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(IMPRESSION)
A LIRE EGALEMENT :
Conclusions sous Cour administrative d’appel de Nancy, formation plénière, 18 juin 2002, M. Trippa
Conclusions sous Conseil d’Etat, Assemblée, 30 novembre 2001, n° 219562, Ministre de l’économie et des finances c/ M. Kechichian et autres
Conclusions sous Conseil d’Etat, Assemblée, 6 avril 2001, n° 206764, S.A. Razel Frères et M. Christian LE LEUCH
Conclusions sous Conseil d’Etat, Assemblée, 27 octobre 2000, n° 196046, Mme Marie-Françoise DESVIGNE
Conclusions sous Conseil d’Etat, Section, 22 novembre 2000, n° 207697, Société Crédit agricole Indosuez Cheuvreux
Conclusions sous Conseil d’Etat, Section, 28 février 2001, Préfet des Alpes-Maritimes et Société Sud-Est Assainissement
Conclusions sous Conseil d’Etat, 28 septembre 2001, n° 217490, M. Nucci
Conclusions sous Tribunal Administratif de Nouméa, 20 Avril 2000, Monsieur Didier LEROUX, Front de libération national kanak socialiste et Monsieur Louis MAPERI ¢ congrès de Nouvelle Calédonie
Conclusions sous Conseil d’Etat, Assemblée, 3 Décembre 1999, M. Jean-Louis DIDIER
Conclusions sous Conseil d’Etat, 27 Octobre 1999, Fédération Française de Football
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Conseil d’Etat, Assemblée, 23 Février 2000, Société LABOR METAL
Par Alain SEBAN
Maître des Requêtes au Conseil d’Etat
La Cour des comptes est une institution originale, dont les missions n’ont cessé de s’étendre, et le rôle de s’affirmer. Elle a dû s’adapter à l’élargissement de la sphère publique et à la diversification de ses modes d’intervention, pour prendre en compte notamment le développement de l’État-providence, celui de l’économie mixte, celui enfin de la décentralisation.
La Cour des comptes est une
institution originale, dont les missions n’ont cessé de s’étendre,
et le rôle de s’affirmer. Elle a dû s’adapter à l’élargissement
de la sphère publique et à la diversification de ses modes
d’intervention, pour prendre en compte notamment le développement
de l’état-providence, celui de l’économie mixte, celui enfin
de la décentralisation. Cette institution, en prise sur toutes les
évolutions de la société et de l’administration, n’en
reste pas moins attachée à ses traditions, ancrées
aux sources les plus anciennes de notre droit public, et à des procédures
d’un particularisme certain. La tension entre modernité et tradition
qui marque ainsi l’activité de la Cour se manifeste dans l’articulation
de ses attributions administratives et contentieuses : cette articulation
n’a été que peu explorée par votre jurisprudence ;
la présente affaire vous donnera l’occasion d’y porter votre examen,
et les questions délicates qu’elle soulève nous ont semblé
mériter qu’elle fût portée directement devant votre
formation.
La Cour des comptes est d’abord
une juridiction, et ce depuis fort longtemps, au moins depuis le début
du XIVe siècle. A ce titre elle juge, le plus souvent en appel de
nos jours, les comptes des comptables publics, ainsi que les comptes que
lui rendent les personnes qu’elle a déclarées comptables
de fait.
La Cour des comptes a également
des missions d’ordre administratif, qui remontent fort loin puisque l’ordonnance
de Philippe le Long dite de Viviers-en-Brie (1), qui consacre dès
1320 l’autonomie de la Chambre des comptes, l’investit de la mission de
conseil au souverain commune à tous les organes issus du démembrement
de l’ancienne curia regis. La loi du 16 septembre 1807, qui crée
la Cour des comptes dans sa forme actuelle, si elle lui interdit de contrôler
les ordonnateurs (2), l’autorise en son article 22 à signaler à
l’Empereur, dans un rapport qui lui est exclusivement destiné, les
fautes que ces fonctionnaires ont commises et que révèle
l’examen des comptabilités. Sous la monarchie de Juillet, l’article
15 de la loi de finances du 21 avril 1832 étend la portée
de ce rapport en prévoyant qu’il sera désormais distribué
aux membres du Parlement. Après l’article 18 de la constitution
du 27 octobre 1946, on en trouve l’écho à l’article 47 de
la constitution du 4 octobre 1958 dont le dernier alinéa dispose
que : " La Cour des comptes assiste le Parlement et le Gouvernement
dans le contrôle de l’exécution des lois de finances "
(3).
Ces missions, par lesquelles
la Cour s’est fait connaître d’un large public, la conduisent à
contrôler la gestion des ordonnateurs publics à travers les
contrôles effectués sur ce qu’on appelle les " comptes administratifs
". Les suites de ces contrôles peuvent consister en diverses interventions
de la Cour qui prennent la forme de lettres des présidents de chambre,
notes du Procureur général de la République, référés
du Premier président, mention au rapport public ou dans un rapport
particulier.
Les attributions administratives
de la Cour des comptes ressortissent à l’administration consultative.
Certes, elles s’exercent proprio motu, et non sur une demande d’avis
formulée par l’autorité administrative. Mais, in fine,
la Cour ne prend elle-même aucune décision administrative
; elle se borne en règle générale à conseiller
à l’administration concernée les mesures de redressement
qui s’imposent ; conseil qui se présente le plus souvent sous la
forme d’une invitation plus ou moins pressante, mais que l’administration
demeure libre de ne pas suivre. Juridiquement, les mentions figurant dans
les communications adressées par la Cour à l’autorité
administrative ne peuvent donc s’analyser que comme des avis, des vœux
ou des propositions.
Eu égard à
la nature et à l’objet de ces avis, on pourrait craindre que l’administration
soit tentée de ne pas les suivre. Aussi la Cour dispose-t-elle d’un
moyen de pression : c’est la publicité donnée à ses
constatations. La forme la plus solennelle en est l’insertion au rapport
public prévu aux articles L.136-1 et suivants du Code des juridictions
financières, dont la publication annuelle constitue un événement
très attendu de l’opinion.
La Cour juge les comptables
et non les ordonnateurs, ainsi que le rappelle l’article L.131-2 du code
des juridictions financières : il n’y a donc, en principe, pas d’interférence
entre les attributions juridictionnelles de la Cour et ses attributions
administratives. Mais à ce principe, il faut aussitôt apporter
un tempérament important : la Cour peut, dans le cadre de la procédure
de gestion de fait, juger des ordonnateurs et, plus généralement,
des personnes n’ayant pas la qualité de comptable patent, qui ont
participé à une comptabilité occulte et sont devenues,
par leurs opérations irrégulières, comptables de fait
de deniers publics. Les constatations effectuées par la Cour dans
ses contrôles administratifs peuvent ainsi la conduire à ouvrir,
au titre de ses attributions juridictionnelles, une procédure de
gestion de fait (voir : C. comptes, 2 mars 1990, Rec. C. comptes p.
168 ; 13 septembre 1991, Rec. C. comptes p. 80 ; 1er juillet
1992, Rec. C. comptes p. 226). La procédure peut également
être engagée par le Procureur général, qui peut
déférer les opérations présumées constitutives
de gestion de fait au vu des constatations effectuées lors de la
vérification des comptes. La procédure juridictionnelle de
gestion de fait apparaît, dans un tel cas, comme une des " suites
" du contrôle administratif des ordonnateurs, au même titre
que les suites administratives précitées.
Il en a été
ainsi dans une affaire qui a eu en son temps les honneurs de la presse,
dite " des marchés fictifs du commissariat de l’armée de
terre ". A l’occasion du contrôle de plusieurs services de cette
administration militaire, qu’on appelait autrefois l’intendance, la Cour
des comptes a découvert un système rudimentaire mais efficace
de caisse noire. Avec la complicité d’un fournisseur, la société
Labor Métal, fabricant de mobilier métallique, certains services
du commissariat de l’armée de terre passaient des marchés
fictifs de fournitures. Ces marchés donnaient lieu à de fausses
certifications de service fait, les sommes correspondantes étaient
versées à la société Labor Métal, qui,
après avoir prélevé une commission, les mettait à
la disposition du service pour régler diverses factures, telles
que la décoration des bureaux d’officiers généraux.
A la suite des constatations
qu’elle avait effectuées, la Cour des comptes décida d’engager
une procédure de gestion de fait à l’encontre des personnes
impliquées dans cette affaire. Elle leur notifia donc des arrêts
de déclaration provisoire de gestion de fait et notamment, s’agissant
de certaines irrégularités commises par la direction du commissariat
de l’armée de terre de Rennes, qui font l’objet de la présente
affaire, un arrêt provisoire n° 12.575 du 20 décembre
1995.
Sans doute parce qu’elle
constituait pour ainsi dire un cas d’école de gestion de fait, peut-être
également en raison de certains de ses aspects pittoresques – une
partie des sommes irrégulièrement extraites de la caisse
de l’état avaient ainsi servi à effectuer des " dépenses
de prestige " dans les locaux de la direction régionale de Marseille,
notamment la réfection des rampes d’escalier " peintes en imitation
de bronze, rehaussé d’un filet doré " (4) – l’affaire
parut digne d’une publicité particulièrement éclatante
: la Cour en fit donc une relation circonstanciée dans son rapport
annuel publié en octobre 1996. Cette publication décrivait
en détail les faits ; mais elle ne se bornait pas à des constatations
de fait, elle procédait déjà à une véritable
qualification juridique de ces faits. Nous ne pouvons citer in extenso
les
passages du rapport consacrés à cette affaire, qui occupent
six pages. Citons toutefois le résumé qui figure en-tête
: " Avec le concours d’un même fournisseur, trois des directions
du commissariat de l’armée de terre ont passé des marchés
fictifs en vue de dissimuler l’objet véritable des dépenses
et de les imputer sur des crédits ouverts à d’autres fins
ou alloués au titre d’un autre exercice […] Outre leur irrégularité
qui a conduit la Cour à engager une procédure de gestion
de fait à l’encontre des personnes responsables, ces pratiques se
sont révélées coûteuses en raison, non seulement
des commissions prélevées par l’entreprise qui a servi de
caisse occulte, mais aussi des dépenses inutiles ou somptuaires
qu’elles ont permis de financer " (p. 61). Les opérations réalisées
par la direction de Rennes sont décrites avec un grand luxe de détails
sous le titre " La constitution de réserves occultes ". On lit ainsi
: " Il est apparu que les douze entreprises, titulaires apparentes des
commandes et dont certaines exerçaient des activités sans
rapport avec la fabrication et le commerce de meubles, servaient de prête-noms
au véritable fournisseur, lequel était en réalité
la société déjà citée et impliquée
dans les montages précédents […] Pour obtenir le paiement,
la DICAT de Rennes a apposé sur les factures produites à
l’appui des mandats de fausses certifications du service fait et de faux
numéros d’inventaire, ces derniers extraits d’une comptabilité
fictive mise en place à cette occasion. " (pp. 64-65).
Vous aurez noté que
la société LABOR-MéTAL n’était pas citée
nommément, mais l’allusion était apparemment suffisamment
transparente pour que la presse, commentant cette publication, l’ait aisément
identifiée.
Ces constatations équivalaient
à une déclaration de gestion de fait car, comme l’indiquait
le président Romieu dans ses conclusions sous l’arrêt du
12 juillet 1907 " Nicolle, trésorier payeur général
de la Corse " (publiées au Rec. p. 656) : " il faut […] à
ce point de vue, s’attacher à la sortie illicite des deniers publics,
non à leur emploi ultérieur ; c’est le détournement
qui crée la comptabilité fictive " (5).
C’est donc sans grande surprise
que les procédures juridictionnelles de gestion de fait engagées
à l’encontre de la société Labor Métal, de
ses dirigeants, et d’officiers supérieurs et généraux
du commissariat de l’armée de terre ont donné lieu à
plusieurs arrêts de déclaration définitive de gestion
de fait, ainsi qu’à plusieurs pourvois en cassation qui sont pendants
devant vous dans l’attente du jugement de celui-ci, dirigé contre
l’arrêt n° 18.086 du 7 novembre 1997 par la société
Labor Métal et par Mme Baschet (dont le nom n’apparaît pas
dans la requête sommaire par suite de ce qui ne paraît être
qu’une erreur matérielle dont il est possible de ne pas tirer de
conséquence).
C’est qu’en vérité,
la procédure suivie par la Cour des comptes dans cette affaire surprend
: comment la société requérante n’aurait-elle pas
eu l’impression que sa cause était entendue d’avance, lorsque, entre
l’arrêt provisoire et l’arrêt définitif, la Cour des
comptes prenait position sur le fond de l’affaire dans un document public
et revêtu d’une particulière solennité ? Quelles qu’aient
été les irrégularités qu’elle avait commises,
la société LABOR-METAL ne pouvait-elle légitimement
craindre que, quels que soient ses moyens de défense, elle se trouvait
condamnée d’avance ? Trois principes paraissent ainsi se trouver
en cause dans cette affaire : le principe d’impartialité, qui interdit
tout pré-jugement ; le principe des droits de la défense,
qui le rejoint en partie en exigeant que le juge ne forme son opinion que
sur des pièces débattues contradictoirement ; le principe
de la présomption d’innocence enfin, qui interdit que, dans certaines
matières, le juge parte de la supposition que l’accusé a
commis les faits qui lui sont reprochés.
I. |
Le premier de ces principes,
le principe d’impartialité comporte deux aspects : il faut, d’une
part, que le tribunal lui-même ne puisse être accusé
de partialité ; il faut, d’autre part, que les juges qui le composent
soient eux-mêmes exempts de ce reproche. |
1. |
Il faut tout d’abord que
le tribunal lui-même ne puisse être soupçonné
de partialité. On trouverait sans doute suspect qu’un tribunal administratif
prononçât sur le permis de construire qui autorise l’extension
de ses bâtiments (voir : CE, 27 novembre 1981, Olech et Mme Maurin,
Rec. T. p. |
872), ou qu’un tribunal
correctionnel eût à juger la plainte avec constitution de
partie civile d’un de ses magistrats, après que l’assemblée
générale du tribunal lui eut voté une motion de soutien
(Cass. crim., 3 novembre 1994, Bull. crim. n° 351 p. 856). A
cette exigence correspond une voie de droit : la demande de renvoi pour
cause de suspicion légitime, ouverte sans texte devant les juridictions
administratives (CE, Sect., 3 mai 1957, Nemegyei, Rec. p. 279 ; 12 mai
1958, Demaret, Rec. p. 271 – ab. jur. : CE, 30 juillet 1902, Muratore,
Rec. p. 587) en vertu d’une " règle générale de
procédure dont l’application ne peut être écartée
que par une disposition législative expresse " (CE, 8 janvier
1959, Commissaire du gouvernement près le conseil supérieur
de l’Ordre des experts-comptables, Rec. p. 15, D. 1960 p. 42 note C.
Debbasch).
Sans doute n’est-il guère
utile que nous nous étendions sur le fait que, de manière
générale, aucun principe général du droit interne
ne fait obstacle à ce qu’un même organe administratif exerce
tour à tour des attributions d’ordre consultatif et juridictionnel.
Les principes généraux du droit ne sont pas une création
ex
nihilo du juge ; sous-jacents dans le corpus juridique, ils émergent
progressivement au fur et à mesure de son évolution jusqu’au
moment où, atteignant à maturité, ils reçoivent
la consécration de la jurisprudence. Or, le principe de l’exercice
successif par les mêmes organes de fonctions consultatives et contentieuses
puise aux sources les plus profondes de notre droit public, et ce système
a été réaffirmé à chaque fois qu’ont
été créées, au cours du siècle dernier,
des juridictions administratives nouvelles : ainsi les tribunaux administratifs,
héritiers des conseils de préfecture, et les cours administratives
d’appel, créées par la loi du 31 décembre 1987, "
peuvent
être appelés à donner leur avis sur les questions qui
leur sont soumises par les préfets ou les hauts-commissaires
" (article R.242 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives
d’appel, issu du décret n° 92-983 du 9 septembre 1992) ; ainsi
les chambres régionales des comptes sont elles amenées, en
dehors de leurs attributions juridictionnelles, à rendre de nombreux
avis.
Cette analyse peut être
confortée par l’arrêt de la Cour européenne des droits
de l’homme du 28 septembre 1995 " Procola c/ Luxembourg " (série
A n° 326, Gaz. Pal. 17-18 novembre 1995 p. 27 note L.-E. Pettiti,
RTDH 1996 p. 275 note D. Spielmann, D. 1996 p. 301 note Benoit-Rohmer ;
RFDA 1996 p. 777 note Autin et Sudre ; JCP 1996.I.3910 note F. Sudre, RUDH
1996 p. 1 chron. F. Sudre et al., JDI 1996 p. 253 chron. E. Decaux et P.
Tavernier, AFDI 1995 p. 485 chron. V. Coussirat-Coustère) dans lequel
était en cause le fonctionnement du Conseil d’état du Grand
Duché de Luxembourg, dont le comité du contentieux avait
été appelé à statuer sur la légalité
d’un règlement qu’il avait auparavant examiné dans ses formations
consultatives. La Cour de Strasbourg n’a pas remis en cause par principe
l’articulation de la fonction contentieuse et de la fonction consultative
du Conseil d’état luxembourgeois, confirmant ainsi la solution dégagée
dans un contexte différent par l’arrêt du 30 novembre 1987
" H. c/ Belgique " (série A n° 127-B, D. 1988 somm.
p. 231 note A. Brunois, CDE 1988 p. 448 chron. G. Cohen-Jonathan, Gaz.
Pal. 2-3 septembre 1988 p. 6 note J. Mauro, JDI 1988 p. 877 chron. P. Rolland
et P. Tavernier), dans lequel elle avait relevé que le conseil de
l’Ordre des avocats en Belgique " exerce de multiples attributions de
nature administrative, réglementaire, contentieuse, consultative
ou disciplinaire selon le cas. Aux yeux de la Cour, pareil cumul ne saurait
à lui seul priver une institution de la qualité de "tribunal"
pour certaines d’entre elles ". Dans l’affaire " Procola ", la Cour
s’est placée sur un autre terrain, celui de l’impartialité
personnelle des membres du comité du contentieux en relevant " qu’il
y a eu confusion dans le chef de quatre conseillers d’état de fonctions
consultatives et de fonctions juridictionnelles. "
2. |
Il est donc temps d’aborder
la seconde branche du moyen, qui s’attache à la conception personnelle
du principe d’objectivité, exigeant que les juges qui composent
le tribunal soient, pris individuellement, impartiaux. Or, en l’espèce,
le rapport public annuel de la Cour des comptes |
avait été adopté,
ainsi qu’il est de règle, en chambre du conseil, comprenant l’ensemble
des membres de la Cour des comptes d’un grade au moins égal à
celui de conseiller-maître. Plusieurs de ces magistrats ont ensuite
participé au délibéré de la 1ère
section de la 2ème chambre qui a statué sur la
gestion de fait par l’arrêt attaqué. Très exactement
six membres de la section, dont son président, sur dix avaient participé
à la délibération du rapport public pour 1996. La
question se pose de savoir si ces magistrats disposaient personnellement
de l’impartialité nécessaire pour se prononcer au contentieux
sur une affaire sur laquelle ils avaient déjà été
amenés à se former une opinion lors de la délibération
du rapport public annuel.
A l’exigence d’impartialité
personnelle des magistrats correspond une voie de droit, la demande de
récusation, étant entendu qu’en principe elle n’a pas à
être exercée puisque le juge qui suppose en lui-même
une cause de récusation a le devoir de se déporter : tel
est le principe posé, en ce qui concerne les magistrats de l’ordre
judiciaire, par l’article 339 du nouveau code de procédure civile,
auquel renvoie l’article R.194 du code des tribunaux administratifs et
des cours administratives d’appel en ce qui les concerne.
Avant d’entrer dans le fond
de la question, précisons que le moyen pris dans cette branche est
assurément recevable. D’une part, les requérants ont pris
la précaution de former une demande de récusation visant
l’ensemble des magistrats de la 2ème chambre devant la
Cour elle-même. Cette demande a été rejetée
par un arrêt n° 17.424 du 24 septembre 1997. Cet arrêt
a été frappé de pourvoi en cassation devant vous sous
le n° 191.220 et, par une décision du 5 mai 1999, vos 6ème
et 2ème sous-sections réunies ont déclaré
n’y avoir lieu à statuer sur le pourvoi du fait de l’intervention
sur le fond de la procédure de l’arrêt de la Cour des compte
frappé de pourvoi sous le présent numéro. D’autre
part, l’irrégularité de la composition de la juridiction
saisie au fond peut être invoquée en cassation, indépendamment
du mécanisme de la récusation, lorsqu’elle repose sur la
violation des principes généraux du droit qui faisaient obligation
au magistrat intéressé de se récuser lui-même
(CE, Sect., 2 mars 1973, Dlle Arbousset, Rec. p. 173, RDP 1973 p.
1066 concl. du président Braibant ; 30 novembre 1994, SARL "
étude Ravalement Constructions " (E.R.C.), n° 126.600, mentionné
au Rec. T. p. 1125 pour un autre motif).
Cette exigence d’impartialité
des juges recouvre elle-même deux exigences. Celle, en premier lieu,
qui n’est pas en cause ici, que les intérêts et les passions
privées des juges demeurent étrangers à leur jugement.
Celle, en second lieu, qui est au cœur de la question que d’une part, l’opinion
des magistrats ne se forme que par le procès et ne soit pas influencée
par des idées préconçues ou des suggestions venues
de l’extérieur, et que, d’autre part, les parties puissent raisonnablement
avoir la conviction qu’il en est ainsi. On a coutume de résumer
ce dernier aspect du principe d’impartialité par l’adage anglais
: " Il ne faut pas seulement que la justice soit rendue, mais également
qu’elle soit donnée à voir " (" Justice must not only
be done, it must be seen to be done "). Cette exigence est essentielle.
On se souvient de la fable du meunier de Sans-Souci, rétorquant
à Frédéric II qui voulait lui prendre de force un
terrain : " Sire, il y a des juges à Berlin. " Sans confiance
du justiciable dans l’impartialité de ses juges, la justice perd
une grande part de sa légitimité. Bien entendu, il y aura
toujours des justiciables de mauvaise foi, qu’aucune apparence ne suffira
à convaincre. La " théorie des apparences " exige donc uniquement
que l’impartialité du tribunal ne puisse laisser prise aux doutes
d’un esprit raisonnable.
En dépit de l’intérêt
nouveau que cette question semble susciter, la " théorie des apparences
" a reçu de date très ancienne la consécration de
votre jurisprudence, qui aborde à cet égard quatre questions
principales que nous examinerons successivement.
a) Tout d’abord, il
est bien établi que : " un membre d’une juridiction administrative
ne peut pas participer au jugement d’un recours relatif à une décision
administrative dont il est l’auteur ou qui a été prise par
un organisme collégial dont il était membre et au cours de
délibérations auxquelles il a pris part " : il y a là
d’une règle générale de procédure (CE, Sect.,
2 mars 1973, Dlle Arbousset, préc. ; 7 janvier 1998, Trany, Rec.
p. 1, AJDA 1998 p. 445 concl. R. Schwartz), qui vaut aussi bien lorsque
le juge est l’auteur de la décision (CE, 11 février 1953,
Société industrielle Bozel Malétra, Rec. p. 62)
que lorsqu’il a participé à l’organisme collégial
qui l’a prise (CE, 11 août 1864, Ville de Montpellier, Rec. p.
767 ; Sect., 2 mars 1973, Dlle Arbousset, préc. ; Sect., 4 mai 1973,
X…, Rec. p. 317, S Dr. fiscal 1974 p. 699 concl. J. Delmas-Marsalet
; 30 mai 1973, élection à la commission spéciale
de regroupement des communes du Jura, Rec. p. 384 ; 24 octobre 1997, El
Alj, Rec. T. p. 1012). Dans ce dernier cas, il n’y a pas lieu de rechercher
dans quel sens l’intéressé a opiné : ce sont bien
les apparences, et uniquement celles-ci, qui comptent.
Cette règle vaut,
de la même manière, lorsque la juridiction se prononce sur
une décision juridictionnelle et non administrative, comme c’est
le cas entre la première instance et l’appel, ce que consacrent
tant la Cour de cassation (Cass. crim., 8 novembre 1951, Bull. crim.
n° 290 ; 26 janvier 1982, Bull. crim. n° 31 ; 26 septembre 1996,
Bull. crim. n° 333 – Cass. civ. 1ère, 16 juillet
1991, Bull. civ. I n° 247 – Cass., Civ. 2e, 3 juillet
1985, D. 1986 p. 546 concl. L. Charbonnier ; 3 novembre 1993, JCP
1994.IV.3 – Cass. civ. 3e, 27 mars 1991, Bull. civ. III n°
105) que vous (CE, 30 novembre 1994, Pinto, Rec. T. p. 1125 ; 30
juillet 1997, Mme Lévy, Rec. T. p. 1013), et la Cour de Strasbourg
(CourEDH, 23 mai 1991, Oberschlick c/ Autriche (n° 1), série
A n° 204).
b) Puisque, comme
on le sait, le commissaire du gouvernement est membre de la formation de
jugement, on aurait pu tout aussi bien fonder sur la même règle
l’interdiction qui lui est faite de participer au jugement de l’appel d’une
affaire sur laquelle il a conclu en première instance. Tel n’est
pas le cas, comme le montre le fait que, symétriquement, rien n’interdit
à un magistrat de conclure comme commissaire du gouvernement devant
l’instance d’appel sur une affaire dont il a connu comme juge en première
instance (CE, 21 décembre 1962, Commune d’Ollioules, Rec. T.
p. 1072 ; 21 avril 1971, Besnard-Bernadac, Rec. p. 284 ; 7 décembre
1979, Chami, Rec. T. p. 844 ; 17 juin 1987, Bady, Rec. p. 247). Il
faut ici faire jouer une autre règle générale de procédure
consacrée de longue date selon laquelle : " un membre d’une juridiction
administrative qui a publiquement exprimé son opinion sur un litige
ne peut participer à la formation d’un jugement statuant sur le
recours formé contre une décision statuant sur ce litige
" (CE, 22 juin 1928, élections de Limoux, Rec. p. 780 ; Sect.,
18 février 1949, Viet, Rec. p. 84 ; Sect., 21 octobre 1966, Société
française des mines de Seintein, Rec. p. 564, AJDA 1966 p. 608
chron. J.-P. Lecat et J. Massot ; 18 janvier 1983, Guillemaut, Rec.
T. p. 828 ; 17 avril 1985, Confédération des associations
autonomes des sinistrés, Rec. T. p. 736 ; 30 novembre 1994, SARL
" étude Ravalement Constructions " (E.R.C.), préc.).
Cette règle est, dans
une certaine mesure, une manière de protéger le secret du
délibéré. Mais elle est également de nature
à assurer l’impartialité des juges, comme le montre le fait
que vous l’appliquez également à des organismes administratifs
devant lesquels le secret du délibéré ne joue pas
en principe (CE, 22 juin 1994, Lugan, n° 131.232 ; 30 novembre 1994,
Bonnet, Rec. T. p. 1206 ; 27 octobre 1999, Fédération Française
de Football, n° 196.251). Il s’agit alors d’éviter que les
membres de la juridiction ou de l’organisme ne soient influencés
par les opinions qu’ils ont publiquement émises, alors même
d’ailleurs que le secret du délibéré leur permettrait
de les renier sans que le public en sache rien ; il s’agit surtout d’éviter
que les parties puissent craindre que l’opinion de leurs juges se soit
formée avant le procès, indépendamment des débats
auxquels elles ont participé.
c) La même règle
s’étend tout naturellement à la troisième hypothèse,
dans laquelle le magistrat dont s’agit a émis à titre individuel
un avis public sur la décision en litige dans le cadre d’attributions
administratives et non juridictionnelles (CE, 15 octobre 1990, Association
pour le développement harmonieux de Saint-Gilles, Rec. T. p. 930).
Mais vous avez admis qu’un magistrat qui a donné à titre
individuel un avis sur une décision participe ensuite, même
comme président, au jugement du recours formé contre cette
décision, dès lors que l’avis était en principe secret
(CE, Sect., 24 janvier 1980, Gadiaga, Rec. p. 44 avec les concl.
contraires du président Rougevin-Baville, AJDA 1980 p. 283 chron.
Y. Robineau et M.-A. Feffer, D. 1980 p. 270 note G. Peiser).
d) La quatrième
hypothèse est celle dans laquelle le magistrat a participé
à la délibération d’un organisme collégial
appelé à émettre un avis. Dans ses conclusions contraires
sous l’arrêt " Gadiaga ", le président Rougevin-Baville considérait
fermement qu’il n’y aurait pas là de difficulté, et le président
Braibant avait auparavant exprimé la même opinion dans ses
conclusions sous l’arrêt " Dlle Arbousset " (6).
La jurisprudence directement
topique est ici peu abondante. On mentionnera l’arrêt des chambres
réunies de la Cour de cassation du 24 mars 1899 (D. 1900.1.177
et rapport du président Ballot-Beaupré) dans lequel il a
été jugé que le droit de récusation ne pouvait
s’exercer à l’égard des magistrats qui avaient siégé
dans la commission consultative de révision alors placée
auprès du Garde des Sceaux et saisie de l’affaire Dreyfus au motif
qu’ils avaient agi " en leur qualité même de magistrats
à la Cour de cassation et dans l’accomplissement d’un devoir de
leur charge ". C’est à peu de chose près l’argument que
la Cour des comptes a utilisé dans son arrêt du 24 septembre
1997 pour écarter la demande de récusation qui lui avait
été présentée par les requérants : "
nul
ne peut dessaisir les magistrats de la Cour de l’exercice de leur compétence
juridictionnelle au motif qu’ils ont rempli leur mission d’information
et de prévention, l’une et l’autre étant d’ordre public et
du ressort exclusif de la Cour ".
L’idée sous-jacente
est que la Cour a été légalement instituée
avec des attributions administratives et des attributions juridictionnelles
: la critique de cette organisation serait inopérante. Mais les
principes d’organisation de la Cour des comptes n’exigent nullement que
les attributions administratives et les attributions contentieuses soient
exercées par les mêmes personnes. L’argument ne répond
donc pas à notre interrogation.
La réponse pourrait
néanmoins sembler se déduire de manière évidente
de la jurisprudence que nous avons citée, puisque, lorsqu’il s’agit
de la participation à l’édiction de l’acte, vous ne distinguez
pas selon que le magistrat en a été lui-même l’auteur
ou qu’il a participé à la délibération de l’organisme
collégial qui en est le véritable auteur. Et il n’y a pas
de difficulté à admettre qu’il y aurait une irrégularité
s’il est possible de connaître le sens dans lequel le magistrat s’est
prononcé lorsqu’il a opiné sur l’avis. Qu’en est-il lorsqu’il
n’est pas possible de le savoir ?
En droit, la collégialité
de la délibération et le secret du délibéré
se conjuguent de telle sorte que " chaque juge, pris individuellement,
reste totalement libre de son vote, puisque nul ne saura jamais, sauf ses
collègues, quelle part il a pris à l’avis, d’un côté,
au jugement de l’autre " (concl. du président Rougevin-Baville,
Rec. 1980 p. 48). Puisque le caractère collectif de l’avis émis
ne permet pas de connaître, que l’avis ait ou non été
public, la position prise par chacun des magistrats qui y ont participé,
la protection du secret du délibéré n’entre pas en
ligne de compte. C’est uniquement le principe d’impartialité qui
est en jeu, et il s’agit de savoir si ce principe, qui exclut tout pré-jugement,
interdit à un magistrat de participer au jugement d’une affaire
sur laquelle il s’est déjà forgé une opinion, quel
qu’en soit le sens, lorsqu’il a été amené à
opiner sur l’avis.
Votre décision de
Section du 25 janvier 1980 " Gadiaga " (préc.), si elle
demeure valable, répond alors à la question : ce qui vaut
pour l’émission d’un avis individuel vaut a fortiori pour
la participation à un avis collectif ; et la circonstance que l’avis
soit secret, que la décision " Gadiaga " ne mentionne d’ailleurs
pas, ou public n’affecte en rien la solution. Il n’y a donc pas d’incompatibilité
entre le fait de participer à un avis collectif, public ou non,
sur une question et celui de participer ensuite au jugement de cette question.
Il s’agit donc de savoir
si la jurisprudence " Gadiaga " reste valable. Vous avez dû la réexaminer
lorsque vous avez eu à statuer sur la légalité du
décret portant code des tribunaux administratifs et des cours administratives
d’appel. Saisis d’un moyen tiré de ce que le décret aurait
dû prévoir expressément une incompatibilité
entre la participation aux formations consultatives et aux formations contentieuses
du tribunal administratif, vous l’avez écarté en relevant
que les dispositions critiquées " ne portent, par elles-mêmes,
aucune atteinte aux principes généraux relatifs à
la composition des juridictions " (CE, Sect., 5 avril 1996, Syndicat
des avocats de France, Rec. p. 118, RFDA 1996 p. 1195 concl. J.-C.
Bonichot).
Cette décision semble
avoir suscité une certaine perplexité. Des commentateurs
(7) en limitent la portée en s’autorisant des conclusions de Jean-Claude
Bonichot, qui avait invité très précisément
la Section à retenir la rédaction précitée,
afin de signifier " que lorsqu’un avis a été donné
par un tribunal administratif, il ne peut pas, dans la même formation,
connaître d’un litige où cet avis serait en cause ". La
portée de l’incompatibilité serait alors très réduite
: il est exceptionnel que la formation consultative et la formation contentieuse
soient composées de manière exactement identique.
Cette interprétation
n’est cependant guère convaincante pour au moins deux raisons. En
premier lieu, il serait paradoxal que le succès de la récusation,
qui ne peut viser que des magistrats pris individuellement, soit subordonné
à la constatation que deux formations collectives identiquement
composées sont saisies de la même question. En second lieu,
pour qui est familier de vos rédactions, la formule selon laquelle
les règles édictées par le décret ne portent
" par elles-mêmes " aucune atteinte aux principes généraux
gouvernant la composition des juridictions laisse bien entendre que les
membres de la formation contentieuse qui ont préalablement siégé
dans la formation consultative doivent se récuser d’eux-mêmes
ou, selon l’expression usuelle, se " déporter ". Il nous semble
donc que la jurisprudence " Gadiaga " doit être regardée comme
abandonnée (8), et c’est ce qu’a également estimé
la
cour administrative d’appel de Paris dans un arrêt du 23 mars
1999 " Sarran " (AJDA 1999 p. 623 note M. Chauchat). Ceci résout
une certaine incohérence qui en résultait, car il était
peu compréhensible qu’une solution différente soit appliquée
selon que le magistrat avait participé à un avis collectif
ou à l’édiction collective de la décision attaquée.
Ajoutons que cette solution, donnait sans doute au souci de ne pas entraver
les attributions consultatives des tribunaux administratif un poids qu’on
jugerait probablement excessif aujourd’hui, alors que la conception du
principe d’impartialité tend à se faire plus exigeante.
Si cette interprétation
est correcte, sans doute faudra-t-il s’interroger sur la pratique du Conseil
d’état, qui est dans le sens qu’il n’y a pas d’incompatibilité
entre le fait d’avoir participé aux travaux de la section administrative
qui a émis un avis sur un projet de décision et celui de
participer au jugement du recours formé contre cette décision.
Mais cette pratique n’est peut-être pas immuable et elle fut d’ailleurs
inverse pendant un siècle, de 1845 à 1945, lorsque les textes
prévoyaient expressément que les membres du Conseil ne pouvaient
pas participer au jugement des recours formés contre les décisions
sur lesquelles ils avaient eu à délibérer dans les
sections administratives (9).
II. |
Ainsi, et à vous
en tenir aux principes généraux qui gouvernent la composition
des juridictions administratives, vous pourriez sans doute accueillir le
moyen en tant qu’il critique l’impartialité des magistrats qui ont
pris part à la fois au délibéré du rapport
public et à celui de l’arrêt |
attaqué. Mais telle n’est
pas la solution que nous vous proposerons, car nous ne la trouvons guère
satisfaisante.
Nous n’avons aucune information
sur la manière dont se déroule l’approbation du rapport public
en chambre du conseil, mais on peut supposer qu’une instance aussi nombreuse,
comprenant tous les présidents de chambre et conseillers-maîtres,
ne débat guère du détail des affaires, qui est examiné
dans d’autres formations, les chambres et le comité du rapport public.
Dans ces conditions, il nous semblerait assez artificiel de faire retomber
le blâme sur les six magistrats en cause et, en vérité,
le problème ne se fût guère posé en termes différents
s’ils s’étaient récusés. Car au-delà de leur
impartialité personnelle, il faut s’interroger sur celle de la Cour
des comptes elle-même. Et si vous annuliez son arrêt sur le
terrain que nous venons d’étudier, il est probable qu’un second
pourvoi en cassation vous conduirait à vous pencher sur celui que
nous allons maintenant aborder, qui est celui de l’impartialité
structurelle de la Cour des comptes, prise en tant qu’institution.
Nous n’en revenons pas par
là à la question générale et abstraite de savoir
si une juridiction peut statuer sur une affaire qui met en cause un avis
qu’elle a précédemment émis : nous vous avons dit
les raisons pour lesquelles nous y répondons par l’affirmative.
Nous fondons notre raisonnement sur des considérations particulières
au contentieux de la gestion de fait.
1. |
Bien que comparaison ne
soit pas raison, il nous semble utile de commencer par un bref rappel d’autres
affaires, concernant des sanctions disciplinaires prononcées par
la Commission des opérations de bourse (COB), dont le contentieux
a par suite été porté devant les juridictions de |
l’ordre judiciaire. Le président
de la COB s’était exprimé dans la presse sur certaines procédures
en cours, en des termes assez généraux mais comportant déjà
une prise de position sur les faits ; la Cour de cassation casse les arrêts
de la Cour d’appel de Paris qui avaient rejeté les recours des personnes
sanctionnées et prononce l’annulation des sanctions. Les arrêts
de la Cour de cassation, qui confirment une solution antérieurement
dégagée, dans une autre instance, par la Cour d’appel de
Paris (CA Paris, 15 janvier 1993, Deverloy), relèvent une
violation de la présomption d’innocence, protégée
notamment par l’article 6-2 de la convention européenne de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Cass. com.,
18 juin 1996, Conso c/ Agent judiciaire du Trésor et autre, Bull.
1996 IV n° 179 ; 1er décembre 1998, Oury c/ Agent
judiciaire du Trésor, Bull. 1998 IV n° 283). La Cour d’appel
de Paris s’étant rangée à cette position dans deux
arrêts du 7 mai 1997 (Gaz. Pal. 7 décembre 1996 p. 619 concl.
Y. Jobard ; RD bancaire et bourse 1997 p. 199, D. 1998 Somm. p. 65 obs.
I. Bon-Garcin, D. 1998 Somm p. 77 obs. Y. Reinhard), la Cour de cassation
a confirmé la solution mais en ne retenant qu’un seul des motifs
de la Cour d’appel, tiré de la participation du rapporteur au délibéré
de la Commission des opérations de bourse, dans un arrêt bien
connu d’Assemblée plénière (Cass., Ass. plen.,
5 février 1999, Commission des opérations de bourse c/ Oury
et Agent judiciaire du Trésor, Gaz. Pal. 24-25 février
1999 p. 8 concl. M.-A. Lafortune). La même solution a enfin été
appliquée par la Cour d’appel de Paris dans un arrêt du
2 juillet 1999 " Debus c/ Commission des opérations de bourse "
(n° 1998/17861, LPA 15 octobre 1999 p. 4 note C. Ducouloux-Favard),
qui a annulé, en se fondant sur la méconnaissance du principe
de la présomption d’innocence contenu à l’article 6-2, une
sanction disciplinaire infligée par la COB au motif que, dans son
rapport public cette fois, la COB avait évoqué l’affaire
en " termes définitifs laissant entendre l’établissement
des infractions poursuivies ".
Le détour par la convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales avait été nécessaire car, en droit interne,
la présomption d’innocence, consacrée par l’article 9 de
la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août
1789 et par l’article 11 du code de procédure pénale, n’est
applicable qu’à la matière pénale stricto sensu,
ainsi que le confirment nombre de vos arrêts (CE, 30 janvier 1981,
Jacquesson, Rec. p. 39 ; 26 mai 1995, Mme Girardet, n° 140.986 ; 25
septembre 1996, Kazkaz, n° 160.374). Et si l’article 9-1 du Code
civil, issu de la loi du 4 janvier 1993, dispose que : " Chacun a droit
au respect de la présomption d’innocence ", ces dispositions
ne sauraient avoir pour effet d’étendre le champ d’application de
ce principe au-delà de son domaine naturel.
2. |
Le parallèle qu’on
pourrait être tenté de faire avec la présente affaire
trouve ici une limite très évidente, car la Cour des comptes,
lorsqu’elle statue en matière de gestion de fait, n’entre pas dans
le champ de l’article 6 de la convention (CE, Sect., 6 janvier 1995,
Nucci, Rec. p. 6), |
sinon lorsqu’elle inflige une
amende (CE, 16 novembre 1998, SARL Deltana et M. Perrin, n° 172.820,
à nos conclusions, à paraître au recueil), ce qui n’est
pas le cas en l’espèce.
Sans doute cette éventualité
pourrait-elle justifier, dans la ligne de votre décision d’Assemblée
du 3 décembre 1999 " Didier " (n° 207.434, à
paraître au recueil, à nos conclusions), que certaines garanties
de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits
de l’homme et des libertés fondamentales, et en particulier le principe
de la présomption d’innocence prévu au paragraphe 2, soient
respectées durant toute la phase préalable au débat
contentieux sur l’amende pour gestion de fait.
En premier lieu, la simple
éventualité du prononcé d’une amende pourrait être
suffisante, car il n’est pas possible de faire dépendre la régularité
de la procédure de la décision finale d’infliger ou non une
amende : le juge doit savoir dès le début du procès
et tout au long de celui-ci quelles règles de procédure il
doit appliquer. C’est pourquoi vous jugez que le simple fait que la suspension
de l’autorisation d’exercice professionnel soit au nombre des sanctions
que peuvent prononcer les conseils de discipline des ordres professionnels
leur fait obligation de statuer en audience publique même lorsqu’ils
ne prononcent en définitive qu’un avertissement ou un blâme
(CE, Ass., 14 février 1996, Maubleu, Rec. p. 34 concl. M.
Sanson). D’ailleurs, l’amende pour gestion de fait, instituée par
le décret-loi du 23 octobre 1935 pour inciter le comptable de fait
à se vider rapidement les mains, mais qui vise, depuis l’acte dit-loi
du 25 février 1943 et la loi n° 54-1306 du 31 décembre
1954, à sanctionner l’immixtion dans les fonctions de comptable
public, est infligée de manière presque systématique
(10).
En second lieu, s’agissant
de la présomption d’innocence, une telle solution s’autoriserait
incontestablement, des arrêts de la Cour européenne des droits
de l’homme du 28 octobre 1993 " Imbrioscia c/ Suisse " (série
A n° 275) et du 23 janvier 1995 " Allenet de Ribemont c/ France
" (11), ce dernier concernant précisément l’application
des stipulations de l’article 6 par. 2 relatives à la présomption
d’innocence devant une autorité administrative en principe non soumise
au respect des prescriptions de l’article 6.
Mais cette solution reviendrait
en pratique à assujettir la Cour des comptes au respect des stipulations
de l’article 6 par. 1, à l’exception sans doute de la publicité
de l’audience, ce que vous vous êtes refusés à faire.
Ajoutons qu’il y aurait quelque
artifice à faire produire de si considérables conséquences
à l’éventualité d’une amende dont l’infliction n’est
tout de même pas le principal objet de la procédure de gestion
de fait qui vise, comme on le sait, à rétablir les formes
comptables qui ont été méconnues et à faire
rentrer la collectivité publique dans les sommes dont elle a été
frustrée et qui n’auraient pas été dépensées
à un objet d’utilité générale.
3. |
Ce n’est donc ni dans l’article
6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme,
ni dans le principe de la présomption d’innocence que nous vous
suggérons de rechercher directement la solution du présent
litige ; mais nous pensons que vous pouvez |
utilement vous inspirer de ces
principes.
a) La procédure
de gestion de fait présente en effet, bien plus que le jugement
des comptes des comptables patents, et pour reprendre la formule du président
Braibant sous l’arrêt " Darrac " du 12 décembre 1969 (Rec.
p. 578), " une coloration pénale ".
En premier lieu, comme un
procès pénal ou une procédure disciplinaire, le procès
devant la Cour des comptes s’ouvre par la mise en mouvement de ce qui est
en vérité une action publique, engagée par la Cour
des comptes elle-même, soit proprio motu, soit suivant les
réquisitions du Procureur général de la République.
L’action publique étant mise en mouvement, les comptables de fait
présumés vont être appelés devant la Cour, comme
des prévenus devant une juridiction répressive. Si leur participation
à la gestion de fait est déclarée par l’arrêt
de déclaration définitive de gestion de fait, ils tombent
sous la juridiction de la Cour, c’est-à-dire qu’ils sont astreints
à compter devant elle, sous peine des amendes pour défaut
ou retard de production du compte.
En second lieu, et à
la différence du jugement des comptabilités patentes, celui
des comptabilités occultes réserve une large place à
l’appréciation des responsabilités des uns et des autres,
du rôle que chacun a joué dans l’organisation de la gestion
irrégulière, en distinguant les " cerveaux " des simples
exécutants. Le jugement de la gestion de fait laisse ainsi une place
à une recherche subjective des intentions et des responsabilités,
et la déclaration de gestion de fait, si elle n’est pas une sanction,
est certainement une mesure prise en considération de la personne.
Enfin, les conséquences
personnelles, notamment pécuniaires, de la procédure pour
les comptables de fait sont importantes. Outre qu’ils sont tenus sur leur
patrimoine propre des débets prononcés par la Cour, ils sont
presque toujours condamnés à une amende, dont le montant
peut être élevé puisqu’il peut atteindre celui des
sommes indûment maniées (article L.131-11 du Code des juridictions
financières), soit près de 3 millions de francs dans la présente
affaire. La déclaration de gestion de fait entraîne en outre
leur inéligibilité aux élections locales (CE, 1er
décembre 1922, élections municipales de Nicolas-Vermelle,
Rec. p. 897 ; 16 décembre 1994, Falicon, Rec. p. 550).
L’aspect subjectif de ce contentieux
justifie, nous semble-t-il, que les principes d’impartialité et
du respect des droits de la défense y reçoivent une application
plus rigoureuse encore que celle qu’exige un contentieux objectif, tel
celui de l’excès de pouvoir. Nous ne sommes pas ici dans un procès
fait à un acte, mais bien dans un procès fait à des
personnes. Ces personnes ont droit à une protection qui soit sensiblement
équivalente à celle dont elles jouiraient, dans un procès
pénal ou concernant des accusations en matière pénale
au sens de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales, par application
notamment du principe de la présomption d’innocence. Nous pensons
que cette protection peut leur être assurée par les principes
d’impartialité et des droits de la défense.
b) Le principe d’impartialité
implique que non seulement les membres de la juridiction, mais la juridiction
elle-même, ne prennent pas, en dehors du procès et avant le
terme de celui-ci, de position qui serait constitutive d’un pré-jugement.
Le principe ainsi formulé est proche de celui de la présomption
d’innocence qui implique " que les membres du tribunal, en remplissant
leur fonction, ne partent pas de la conviction ou de la supposition que
le prévenu a commis l’acte incriminé " (CourEDH, 4-5
octobre 1974, Herbert Hubert c/ Autriche). Cette proximité est
compréhensible. La présomption d’innocence avait été
établie en 1789 avec une visée bien précise : l’abolition
de la question. Cet objectif ayant été heureusement atteint,
le principe de la présomption d’innocence s’est trouvé en
quelque sorte absorbé par ceux, plus larges, de l’impartialité
et des droits de la défense : c’est ce qui explique sans doute que
sa discrétion en jurisprudence ne se rapporte guère au cas
qu’on en fait dans le débat politique.
Le principe des droits de
la défense rejoint le principe d’impartialité en exigeant
que la juridiction ne forme son jugement que sur des pièces qui
ont été soumises à la discussion des parties. Ainsi
que l’indiquait le président Corneille dans ses conclusions sous
l’arrêt " Téry " du 20 juin 1913 (Rec. p. 736
concl. Corneille, S. 1920.3.13 concl. Corneille, GAJA 12e éd.
n° 30) : " le juge ne doit se déterminer que sur les pièces
produites, et par suite discutées, dans l’instance même sur
laquelle il a été statué ". " Le dossier, tout
le dossier, mais rien que le dossier " : tel est le cadre dans lequel le
débat devant le juge est rigoureusement enfermé.
Il ne s’agit pas de pousser
ces principes jusqu’à l’absurde. L’opinion qu’un magistrat se forme
sur un dossier dans le for de sa conscience ne saurait être constitutive
d’un pré-jugement, ainsi que votre formation l’a confirmé
dans la décision du 3 décembre 1999 " Didier " (préc.).
L’application de la règle de droit dégagée par un
précédent l’est moins encore. Et l’on peut débattre,
à la suite de l’arrêt " Procola ", de ce qu’il faut penser
de l’idée qu’un magistrat s’est forgée, dans une formation
consultative, sur la question de pur droit que soulève le litige
qu’il a à trancher dans une formation contentieuse (12).
Mais, en l’espèce,
il s’agit de bien autre chose. La Cour des comptes a formé une première
opinion sur les faits de l’affaire, et estimé qu’ils révélaient
des irrégularités constitutives de gestion de fait, sur la
base d’un rapport de vérification du commissariat de l’armée
de terre, qui ne figure pas au dossier de la procédure juridictionnelle
: c’est ce que révèlent les mentions du rapport public. Cette
opinion a été validée par la formation la plus solennelle
de la Cour, la chambre du conseil : de ce fait, elle est devenue l’opinion
de la Cour elle-même. Peut-être en irait-il différemment
si la procédure d’élaboration du rapport public était
différente ; mais telle qu’elle est conçue, avec une adoption
dans une formation réunissant l’ensemble des présidents de
chambre et des conseillers-maîtres, elle a précisément
pour but de faire que ce rapport soit celui de la Cour des comptes, formations
administratives et contentieuses confondues. De ce seul point de vue, l’arrêt
attaqué nous semble irrégulier.
A vrai dire, on aurait également
pu trouver l’indice de ce pré-jugement, en l’absence de toute mention
au rapport public, dans la décision même d’ouvrir une procédure
de gestion de fait, laquelle résulte de l’arrêt provisoire
du 20 décembre 1995. Car c’est bien l’arrêt provisoire qui
ouvre la procédure juridictionnelle. Les personnes qu’ils visent
sont invitées à s’expliquer devant la Cour des comptes ;
si elles ne le font pas ou si leurs explications ne convainquent pas, elles
sont déclarées comptables de fait et tombent alors, en cette
qualité, sous la juridiction de la Cour.
Or, si l’auto-saisine est
en principe interdite aux juridictions, c’est bien pour qu’elles ne se
mettent pas en situation d’apparaître juge et partie, pour que leur
impartialité demeure insoupçonnable. La Cour des comptes
est, à notre connaissance, la seule juridiction avec la Commission
bancaire qui ait la possibilité de s’auto-saisir. Situation d’autant
plus paradoxale qu’elle dispose d’un véritable Parquet, qu’on aurait
pu organiser pour qu’il mette en mouvement l’action publique. Or, il ne
le fait pas : il ne faut pas s’arrêter aux apparences, qui donnent
à penser que la Cour des comptes a été saisie par
un réquisitoire du Procureur général de la République.
Elle pouvait parfaitement aussi bien se passer de ce réquisitoire
et agir proprio motu, que l’ignorer et s’abstenir d’agir : c’est
une différence essentielle avec les juridictions répressives
ordinaires. Situation encore plus paradoxale lorsqu’on sait que c’est la
même chambre de la Cour qui, en principe, examine les rapports de
vérification administrative et décide d’y donner suite en
ouvrant une procédure de gestion de fait. Il y a là une confusion
assez regrettable des poursuites et du jugement, que ne sauraient en tout
cas couvrir les dispositions législatives de l’article L.111-9 du
Code des juridictions financières aux termes desquelles : " La
Cour des comptes exerce de plein droit toutes les attributions énumérées
par les dispositions du présent livre. "
La publicité qui a
été donnée au pré-jugement que la Cour a porté
sur l’affaire, en dehors du débat contradictoire entre les parties,
est évidemment une circonstance aggravante. Puisque le rapport public
de la Cour des comptes n’a en réalité d’autre objet que de
prendre l’opinion à témoin des irrégularités
constatées, on ne saurait négliger la pression que l’opinion
exerce sur la Cour une fois qu’elle a dénoncé une affaire
dans son rapport public. Si, juridiquement, la Cour peut revenir sur sa
première opinion, il est difficile de croire qu’il lui est aussi
aisé, lorsqu’elle statue au contentieux, de se déjuger que
de confirmer son premier avis. Il y va en effet de sa crédibilité,
non seulement dans l’affaire en cause, mais pour l’avenir. Dans une telle
situation le juge financier " ne pourra jamais persuader le justiciable
qu’il est totalement impartial et indépendant ; il sera toujours
soupçonné de ne pas vouloir se critiquer et se désavouer
lui-même, et les parties n’auront pas le sentiment que justice leur
a été rendue " : nous venons de citer dans un autre contexte
les conclusions du président Braibant sous votre décision
de Section " Dlle Arbousset " (préc.).
c) On nous objectera
sans doute que si la Cour des comptes devait attendre que les procédures
contentieuses soient achevées avant de pouvoir mentionner les affaires
qui en ont fait l’objet dans son rapport annuel, ce document perdrait singulièrement
de son intérêt, et que l’opinion ne serait pas fort émue
de la révélation de malversations remontant à plusieurs
années. Nous reconnaissons l’objection, parce que si le rapport
de la Cour des comptes est public, c’est qu’en effet l’on pense que le
public y trouvera un intérêt, et qu’il est donc souhaitable
de soutenir l’intérêt que le public y pourra trouver. Mais
il ne s’agit pas d’interdire que la Cour des comptes signale dans son rapport
les affaires qui donneront lieu à des suites contentieuses, mais
d’exiger qu’elle le fasse en des termes mesurés, qui excluent tout
pré-jugement et toute prise de position définitive. Nous
ne pensons pas que cette légère contrainte soit de nature
à remettre en cause l’impact du rapport public.
Les missions de la Cour des
comptes sont diverses et parfois, nous en avons conscience, difficiles
à concilier : il s’agit à la fois de mettre au jour des irrégularités,
de sanctionner leurs auteurs, de faire rentrer la collectivité publique
dans ses fonds, de faire pression sur les autorités politiques pour
que les mesures correctrices et préventives utiles soient prises.
C’est une pièce à quatre personnages : le juge, le justiciable,
le pouvoir et l’opinion, et, à tout prendre, il nous semble qu’elle
se joue de manière plus saine devant la Cour que devant d’autres
juridictions. Mieux vaut en effet que l’information emprunte un canal officiel
que celui de fuites et de rumeurs qui ne peuvent qu’altérer la sérénité
de la justice. La difficulté même de l’exercice auquel la
Cour des comptes doit se livrer nous paraît justifier que les règles
en soient fixées aussi clairement que possible. C’est dans cet esprit
que nous vous suggérons de les préciser, et non de les bouleverser.
Ajoutons, si l’on nous permet
une brève remarque de lege ferenda, que les règles
d’organisation interne de la Cour des comptes ne sont peut-être pas
immuables et que, sans nécessairement aller jusqu’à transformer
le rôle du Parquet général, on peut imaginer qu’à
l’avenir, une chambre soit spécialisée dans le jugement des
gestions de fait, de même que la première chambre est aujourd’hui
spécialisée dans le jugement des comptes des comptables supérieurs
de l’état, et que ses magistrats s’abstiennent de participer à
la délibération du rapport public.
Sans doute nous demandera-t-on
également ce qu’aurait dû faire la Cour des comptes. En premier
lieu, elle aurait dû s’abstenir d’évoquer dans son rapport
public, en tout cas dans les termes dans lesquels elle l’a fait, une affaire
contentieuse pendante. Dès lors qu’elle l’avait fait, elle ne pouvait
cependant que juger l’affaire en s’exposant à une censure certaine.
Cette situation est celle à laquelle se trouve confrontée
toute juridiction unique en son genre qui se trouve dans un cas de suspicion
légitime.
Nous ne croyons donc pas
pouvoir ne pas vous proposer d’annuler l’arrêt déféré
à votre censure. En statuant comme elle l’a fait, la Cour des comptes
a méconnu le principe d’impartialité et le principe général
des droits de la défense.
4. |
Le moyen pris dans cette
branche est recevable pour deux raisons. D’une part, le moyen tiré
d’un défaut d’impartialité est d’ordre public et donc recevable
en cassation lorsqu’il est fondé, ce qui est bien le cas si vous
nous avez suivis, sur la violation d’un principe général
du droit ou d’une |
règle générale
de procédure applicable même sans texte (voir : CE, 30
novembre 1994, SARL étude Ravalement Constructions, préc.).
D’autre part, puisque c’est l’impartialité structurelle de la Cour
des comptes qui est ici en cause, le moyen ne pouvait utilement être
soulevé devant les juges du fond, car il eût été
inutile de leur présenter une demande de renvoi pour cause de suspicion
légitime qui eût été vouée à l’échec,
la Cour des comptes étant une juridiction unique en son genre devant
laquelle la demande de renvoi n’est par suite pas recevable (CE, 24
octobre 1984, Charbit, Rec. T. p. 708).
5. |
Il reste à rechercher
quelle suite donner à la cassation. La question ne se poserait guère
si vous deviez vous situer, pour annuler l’arrêt attaqué,
sur le terrain de l’impartialité personnelle des cinq magistrats
qui, après avoir participé à la délibération
du rapport public, ont participé au jugement |
de l’affaire. Certes, l’article
34 du décret du 11 février 1985 prévoit qu’après
cassation, la Cour statue " toutes chambres réunies ", formation
comprenant le Premier président, les présidents de chambre
et deux conseillers-maîtres élus par chaque chambre. Selon
les informations dont nous disposons, seuls sept des membres titulaires
ou suppléants composant cette formation n’ont pas participé
à la délibération du rapport public pour 1996, ce
qui ferait obstacle à ce que l’affaire puisse être jugée
immédiatement sur renvoi, puisque l’article 8 du décret du
11 février 1985 prévoit que : " La Cour, siégeant
toutes chambres réunies, ne peut statuer qu’à douze membres
au moins. " Pour autant nous ne pensons pas qu’il vous appartienne
de vous assurer, pour décider ou non le renvoi de l’affaire, de
ce que la juridiction de renvoi aura la possibilité de se constituer
régulièrement, d’autant qu’en l’espèce, cette impossibilité
peut n’être que temporaire puisque les chambres réunies sont
renouvelées chaque année.
En revanche, si vous retenez
le terrain que nous privilégions, la question des suites de la cassation
est plus délicate. Vous ne pouvez en effet renvoyer l’affaire devant
la Cour des comptes, puisque son impartialité est définitivement
entachée par la mention faite de l’affaire au rapport public, sur
laquelle il n’est plus possible de revenir. La Cour des comptes ne peut
plus juger cette affaire. Toutefois, la circonstance que l’affaire ne peut
être renvoyée n’implique pas nécessairement que vous
puissiez prononcer une cassation sans renvoi.
a) Dans les affaires
" Conso " et " Oury " déjà mentionnées, la Cour de
cassation casse sans renvoi les arrêts de la Cour d’appel de Paris
qui avaient écarté le moyen tiré de la violation par
la Commission des opérations de bourse de la présomption
d’innocence. En retenant l’atteinte à la présomption d’innocence,
la Cour de cassation peut alors mettre fin au litige par application de
la règle de droit appropriée, et elle se fonde expressément
pour le faire sur l’article 627 alinéa 2 du nouveau code de procédure
civile, reprenant les dispositions de l’article L.131-5 du code de l’organisation
judiciaire. Ces dispositions, qui sont à la Cour de cassation ce
que l’article 11 de la loi du 31 décembre 1987 est au Conseil d’état,
permettent de casser sans renvoi et de régler le fond du litige
" lorsque les faits, tels qu’ils ont été souverainement
constatés et appréciés par les juges du fond, lui
permettent d’appliquer la règle de droit appropriée.
" Cette cassation, dite " sans renvoi ", est en fait un règlement
du litige sur la base des faits constatés et appréciés
par les juges du fond : elle n’a rien de comparable avec la cassation sans
renvoi devant le Conseil d’état, qui n’est possible que lorsque,
après cassation, il ne reste rien à juger. Cette hypothèse
correspond à celle de l’alinéa 1er de l’article
L.131-5 du code de l’organisation judiciaire, aux termes duquel : " La
Cour de cassation peut casser sans renvoi lorsque la cassation n’implique
pas qu’il soit à nouveau statué sur le fond. " Or, ce
n’est pas sur cette disposition que la Haute juridiction judiciaire s’appuie
dans les affaires qui nous intéressent.
Dans ces affaires, la Cour
de cassation prononce elle-même l’annulation de la procédure
suivie devant la Commission des opérations de bourse. Elle vide
ainsi entièrement le litige ouvert devant la Cour d’appel de Paris,
qui ne tendait qu’à cela.
Mais l’annulation de l’arrêt
de la Cour des comptes qui vous est déféré suffit-elle
à résoudre le litige qui était pendant devant cette
juridiction ? On rencontre ici le particularisme de la procédure
devant la Cour des comptes, qui ne tranche pas une prétention soumise
par des parties mais statue sur des faits dont elle s’est saisie. Il n’y
aurait donc lieu à cassation sans renvoi que si, cette saisine étant
elle-même entachée par le vice que vous aurez relevé,
l’ensemble de la procédure s’était trouvé vicié
de manière irrémédiable. Dans cette hypothèse,
le vice de procédure aurait en quelque sorte pour effet de faire
disparaître le litige. Nous ne croyons pas que tel soit le cas.
En effet, si vous vous fondez
pour prononcer l’annulation de l’arrêt attaqué sur la mention
de l’affaire au rapport rendu public en octobre 1996, il est certain que
tous les actes d’instruction menés par la Cour à compter
de cette date sont entachés ; nous en reparlerons dans un instant.
C’est ce qu’a relevé la Cour d’appel de Paris dans son arrêt
du 2 juillet 1999 " Debus " (préc.) à propos de la publication
au rapport public de la COB d’informations sur une procédure disciplinaire
en cours.
Mais précisément,
l’arrêt de déclaration provisoire de gestion de fait qui a
ouvert la procédure devant le juge des comptes est antérieur
à la mention de l’affaire au rapport public puisqu’il date du 20
décembre 1995. Cet arrêt n’a pas été contesté
devant vous pour la raison très évidente que le pourvoi en
cassation n’est pas possible contre les arrêts provisoires de la
Cour des comptes (CE, 5 juin 1953, Hiff, Rec. p. 264 ; Sect., 8 mars
1968, Ministre du Travail c/ Guyon, Rec. p. 173 ; 12 décembre 1969,
Darrac, Rec. p. 578 avec les concl. du président Braibant
; Sect., 6 janvier 1995, Nucci, préc.). La procédure
a donc été valablement engagée devant la Cour des
comptes, et il faut maintenant, sauf à admettre un déni de
justice, que cette procédure soit menée à son terme.
Si elle ne peut plus l’être
par la Cour des comptes, elle ne peut l’être que par le Conseil d’état
faisant application de l’article 11 de la loi du 31 décembre 1987,
qui n’est évidemment pas suspect de partialité en raison
des prises de position de la Cour des comptes. Le recours à l’article
11 constitue la seule porte de sortie à l’impasse que nous évoquions
tout à l’heure, devant laquelle se trouve la demande de renvoi pour
cause de suspicion légitime lorsque la juridiction concernée
n’a pas d’équivalent : le Conseil d’état, après avoir
censuré la décision de cette juridiction peut – et nous pensons
même qu’il ne peut faire autrement – régler le litige au fond.
De ce fait, le second terrain de cassation, parce qu’il prohibe le renvoi,
doit primer le premier, qui l’autorise, de même que la cassation
sans renvoi prime la cassation avec renvoi (CE, Sect., 15 décembre
1961, Sabadini, Rec. p. 710, sol. impl.).
b) Nous en venons
donc à l’examen de l’affaire sur le fond. Il nous semble en vérité
que l’examen de votre formation devrait s’arrêter là. Le périmètre
de la gestion de fait déterminé par l’arrêt provisoire
n’inclut pas seulement la société LABOR MéTAL et ses
dirigeants, mais également quatre officiers de la DICAT de Rennes,
ainsi que douze sociétés qui ont été destinataires
de mandats émis à raison des opérations litigieuses.
Parmi les dix-neuf personnes physiques ou morales mises en cause, dix-sept
ne sont pas présentes devant vous et n’ont pas été
mises en cause.
Pour quatre d’entre elles,
MM. Thoer, Hiraut, Martinez et Laborie, parce que la Cour des comptes les
avait mis hors de cause, et qu’ils n’avaient donc pas intérêt
à contester son arrêt. Mais, s’il est vrai qu’ils ont produit
devant la Cour des comptes, nous ne pouvons leur garantir qu’ils ne vont
pas se trouver mis en cause dans la procédure qui se déroule
désormais devant vous. La cassation que vous prononcerez si vous
nous suivez peut ainsi leur révéler l’intérêt
qu’il y aurait pour eux à produire de nouvelles observations en
défense, et nous pensons qu’il convient de leur permettre de le
faire.
Quant aux treize personnes
qui n’ont pas jugé utile de se pourvoir en cassation, peut-être
n’ont-elles renoncé à cette voie de droit que parce qu’elles
savaient ne pas pouvoir ouvrir, devant le Conseil d’état, une nouvelle
discussion sur les faits. Mais l’annulation de l’arrêt de la Cour
des comptes et l’évocation de l’affaire rouvre cette possibilité.
Nous croyons là encore qu’il serait bon qu’elle ne reste pas lettre
morte.
Ajoutons que l’arrêt
provisoire du 20 décembre 1995 n’avait laissé aux personnes
mises en cause devant la Cour des comptes qu’un délai de deux mois
pour présenter leurs observations, et que la Cour, dans l’arrêt
attaqué, a d’ailleurs écarté un mémoire complémentaire
présenté hors délai. Devant le Conseil d’état,
les mémoires peuvent être produits sans condition de délai
: la réouverture de l’instruction permettrait aux personnes mises
en cause de compléter une défense qu’elle n’ont eu qu’un
laps de temps assez bref pour préparer devant la Cour des comptes.
On pourrait enfin faire valoir
que la réouverture de l’instruction par le Conseil d’état
est le seul moyen de régulariser les actes d’instruction accomplis
par la Cour des comptes postérieurement à la publication
du rapport public, dont la régularité se trouve, comme nous
l’avons dit, entachée. Il n’y en a eu aucun dans la présente
espèce, car les mémoires déposés par les parties
en octobre 1996 ne sont évidemment pas concernés. Mais il
se pourrait qu’il y en ait eu dans les autres affaires, encore à
l’instruction, qui soulèvent la même question et devront recevoir
la même solution, de sorte qu’il nous paraît équitable
que l’ensemble des pourvois bénéficient du même traitement.
Il est sans doute inhabituel
que l’instruction soit rouverte alors que le Conseil d’état décide
de faire usage de l’article 11 de la loi du 31 décembre 1987. Nous
ne croyons pas pour autant qu’il y ait là de véritable difficulté.
Si, en règle générale, lorsque le règlement
de l’affaire au fond exige un supplément d’instruction, vous renvoyez
l’affaire devant les juges du fond, vous n’avez pas ici cette ressource.
D’autre part, on sait que dans le régime comparable de l’évocation,
vous avez abandonné l’exigence que l’affaire soit en état
(CE, Sect., 22 mai 1981, Mlle Bloc’h, Rec. p. 236, AJDA 1982 p.
166 concl. du président Costa ; Sect., 19 juin 1981, Société
Thalasso-Nord, Rec. p. 278, RDSS 1981 p. 583 concl. du président
Genevois ; 8 janvier 1982, Lambert, Rec. p. 17, RDSS 1982 p. 450
concl. du président Genevois ; 4 mai 1988, Centre hospitalier
de Lannion, Rec. p. 179).
Pour ces motifs, il nous
semble qu’il conviendrait qu’avant-dire droit sur le fond, l’instruction
soit rouverte afin que soient recueillies les observations éventuelles
des personnes mises en cause par l’arrêt provisoire de la Cour des
comptes.
c) Si vous ne nous
suiviez pas, et que vous entendiez régler directement l’affaire
au fond, nous nous en tiendrons aux brèves observations suivantes,
qui ne reposent naturellement que sur l’état de l’instruction à
ce jour, dont nous vous avons indiqué les raisons pour lesquelles
il ne nous semble pas satisfaisant.
Vous déclareriez comptables
de fait de l’état à titre définitif la société
Labor Métal et son directeur général Mme Baschet,
les sociétés Ordec, Claude Varenne et Roudaut, qui n’ont
pas contesté leur qualité de comptable de fait.
Vous mettriez hors de cause
M. Arnaud Laborie, qui n’est devenu président de la société
Labor Métal que le 1er avril 1994, postérieurement
aux opérations litigieuses.
Vous déclareriez comptable
de fait de l’état à titre définitif à raison
de l’ensemble des opérations le commissaire général
Pigeaud, directeur du commissariat de l’armée de terre de Rennes
au moment des faits, qui était au courant des opérations
et qui, s’il nie les avoir ordonnées, les a couvert de son autorité
en ne prenant pas les mesures nécessaires pour les faire cesser.
Il ressort en outre des pièces du dossier qu’il a en réalité
organisé la gestion de fait, commandant une note sur ce sujet au
commissaire commandant Hiraut, et allant jusqu’à contresigner lui-même
les fausses certifications de service fait. Ainsi, même s’il n’a
pas manié personnellement les fonds, il a la qualité de comptable
de fait " de longue main ", notion dégagée par la jurisprudence
de la Cour des comptes et validée par votre jurisprudence (CE,
12 décembre 1969, Darrac, préc. ; Sect., 6 janvier 1995,
Nucci, préc.).
Vous mettriez hors de cause
le commissaire colonel Thoer, dont il ne ressort pas des pièces
du dossier qu’il ait connu le caractère irrégulier des opérations
auxquelles sa participation s’est limitée à la signature
des douze commandes litigieuses, peu après sa prise de fonctions,
et en l’absence de son supérieur, le commissaire général
Pigeaud.
Vous mettriez hors de cause
le commissaire commandant Hiraut et le commandant Martinez. Le premier
n’a signé aucun des documents falsifiés. Le second, s’il
a signé les douze factures litigieuses, a agi sur l’ordre du commissaire
général Pigeaud et n’avait aucun moyen, eu égard à
sa position hiérarchique, de s’opposer à la commission des
irrégularités. Or, le subordonné qui n’a fait qu’exécuter
des ordres qu’il n’avait pas la possibilité de discuter ne peut
être déclaré comptable de fait, selon une jurisprudence
constante de la Cour des comptes (C. comptes, 15 janvier 1875, Janvier
de La Motte et consorts, Gds. arrêts jurispr. fin. 4e
éd. n° 42 p. 359), validée a contrario par votre
jurisprudence (CE, Sect., 6 janvier 1995, Gouazé, Rec. p. 12).
Cette jurisprudence est appliquée avec souplesse au sein de l’institution
militaire, compte tenu du caractère particulièrement contraignant
qu’y revêt le devoir d’obéissance (C. comptes, 23 février
1966, Général Zeller et consorts, inédit, cité
in : Gds. arrêts jurispr. fin. 4e éd. p.
362), ce qui nous paraît raisonnable.
Vous déclareriez comptable
de fait de l’état à titre définitif à raison
des mandats qu’elles ont reçus les sociétés qui contestent
cette qualité par des argumentations similaires. Ces douze sociétés
ont servi de paravent à la société LABOR-METAL , à
qui elles ont reversé l’essentiel des sommes perçues, leur
intervention ne s’expliquant que par la volonté de fractionner la
commande afin d’éviter de recourir à la procédure
de l’appel d’offres. Certes, il ne suffit pas d’avoir manié les
fonds pour être déclaré comptable de fait : la banque
qui tient le compte sur lequel ils ont été déposés
le serait, à ce compte, systématiquement. Mais ces sociétés
n’ont pas pu ignorer le caractère fictif des factures qu’elles ont
émises, et elles ont d’ailleurs reçu des commissions en rémunération
de leur service. La circonstance invoquée qu’elles entretenaient
des relations commerciales avec la société LABOR MéTAL
ne constituait pas une contrainte insupportable qui ne leur laissait aucune
marge de manœuvre.
d) Si vous confirmiez
sur le fond la déclaration de gestion de fait, il resterait à
déterminer dans quelles conditions la procédure se poursuivrait.
La déclaration définitive fixe le périmètre
de la gestion occulte, c’est-à-dire la compétence du juge
des comptes : elle a pour effet de rendre les comptables de fait justiciables
de ce dernier pour les opérations visées, au même titre
que des comptables patents ; selon la formule de la Cour des comptes dans
son arrêt du 12 mars 1937 " Géry, Faculté de médecine
de Strasbourg " (Rec. C. comptes p. 5), elle vise à " permettre
à l’autorité budgétaire et au juge financier d’exercer
sur la gestion des deniers publics dont la connaissance leur a été
soustraite le contrôle dont la loi les a chargés ". Aussi
l’arrêt de déclaration définitive de gestion de fait
comporte-t-il toujours un second volet : l’injonction de produire un compte.
Cette injonction engage la troisième phase de la procédure,
celle du jugement du compte de la gestion de fait, qui va se conclure par
l’arrêté de la ligne de compte. Ceci soulève deux questions.
Première question
: le jugement du compte de la gestion de fait doit-il se poursuivre devant
la Cour des comptes ou bien devant le Conseil d’état ? On pourrait
soutenir qu’après la déclaration de gestion de fait, le jugement
du compte de la gestion de fait est une procédure purement objective,
comme le jugement d’une comptabilité patente et que rien ne s’oppose
dès lors à ce que la Cour en connaisse. Nous ne nous arrêterons
pas à l’observation que, dans ce domaine, " la Cour peut suppléer,
par des considérations d’équité, à l’absence
ou à l’insuffisance des justifications ", qui n’est pas décisive.
Mais après cette phase viendra celle du prononcé de l’amende
pour immixtion dans les fonctions de comptable public, qui présente
un caractère si subjectif et personnel que, comme nous l’avons rappelé,
l’article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits
de l’homme lui est applicable. Il paraît donc difficile que la Cour
puisse en toute impartialité se prononcer sur l’amende. Or, lui
renvoyer le jugement du compte de la gestion de fait, en impliquant le
dessaisissement du Conseil d’état, la conduira nécessairement
à le faire, pour qu’ensuite vous annuliez son arrêt et régliez
au fond la question de l’amende. Voilà, en vérité,
une procédure à éclipses qui ne serait guère
recommandable. Aussi croyons-nous que, si vous retenez la déclaration
de gestion de fait, vous ne pourrez ensuite que conduire la procédure
jusqu’à son terme.
Seconde question : Il ne
semble pas que la Cour des comptes a déjà jugé la
gestion de fait. Il va de soi que, dans le cas contraire, l’arrêt
qu’elle aurait rendu dans cette procédure devrait être annulé.
Nous pensons que, si les requérants avaient négligé
de le contester, il n’y aurait pas cependant de difficulté car il
vous appartiendrait alors, en statuant sur la suite de la gestion de fait,
de le déclarer nul et non avenu en réglant de juges (CE,
Sect., 15 janvier 1932, Vve Reynes, D. 1932.3.11 concl. du président
Rouchon-Mazerat ; 14 mars 1986, Consorts Lornet, Rec. p. 72 ; 12 février
1990, Commune de Bain-de-Bretagne, Rec. p. 33).
Ainsi, après avoir
procédé à la déclaration définitive
de gestion de fait, il vous appartiendrait d’enjoindre aux personnes mises
en cause de produire un compte de la gestion de fait, signé par
elles, dans un délai que vous pourrez fixer à quatre mois.
Vous assortiriez cette injonction de la traditionnelle injonction de se
vider les mains, c’est-à-dire d’apporter la preuve du reversement
dans la caisse de l’état des sommes qui demeureraient le cas échéant
détenues par elles.
III. |
Si vous ne nous suiviez
pas, les autres moyens articulés au soutien du pourvoi pourraient
être écartés. |
1. |
Le défaut de communication
des conclusions du Procureur général près la Cour
des comptes aux parties ne constitue pas une méconnaissance du principe
général des droits de la défense ni de la règle
du caractère contradictoire de la procédure : ainsi en juge
un arrêt ancien et prestigieux |
(CE, Sect., 2 mars 1973,
Massé, Rec. p. 185 avec les concl. du président Braibant)
qui a été récemment confirmé (CE, Sect.,
6 janvier 1995, Gouazé, préc.).
Le fondement de cette solution
repose sur l’idée que le ministère public près la
Cour des comptes n’est pas une partie à l’instance mais un organe
de la juridiction, qui ne fait certes pas partie de la formation de jugement
mais qui appartient cependant à la Cour des comptes.
Dès lors que nous
vous avons suggéré de maintenir votre jurisprudence sur l’inapplicabilité
de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits
de l’homme et des libertés fondamentales à la Cour des comptes,
ce n’est pas la prise en considération de ces stipulations qui pourrait
vous conduire à renoncer à cette solution, et il n’y a donc
pas lieu de s’étendre sur la jurisprudence dégagée
par la Cour de Strasbourg qui impose la communication des conclusions de
l’avocat général près la Cour de cassation (CourEDH,
31 mars 1998, Reinhardt et Slimane-Kaïd c/ France, D. 1998 Somm.
p. 366 obs. G. Baudoux, D. 1999 Jur. p. 281).
Nous avons le sentiment qu’un
certain nombre de considérations, qui tiennent particulièrement
à l’évolution du rôle du Procureur général
depuis l’arrêt " Massé ", notamment du fait de la création
des chambres régionales des comptes, viennent en fragiliser quelque
peu le raisonnement, mais pas dans le cas de l’espèce, pour la raison
essentielle que nous avons déjà développée
et qui tient à ce que, nonobstant la circonstance que l’affaire
a été introduite par le réquisitoire du Procureur
général, cet acte ne peut s’assimiler à un acte de
poursuite puisque la Cour des comptes pouvait se saisir d’office, et n’a
donc pu faire acquérir au Procureur général la qualité
de partie à l’instance. Nous vous proposerions donc d’écarter
le moyen.
2. |
L’arrêt attaqué
n’avait pas à être rendu en audience publique, puisque la
déclaration définitive de gestion de fait n’entre pas dans
le champ de l’article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CE, Sect.,
6 janvier 1995, |
Nucci, préc.),
et qu’aucune disposition de droit interne n’impose cette publicité.
3. |
Le dernier moyen conteste
la mise hors de cause du commissaire-commandant Hiraut et du commandant
Martinez alors que ces officiers ont signé des factures ayant donné
lieu à l’extraction irrégulière de deniers publics.
Vous exercez un contrôle de qualification juridique |
sur le point de savoir si la
Cour des comptes a pu qualifier une personne de comptable de fait (CE,
12 décembre 1969, Darrac, préc. ; Sect., 6 janvier 1995,
Gouazé, préc.), et nous vous avons déjà
indiqué les raisons pour lesquelles la mise hors de cause de ces
deux officiers doit être confirmée.
Vous pourrez réserver,
à ce stade, la question du remboursement des frais exposés
et non compris dans les dépens.
PAR CES MOTIFS, nous concluons
:
- à l’annulation de
l’arrêt de la Cour des comptes en date du 7 novembre 1997 ;
- à ce qu’avant-dire
droit sur le fond, l’instruction soit rouverte afin d’inviter les personnes
mises en cause par l’arrêt provisoire de la Cour des comptes en date
du 20 décembre 1995 à faire valoir leurs observations devant
le Conseil d’état.
Notes de Bas de Page
:
1) Ordonnances des rois de
France, t. I, p. 703
2) Article 18 de la loi du
16 septembre 1807 : « La cour ne pourra, en aucun cas, s’attribuer
de juridiction sur les ordonnateurs… »
3) Disposition reprise à
l’article L.111-2 du Code des juridictions financières
4) Cour des comptes, Rapport
public pour 1996, p. 63
5) jurispr. constante de
la Cour des comptes en ce sens depuis : C. comptes, 24 janvier 1962,
Picquerel, commis d’ordre au service des eaux de la commune de Grenoble,
Gds. arr. jurispr. fin. 4e éd. n° 30 p. 272
6) « Le principe
[selon lequel l’auteur d’une décision ne doit pas participer au
jugement du recours formé contre celle-ci] ne doit pas être
opposé […] aux personnes qui ont siégé dans des organismes
consultatifs, même s’ils sont appelés à donner un avis
conforme ou à faire des propositions et à participer ainsi
d’une façon déterminante à la prise de décision.
Ces organismes sont en effet de plus en plus nombreux ; il arrive fréquemment
que plusieurs d’entre eux soient consultés sur un même projet
; la présence d’un de leurs membres dans la juridiction n’est sans
doute pas toujours souhaitable ; mais elle est difficilement évitable
et elle présente moins d’inconvénients que celle de l’auteur
même de la décision. » (RDP 1973 p. 1075)
7) voir par exemple : B.
Pacteau, Contentieux administratif, 5e éd., Paris, Presses
universitaires de France, 1999, § 241 p. 261
8) voir en ce sens : M. Long,
P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé, B. Genevois, Les grands arrêts
de la jurisprudence administrative, 12e éd., Paris, Dalloz,
1999, pp. 166-167 ; concl. Rémy Schwartz sous : CE, 7 janvier 1998,
Trany, préc., AJDA 1998 p. 445 ; S. Guinchard, « Le procès
équitable : droit fondamental ? », AJDA juillet-août
1998 n° spécial, p. 205 ; R. Chapus, Droit du contentieux
administratif, 8e éd., Paris, Montchrestien, 1999, § 1141
2°, pp. 882-884
9) article 22 de la loi du
18 juillet 1845, article 22 du décret du 22 janvier 1852, article
20 de la loi du 24 mai 1872
10) voir les concl. du Procureur
général Bourrel sur la gestion de fait de la ferme domaniale
de Bressonvilliers, Rec. C. comptes 1959-1961 p. 33
11) voir en outre : CourEDH,
8 février 1996, John Murray c/ Royaume Uni, Rec. 1996-I p. 49, Rev.
science crim. 1997 p. 476 ; 26 septembre 1996, Miailhe c/ France (n°
2), Rec. 1996-IV p. 1338
12) voir notamment : J. Massot
et T. Girardot, Le Conseil d’état, Paris, La documentation française,
1999, pp. 107-108
© - Tous droits réservés - Alain SEBAN - 23 février 2000
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