emplacement, des murs et de leur fonds de commerce alors que les cuves et matériels annexes, de même que les équipements de surface (volucompteurs, panonceaux, etc.) sont la propriété de la société pétrolière avec laquelle ils ont conclu un contrat d’exclusivité d’approvisionnement.  En contrepartie du prêt en nature ainsi obtenu, les pompistes se voient proposer des conditions commerciales différentes de celles qu’ils obtiendraient s’ils étaient propriétaires de tous les équipements. Mais ils n’ont alors pas à assurer l’entretien des cuves. Au surplus, le prêt en nature est, pour eux, le moyen de limiter le montant des investissements requis dont, au demeurant, s’agissant particulièrement des cuves et matériels annexes, la valeur marchande résiduelle est faible et le marché étroit.

Quand le contrat cesse d’avoir effet, et quelle qu’en soit la cause, les pompistes concernés sont alors fréquemment tenus contractuellement de restituer, en nature et pour partie à leurs frais, les cuves et matériels annexes à la société pétrolière avec laquelle ils avaient contracté.

b) Les faits à qualifier

L’historique

Antérieurement à l’année 1982, généralement, les contrats d’approvisionnement exclusif liant les sociétés pétrolières aux pompistes comprenaient la clause de restitution en nature des cuves et matériels en cas de cessation des relations contractuelles quelle qu’en soit la cause. Tel n’était, en revanche pas le cas des contrats des sociétés Elf (contrats Antar exclus), B.P. et de quelques contrats Total : à l’expiration normale du contrat, le contrat Elf prévoyait la cession gratuite des cuves et matériels -, le contrat B.P. prévoyant la cession des cuves et matériels selon une procédure à l’amiable ou à dire d’expert, et cela même en cas de résiliation anticipée.

Dès 1981, le ministre de l’économie et des finances a attiré l’attention des professionnels intéressés sur le fait que « le prêt ou la location de matériel ne doit pas avoir pour effet de contraindre le détaillant à reconduire purement et simplement un contrat venu à échéance, sans négociation, du fait que la restitution du matériel entraînerait des travaux coûteux... ». Les négociations auxquelles le ministre invitait alors les parties intéressées devaient déboucher sur la conclusion de l’accord interprofessionnel du 4 octobre 1982, entré en vigueur le 1er novembre 1982, entre les fédérations professionnelles représentant les revendeurs de marque et l’Union des chambres syndicales de l’industrie du pétrole.

L’article 2 de l’accord stipulait que

« Les sociétés sont d’accord pour céder le matériel (cuves et canalisations) à l’échéance du contrat et, en cas de résiliation anticipée, par accord des parties.
« Le contrat indique la valeur du matériel à la date de la signature et précise les conditions de cession (dégressivité, mode de calcul et modalités).
« Si le coût des travaux d’installation des matériels est pris en charge par la société de pétrole, le contrat mentionnera les conditions dans lesquelles le montant de ces travaux devra lui être remboursé. »

L’article 7 créait une commission paritaire de conciliation pour examiner les litiges relatifs aux contrats signés postérieurement au 1er novembre 1982. Le 7 février 1984, la compétence de cet organisme était étendue aux contrats signés antérieurement à la date du 1er novembre 1982.

Mais, à la suite de la publication de la loi n° 84-46 du 24 janvier 1984 et, plus particulièrement de son article 3 selon lequel « sont assimilés à des opérations de crédit le crédit-bail, et, de manière générale, toute opération de location assortie d’une option d’achat », la Chambre syndicale de la distribution des produits pétroliers, membre de l’Union des chambres syndicales de l’industrie du pétrole, devait considérer que l’accord interprofessionnel de 1982 «  se trouvait en infraction avec la loi ». La plupart des sociétés ont laissé leurs contrats inchangés. Les sociétés Total et Shell les ont en revanche modifiés en substituant à la possibilité de cession des cuves et matériels la clause de restitution en nature. Quant aux contrats de commissionnaires, ils ne comprennent pas, en général, de clause de cession, sauf chez Mobil et Elf.

La lettre du 23 décembre 1985 du ministère de l’économie et des finances ayant précisé le domaine d’application de la loi de 1984, les négociations sur la question de la restitution des cuves et matériels entre les professionnels concernés ont repris mais n’ont toujours pas abouti à la conclusion d’un nouvel accord Interprofessionnel.

Dès lors, aujourd’hui, la Fédération nationale du commerce et de l’artisanat de l’automobile dénonce la clause de restitution en nature des cuves et de toutes les installations annexes que des contrats d’exclusivité d’approvisionnement comportent.  La fédération estime que cette clause, qui n’est pas essentielle à l’économie du contrat, a un effet « gravement anticoncurrentiel entrant dans le champ d’application de l’article 50 » de l’ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945.

L’étendue de la question soulevée, ses causes et les disparités de comportement observées

Sur un échantillon de contrats concernant les sept principales sociétés pétrolières, on dénombre aujourd’hui 3 816 contrats sans possibilité contractuelle de rachat des cuves et matériels, tandis que 3 891 contrats prévoient explicitement cette faculté ; selon d’autres sources, le problème de la restitution des cuves et matériels concernerait 8 à 10 p. 100 de l’ensemble des stations-service.

Dans la période du 1er novembre 1982 au 30 juin 1986, globalement, les sociétés pétrolières auraient exigé la restitution des cuves et matériels dans 137 cas.

Les différents partenaires économiques concernés admettent que le conflit des cuves se cristallise à l’occasion de relations commerciales globalement dégradées. Tandis que des compagnies pétrolières soutiennent que les demandes de restitution sont la sanction de manquement aux obligations contractuelles, la Fédération nationale du commerce et de l’artisanat de l’automobile voit dans ces demandes le moyen d’empêcher un grand nombre de ses adhérents de changer de fournisseur et de les contraindre, dans bien des cas, à arrêter purement et simplement leur activité de distributeur de carburant.

Sur les 137 conflits repérés lors de l’instruction, 105 concernent la société Total, 18 la société Shell, 8 la société Esso, 5 la société Elf et 1 la société B.P. Les sociétés Mobil et Fina ont, pour leur part, toujours été en mesure de régler leurs différents à l’amiable. La disparité de ces résultats témoigne de situations contrastées.  Ainsi, pour des parts de marché et des structures de réseau sensiblement voisines, les comportements des sociétés Elf et Total apparaissent très différents.

II. - A la lumière des constatations qui précèdent

LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE,

Considérant que les faits de l’espèce doivent s’analyser dans le contexte concurrentiel qui, désormais, préside au fonctionnement du marché de la distribution des produits pétroliers à la suite tant de la libération des prix que de l’abrogation de la règle administrative soumettant à autorisation l’ouverture de nouvelles stations-service ; qu’ainsi, pour de nombreux détaillants, la nécessité de changer de fournisseur, liée à celle d’obtenir des conditions permettant de consentir des rabais à la clientèle, s’est, plus fréquemment que par le passé, révélée dans la période récente et, souvent, en cours de contrat ;

Considérant que les compagnies pétrolières ont abandonné la clause de restitution en nature des cuves et matériels à la suite de l’accord interprofessionnel du 4 octobre 1982 pour les contrats conclus postérieurement au 1er novembre 1982 ; qu’on ne peut alors soutenir que la clause litigieuse est essentielle à l’équilibre du contrat liant fournisseurs et revendeurs ;

Considérant d’ailleurs que des sociétés pétrolières font valoir qu’elles n’imposent plus la clause de restitution en nature des cuves et matériels, même si cette clause figure toujours dans certains contrats conclus antérieurement à novembre 1982 et encore en cours de validité ; qu’ainsi la société Elf-France souligne avoir « toujours accepté le principe de la cession des cuves et matériels lui appartenant aux revendeurs qui lui en faisaient la demande, même lorsque les contrats signés avec ces revendeurs stipulaient la restitution des cuves à son profit en fin de contrat » ; que la société Mobil Oil Française fait observer n’avoir « jamais exigé la restitution des installations de stockage et des tuyauteries, quelles que soient les raisons ou les circonstances de la cessation des relations contractuelles » et que son contrat comporte une clause « précise et sans équivoque » lui faisant obligation de céder les installations en cause au revendeur qui le demande au moment où cessent les relations contractuelles pour quelque motif que ce soit ; que la société Esso S.A.F. soutient que « les contrats présentés actuellement à la signature des revendeurs détaillants de (la) société contiennent une clause de cession des cuves conforme aux recommandations faites par le rapport » ; que les sociétés Shell et Total ont, elles-mêmes, occasionnellement dérogé à l’application de la clause de restitution en nature des cuves et matériels imposée aux pompistes et adopté alors des prix de cession nettement différenciés ; que ces différents éléments de fait démontrent ainsi le caractère non essentiel de la clause litigieuse ;

Considérant que la clause faisant obligation à des distributeurs de restituer en nature les cuves et matériels figurant dans des contrats Total et Shell, de même que dans des contrats Elf-Antar, Esso et Mobil Oil antérieurs à l’accord interprofessionnel du 4 octobre 1982, a, dans la majorité des cas, pour effet d’accroître sans contrepartie économique pour les revendeurs ou commissionnaires considérés (soit 8 à 10 p. 100 de l’ensemble des distributeurs de produits pétroliers), les coûts associés à un changement de fournisseur en cas de rupture du contrat ; qu’une telle clause a donc pour effet de limiter la fluidité du marché des distributeurs entre les fournisseurs , qu’elle peut, dans certains cas, interdire de fait au revendeur ou au commissionnaire dont le contrat n’a pas été renouvelé de poursuivre son activité avec un autre fournisseur ; qu’aussi bien la société Shell fait elle-même remarquer que si la clause était abandonnée « il serait facile et avantageux pour un concurrent de venir s’installer  » après l’expiration ou la dénonciation du contrat  ;

Considérant que, contrairement à ce que soutient la société Shell, l’obligation qu’elle impose à des revendeurs de restituer en nature les cuves et matériels ne constitue pas en tout état de cause un moyen indispensable de se protéger contre une concurrence déloyale en cas de cessation ou de rupture du contrat avec ces revendeurs  ; qu’en particulier, l’adoption d’une clause prévoyant la possibilité pour les distributeurs concernés de racheter les cuves et matériels dans des conditions analogues à celles négociées dans le cadre de l’accord interprofessionnel du 4 octobre 1982 serait de nature à lui permettre de récupérer la partie non amortie des frais qu’elle a engagés sans pour autant créer un obstacle artificiel au jeu de la concurrence ;

Considérant que la société Shell, pas plus que la société Total, ne peut utilement se prévaloir de certaines décisions de justice rendues à l’occasion de litiges particuliers qui l’ont opposée à des distributeurs et qu’en effet ces décisions de justice n’ont que l’autorité relative de la chose jugée ;

Considérant par ailleurs que les contrats d’approvisionnement exclusif liant les fournisseurs aux revendeurs peuvent, dans le cas où ils affecteraient le commerce entre les Etats membres, tomber sous le coup des dispositions de l’article 85, paragraphe 1, du Traité de Rome  ; qu’ils peuvent cependant bénéficier d’une exemption sur la base de l’article 85, paragraphe 3, qui leur est acquise de plein droit lorsqu’ils remplissent les conditions énoncées naguère par le règlement 67-67 de la Commission du 22 mars 1967 et, aujourd’hui, par le règlement 1984-83 du 22 juin 1983 ; que, toutefois, l’un et l’autre de ces textes subordonnent dans leur article 2 le bénéfice d’une pareille exemption à la condition que le contrat ne contienne aucune autre restriction de concurrence que celles énoncées par cet article ; que la clause de restitution en nature des cuves et matériels n’y figure pas ; que, dans ces conditions, il ne saurait être soutenu que les contrats comportant la clause litigieuse bénéficient de l’exemption automatique des règlements précités  ; qu’au demeurant une enquête est actuellement diligentée par les services de la Commission des communautés européennes et que la cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 30 janvier 1987, a sursis à statuer dans l’attente d’un examen au fond par la Commission des plaintes relatives à la clause de restitution en nature des cuves et matériels ;

Considérant qu’il résulte de l’ensemble de ce qui précède que l’obligation de restitution des cuves et matériels figurant dans des contrats de distribution Total et Shell, de même que dans des contrats Elf-Antar, Esso et Mobil Oil conclus antérieurement à l’accord interprofessionnel du 4 octobre 1982, constitue une convention pouvant avoir pour effet de restreindre le jeu de la concurrence sur le marché des produits pétroliers et qu’elle tombe sous le coup des dispositions deL l’article 50 de l’ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945 ; qu’une telle clause est également visée par les dispositions de l’article 7 de l’ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 ; qu’il n’est ni établi ni invoqué par les parties que les conditions d’application de l’article 51 de l’ordonnance de 1945 et de l’article 10 de l’ordonnance de 1986 se trouvent réunies ;

D E C I D E :

Article premier. - La clause de restitution en nature des cuves et matériels telle qu’elle figure dans les contrats liant les sociétés pétrolières Total, Shell, Elf-Antar, Esso et Mobil Oil à des distributeurs tombe sous le coup de l’article 50 de l’ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945 sans pouvoir bénéficier de son article 51.

Article 2. - Dans un délai de six mois, les sociétés Total, Shell, Elf-Antar, Esso et Mobil Oil devront renégocier, en tant que de besoin, leurs contrats de sorte que les détaillants, à l’expiration ou à la suite de la résiliation anticipée du contrat, ne soient plus tenus de restituer en nature les cuves et matériels mis à leur disposition.

Délibéré en section, sur le rapport de M. R. EDME, dans sa séance du 29 septembre 1987 où siégeaient  : M. PINEAU, vice-président, président ; MM. AZEMA, CABUT, CORTESSE, GAILLARD, SARGOS et URBAIN, membres.

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