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Conclusions sous Conseil d’Etat, Section, 27 janvier 1995, M. Gérard MELOT

Par Frédéric SCANVIC
Maître des requêtes au Conseil d’Etat

Par une décision en date du 24 juin 1992 vous avez annulé les décisions implicites par lesquelles le ministre de l’Agriculture avait rejeté les demandes qui lui avaient été adressées par des agents contractuels de ce ministère et tendant à ce que soient pris les décrets d’application des articles 73 et 79 de la loi du 11 janvier 1984 nécessaires à la titularisation des agents non titulaires ayant vocation à être titularisés dans des corps de catégorie A de la fonction publique.

Par une décision en date du 24 juin 1992 vous avez annulé les décisions implicites par lesquelles le ministre de l’Agriculture avait rejeté les demandes qui lui avaient été adressées par des agents contractuels de ce ministère et tendant à ce que soient pris les décrets d’application des articles 73 et 79 de la loi du 11 janvier 1984 nécessaires à la titularisation des agents non titulaires ayant vocation à être titularisés dans des corps de catégorie A de la fonction publique (24 juin 1992, M. Soulat et autres, p. 243, rendue contrairement à nos conclusions). Vous aviez alors estimé que le délai d’intervention de ces décrets était anormalement long rendant ainsi illégales les décisions refusant de les édicter. Plus tard vous avez confirmé logiquement cette solution par une décision du 8 juillet 1992, Mme de Montard et autres, n°s98117, 98137, 98338, 98339, 98405 et 98989.

Depuis l’intervention de ces solutions vous avez fait droit à des demandes émanant de certains des agents requérants dans les espèces précitées, demandes qui tendaient à ce que, en application de l’article 2 de la loi du 16 juillet 1980, vous prononciez une astreinte contre l’état, jusqu’au jour auquel les décrets, objets de vos précédentes décisions, seraient pris. Et vous l’avez fait une première fois pour l’application de votre décision Soulat en fixant cette astreinte à la somme de 1.000 F par jour (11 mars 1994, M. Soulat, n°144574). Et vous y avez fait droit à nouveau pour l’application cette fois-ci de votre décision de Montard précitée (11 mars 1994, M. Boivin, n°144963 où vous fixez l’astreinte à la même somme de 1.000 F par jour).  D’autres agents non titulaires qui, comme M. Soulat, avaient obtenu l’annulation par vous du refus de prendre les décrets vous ont aussi saisis d’une demande de condamnation à une astreinte.

Et la consultation des registres de la Section du contentieux permet de savoir que d’autres affaires de même nature restent pendantes devant vous. De sorte que la question que la présente espèce nous semble permettre de poser est celle de savoir quel sort il y a lieu de réserver à des demandes d’astreinte formées dans des contentieux de masse ou de série c’est-à-dire dans des contentieux dans lesquels un nombre important de requérants, après avoir obtenu satisfaction c’est-à-dire après avoir obtenu en grand nombre le bénéfice d’une décision en réalité identique, viennent séparément vous en demander l’exécution.

Avant d’en venir à cette question qui a justifié l’inscription de cette affaire au rôle de votre formation de jugement il vous faudra régler une question de recevabilité. La présente requête émane en effet de M. Gérard Melot qui, s’il est bien contractuel du ministère de l’agriculture et s’il semble bien remplir les conditions requises pour être, le moment venu, titularisé dans un corps de catégorie A, n’a jamais obtenu l’annulation d’un refus de prendre des décrets qui lui aurait été opposé par le ministre. Et il semble d’ailleurs que M. Melot n’a en réalité jamais rien demandé au ministre. Vous devez donc vous demander si M. Melot peut, comme il le fait aujourd’hui, solliciter une astreinte en vue de l’exécution de la décision de Montard précitée, décision à laquelle il n’était pas partie.

Votre jurisprudence sur ce point pour être peu abondante n’en est pas moins nettement fixée sur le plan des principes : vous jugez en effet qu’ont seule qualité pour vous demander de prononcer une astreinte en cas d’inexécution d’une décision rendue par une juridiction administrative les parties à l’instance et « les personnes directement concernées par l’acte qui a donné lieu à l’instance » (Sect., 13 novembre 1987, Mme Tusques et M. Marcaillou, p. 360 avec les conclusions de Monsieur le Président Roux, 20 novembre 1989, Bouisson et autres, requête n°105602 pour l’annulation d’un décret).  Et dans cette affaire vous aviez jugé que n’étaient pas directement concernés par des délibérations d’un conseil général accordant illégalement des subventions les contribuables du département agissant en cette qualité. On le voit donc, la notion de personne directement concernée par la décision ne saurait s’assimiler à celle de personne justifiant d’un intérêt pour agir puisque vous admettez traditionnellement la recevabilité des actions des contribuables locaux contre des décisions entreinant des dépenses pour la collectivité locale en cause (29 mars 1901, Casanova, p. 333).

Une telle solution était évidemment justifiée par la nature très particulière du recours pour excès de pouvoir qui connaît mal la notion de parties, surtout en cas d’annulation qui vaut, on le sait, erga omnes.

Comment utiliser cette solution au présent cas d’espèce ?

Nous pensons que sur le plan des principes M. Melot est bien directement concerné par le refus de prendre les décrets de titularisation au sens où vous avez entendu cette notion : comme le notait Monsieur le Président Roux cette notion vise en réalité à ajouter à celle d’intérêt pour agir le critère tiré du bénéfice certain que procurerait au requérant l’application de la décision de justice. Et si Mme Tusques et M. Matcaillou n’avaient pas obtenu satisfaction c’est, si l’on en croit toujours l’analyse du Président Roux, en raison de l’incohérence entre leur intérêt (celui de contribuable légitimé par le souci d’améliorer les finances du département) et le profit qu’ils retireraient de l’application d’une astreinte (profit doublement improbable tant parce que l’astreinte viendrait grever le budget du département que parce que le recouvrement des sommes versées par les délibérations annulées semblerait partiellement très difficile).

Or ici rien de tel : si votre décision est appliquée le décret concernant le sort de M. Melot paraîtra et permettra alors la titularisation de l’intéressé dans un délai rapproché, ou tout du moins permettra que son cas soit étudié.

Nous pensons donc que rien dans les principes ne s’oppose à ce que la demande d’astreinte formée par M. Melot soit regardée par vous comme recevable.

Il reste que vous pourriez vous interroger sur une question que la logique aurait dû nous conduire à étudier en premier et dont nous avons différé l’examen pour des raisons de commodité de l’analyse : est-il possible de considérer qu’il n’y a plus lieu de statuer sur la demande de M. Melot.

On pourrait en effet faire valoir un excellent argument de texte et de logique à l’appui de cette thèse :

- d’une part l’article 2 de la loi du 16 juillet 1980 évoque une astreinte, ce qui pourrait vous sembler signifier une seule astreinte. Dès lors qu’une demande d’astreinte a été satisfaite par une décision de justice n’y a-t-il pas lieu de considérer que le juge de l’astreinte a épuisé sa compétence ?

- d’autre part on pourrait considérer que pour la première décision le juge de l’astreinte s’est correctement livré à l’appréciation du montant dissuasif de l’astreinte porté à un montant tel que l’administration doit privilégier l’exécution à l’inaction.

De sorte qu’une fois fixée, l’astreinte le serait définitivement.

Nous ne partageons pas cette manière de voir :

- en premier lieu car si la loi utilise le singulier elle est loin d’être expresse dans sa prohibition de plusieurs astreintes ;

- en deuxième lieu car si l’astreinte apparait insuffisante, il est essentiel compte tenu de son objet, de ce pourquoi le législateur l’a instituée, que le juge puisse la revaloriser. Il n’est pas sain et il n’est pas opportun qu’une astreinte coure indéfiniment : il faut que la décision de justice soit exécutée et pour cela il faut laisser au juge le moyen de l’augmenter.

Or un non-lieu devrait signifier la clôture définitive d’une procédure et empêcherait cette revalorisation éventuelle ;

- en troisième lieu et en admettant même qu’une seule astreinte puisse être prononcée il suffirait d’admettre que tel est bien le cas mais que le juge dispose toujours du pouvoir d’intervenir pour modifier l’un des éléments qui définissent cette astreinte c’est-à-dire son montant.

En définitive nous pensons qu’il n’est ni utile ni opportun de constater un non-lieu à statuer dans la présente espèce, rien ne permettant d’affirmer que le législateur a voulu limiter à un le nombre d’astreinte prononcée.

Ce point étant acquis faut-il pour autant faire droit à la demande d’astreinte ainsi formulée.  Tout y incite en première analyse : il ne résulte toujours pas du dossier que l’administration ait pris la seule mesure de nature à justifier de l’exécution de la décision d’annulation de Montard et autres. Et même s’il semble que le Gouvernement ait décidé de pousser les feux en vue de l’édiction de ces décrets (on notera que vous aviez en 1992 annulé les refus de prendre les décrets de titularisation des catégories A et B et que les catégories B ont vu les décrets paraître) il est difficile de considérer que le dossier fait apparaître le début d’exécution que vous pouvez retenir pour justifier le rejet d’une demande d’astreinte.

Dans ces conditions on pourrait estimer que les conditions posées par l’article 2 de la loi du 16 juillet 1980 « en cas d’inexécution d’une décision rendue par une juridiction administrative le Conseil d’état peut, même d’office, prononcer une astreinte contre les personnes morales de droit public... pour assurer l’exécution de cette décision  » étant remplies rien ne s’oppose à ce que vous fassiez droit à la demande.

Mais ce serait faire là une application mécanique des dispositions de l’article 2 de la loi du 16 juillet 1980, alors que vous ne nous semblez nullement tenus d’y procéder et qu’une telle application apparat en l’espèce inopportune.

Il nous semble en effet utile de revenir au fondement même de la justification de l’astreinte : stricto sensu l’astreinte est un instrument confié au juge pour lui permettre de contraindre l’administration à exécuter une décision de justice : c’est dire qu’elle doit amener le juge à fixer le montant de celle-ci à un niveau qu’il estime suffisant pour que l’administration n’opte pas pour une solution inerte qui lui apparaîtrait moins onéreuse que celle consistant à exécuter la décision en cause.

Du strict point de vue de l’opportunité du prononcé d’une astreinte dans la présente espèce on peut très bien soutenir que cette appréciation sur le montant de l’astreinte vous l’avez déjà faite lors de l’étude le même jour des deux demandes d’astreinte qui ont donné lieu à vos décisions du 11 mars 1994, Soulat et Boivin précitées. Par ces deux décisions vous avez fixé à deux fois 1.000 F quotidien ce montant soit 60.000 F par mois et 720.000 F par an.

Nous pensons donc que ce montant se situe en l’état actuel de la situation à un niveau suffisamment contraignant pour l’état justifiant ainsi que la présente demande d’astreinte soit vouée à l’échec.
On pourrait certes nous objecter quatre arguments dont la portée nous semble pourtant pouvoir être réduite.

- En premier lieu on pourrait soutenir que vous êtes tenus, lorsque les conditions posées par la loi sont remplies, de prononcer une astreinte. Mais outre que l’article 2 de la loi n’utilise aucun impératif en précisant que vous pouvez prononcer une astreinte, il nous semble de plus que tout l’esprit du texte et de la jurisprudence rendue pour son application démontre qu’il ne s’agit que d’une simple faculté.  Ainsi de la possibilité de minorer l’astreinte, même en cas d’inexécution constatée, posée à l’article 4 in fine de la loi. Ainsi de la possibilité que vous vous reconnaissez de prendre en considération pour ne pas prononcer d’astreinte une manifestation de volonté d’exécuter le jugement ou l’arrêt (28 mai 1986, Société « Notre Dame des Fleurs », p. 151).

Nous pensons donc qu’aucun texte ne vous contraint à prononcer d’astreinte lorsque les conditions posées par la loi sont réunies.

- On pourrait en second lieu soutenir que le raisonnement que nous avons tenu relativement à la détermination optimale du montant de l’astreinte se heurterait au fait que le juge est limité par les prétentions des parties.

Mais, et même si vous ne l’avez jamais jugé expressément, il nous semble clair que vous n’êtes jamais lié par la demande et qu’en réalité les requérants n’ont même pas à chiffrer leur demande d’astreinte. Cela nous semble résulter à l’évidence des dispositions de l’article 2 de la loi qui vous reconnaissent la possibilité de prononcer l’astreinte « même d’office ».

C’est dire que le chiffrage est secondaire dans la demande puisqu’il vous appartient pour l’essentiel.

Dans ces conditions si vous vous êtes limités à 2.000 F par jour ce n’est pas parce que vous ne pouviez pas prononcer une astreinte d’un montant supérieur c’est bien en réalité parce que vous avez estimé que ce chiffre était suffisant pour contraindre l’administration.

- On pourrait en troisième lieu nous objecter qu’une telle solution porterait atteinte à l’aspect réparateur du préjudice que revêt l’astreinte.

Mais nous noterons d’une part que cet aspect n’est évidemment pas essentiel dans l’astreinte dont l’objet premier est de contraindre et non de réparer puisqu’il existe d’ailleurs d’autres instruments pour réparer dans une telle hypothèse (Assemblée, 27 novembre 1964, Ministre des Affaires économiques et des Finances c. Mme Veuve Renard, p. 520) et qu’en tout état de cause le préjudice est ici difficile à quantifier puisque d’une part les contractuels n’ont aucune certitude de titularisation et d’autre part ne peuvent être licenciés tant que les décrets n’ont pas été pris. C’est d’ailleurs ce qui a conduit la cour administrative d’appel de Paris à rejeter des demandes de réparation (C. A. A. de Paris, 2 février 1993, M. Saint-Arroman, n°91PA00231).

- Bien sûr et c’est la dernière des objections que nous voudrions soulever, on pourrait estimer que l’évolution des faits depuis l’intervention de vos décisions fixant une astreinte a été telle que vous devez vous raviser et revoir à la hausse le montant de l’astreinte que vous avez fixé.

En effet votre décision Boivin du 11 mars a été notifiée le 14 avril et comportait un délai d’exécution de six mois et c’est parce qu’au terme de ces six mois, rien n’avait été fait, que vous avez liquidé l’astreinte (7 janvier 1995, Boivin).

Mais nous noterons que dans cette période est intervenue le 30 novembre 1994 une circulaire du premier Ministre prescrivant aux ministres concernés de prendre les décrets et leur proposant un décret type.

Des efforts de l’administration apparaissent et ils ne nous semble pas encore opportun de modifier le montant de l’astreinte ce que vous pourrez toujours faire si d’ici quelques semaines les textes ne paraissent toujours pas.

Par ces motifs, nous concluons au rejet de la requête.

© - Tous droits réservés - Frédéric SCANVIC - 27 janvier 1999

 


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