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Directives communautaires : Vers la reconnaissance de l’effet direct ?

Par Benoit Tabaka

« En 1998, plus de 80% des textes nationaux seront communautaires ». Voici ce qu’avait indiqué Jacques Delors, alors Président de la Commission Européenne lors de la signature du Traité de Maastricht en 1992. Pourtant à ce jour, la France est encore loin de ce seuil.

« En 1998, plus de 80% des textes nationaux seront communautaires ». Voici ce qu’avait indiqué Jacques Delors, alors Président de la Commission Européenne lors de la signature du Traité de Maastricht en 1992. Pourtant à ce jour, la France est encore loin de ce seuil. Mais, ce n’est pas pour autant que le droit communautaire est mis à l’écart de notre droit. Au contraire. A l’heure actuelle, la majorité des recours contentieux effectués reposent sur des moyens invoquant des normes communautaires à savoir, la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales de 1950, les dispositions des Traités de Rome, Maastricht et Amsterdam et le droit communautaire dérivé avec en tête de liste les Directives Européennes. Aux termes de l’article 189 du Traité de Rome, « la directive lie tout Etat membre destinataire quant au résultat à atteindre, en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens. ». Les directives communautaires, au contraire des règlements communautaires obligatoires dans tous ses éléments et directement applicable, n’est pas publié au Journal Officiel des Communautés européennes mais simplement notifiée à leur destinataire. Par une interprétation stricte de cet article, il était facile d’affirmer que les directives n’avaient aucune valeur obligatoire, et n’était en aucun cas invocable directement à l’appui d’un recours. Seulement, c’est sur ce point qu’a eu lieu une importante bataille juridique qui à l’heure actuelle semble reconnaître aux directives un effet direct en droit national. Né d’une opposition entre les juridictions nationales de divers pays européens et les juridictions européennes [I], le conflit s’est ensuite estompé par la persévérance des juridictions européennes, mais également par le changement progressif de position de la part de ces mêmes juridictions nationales [II].

I - De la jurisprudence Van Duyn à la jurisprudence Cohn Bendit, cinq années d’élaboration du conflit de juridictions.

Contrairement à la juridiction européenne qui a reconnu un effet direct aux directives communautaires (A), le Conseil d’Etat est entré en conflit avec cette dernière en choisissant pour une toute autre position (B).

A - La Cour de Justice des Communautés Européennes et l’affirmation de la primauté du droit communautaire.

La distinction établie par l’article 189 du Traité de Rome entre les règlements et les directives a eu tendance à partir des années 1970 à vite s’estomper à tel point que la différence n’était plus que procédurale. Les directives devenaient ainsi de plus en plus précises, et certaines pouvaient être transposées directement sans intervention approfondie du Parlement. Pour affirmer cette confusion, les directives ont été publiées au Journal des Communautés Européennes de la même façon que les règlements communautaires. C’est en application de cette confusion entre les deux types d’actes que la Cour de Justice des Communautés Européennes a pu accorder aux directives un effet direct. Formulé pour les directives dans la décision Société SACE du 17 Décembre 1970, le principe a été rappelé et affirmé de manière importante dans une décision du 4 Décembre 1974, la décision Van Duyn. 

Dans cette décision, la Cour de Justice des Communautés Européennes a affirmé que « si, en vertu des dispositions de l’article 189, les règlements sont directement applicables et, par conséquent, par leur nature, susceptibles de produire des effets directs, il n’en résulte pas que d’autres catégories d’actes visés par cet article ne peuvent jamais produire d’effets analogues ; il serait incompatible avec l’effet contraignant que l’article 19 reconnaît à la directive d’exclure en principe que l’obligation qu’elle impose puisse être invoquée par des personnes concernées ; particulièrement, dans le cas où les autorités communautaires auraient, par directive, obligé les Etats membres à adopter un comportement déterminé, l’effet utile d’un tel acte se trouverait affaibli si les justiciables étaient empêchés de s’en prévaloir en justice et les juridictions nationales empêchées de la prendre en considération en tant qu’élément du droit communautaire ; (...) ; il convient d’examiner, dans chaque cas, si la nature, l’économie et les termes de la disposition en cause sont susceptibles de produire des effets directs dans les relations entre les Etats membres et les particuliers. ».

La Cour de Justice a donc ouvertement et explicitement refusé toute interprétation stricte du Traité de Rome, et toute interprétation littérale de ce dernier. Cette solution de la Cour est, en droit fortement contestable. En effet, selon les dispositions de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1973, et notamment de l’article 31, « Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. ». Ainsi, cette convention donne une méthode dite du sens ordinaire pour interpréter les dispositions d’un Traité. Selon cette méthode, il s’agit d’utiliser le texte même du traité et les mots utilisés, c’est une simple traduction en des termes plus courants des termes juridiques en se référant uniquement aux termes utilisées. C’est l’équivalent d’une méthode d’interprétation dite exégétique. C’est seulement lorsque cette méthode donne des résultats peut satisfaisant, et notamment lorsqu’elle laisse le sens ambigu ou obscur ou, conduit à un résultat qui est manifestement absurde et déraisonnable, qu’il est possible les autres méthodes d’interprétation et notamment, la méthode ici utilisée par la Cour à savoir une méthode téléologique qui consiste à interpréter un texte ou ses dispositions selon sa finalité. Le choix de la Cour d’utiliser directement une méthode téléologique alors qu’une méthode exégétique n’aurait pas conduit à un résultat déraisonnable est sur ce point contestable. En effet, le droit international a fait de la méthode téléologique une exception tout simplement car c’est celle-ci qui s’éloigne le plus de la volonté des parties qui sont ici des Etats. La Cour en utilisant directement une interprétation téléologique a semble-t-il imposé aux Etats des règles auxquels ils n’avaient pas consenti, portant ainsi une atteinte à leur souveraineté.

Pourtant, le choix de la Cour de justice de confondre les directives et les règlements n’est pas pour autant dénué de toute logique. A partir du moment, où la différenciation entre une directive et un règlement n’est plus que procédurale et que ces actes servent à atteindre le même but, on peut se demander si une confusion sur le plan de l’effet direct n’est pas bénéfique. Cela permet ainsi de pallier aux inactions des organes internes chargées de transposer dans le droit national les objectifs contenus dans la directive. Mais, la Cour a néanmoins soumis à certaines conditions cet effet direct. Celui-ci n’est possible qu’en raison de la nature, de l’économie et des termes de la directive, mais la Cour ne précisait pas ces notions. Cela a été comblé en 1979 par une décision du 5 Avril, dans l’affaire Ratti. Cet arrêt dispose dans son 22° que « L’Etat qui n’a pas pris, dans les délais, les mesures d’exécution imposées par la directive, ne peut opposer aux particuliers, le non-accomplissement, par lui-même, des obligations qu’elle comporte ». Ainsi, la Cour de Justice reconnaît de façon claire et précise que la directive est dotée de l’effet direct à partir du moment où le délai de transposition est expiré. Il faut en outre que les dispositions de la directive puissent être invoquées directement par les particuliers et donc que ces dernières soient suffisamment claires et inconditionnées.

Ainsi, pour la Cour de Justice des Communautés Européennes, la solution allant quand même à l’encontre du Traité de Rome est celle de la possibilité pour un particulier à l’appui d’une requête dirigée contre une décision individuelle d’invoquer la directive non transposée dans les délais et suffisamment claire et précise. Pourtant, ce n’est pas pour cette solution qu’a opté le Conseil d’Etat dans sa décision Cohn Bendit.

B - La jurisprudence Cohn Bendit ou le refus de tout effet direct aux directives. 

Alors que la Cour de Justice des Communautés Européennes a reconnu un effet direct - sous certaines conditions - aux directives lorsque celles-ci sont invoquées par des requérants à l’appui d’une demande dirigée contre une décision individuelle, le Conseil d’Etat a choisi une autre voie. Dans une décision ’Assemblée "Cohn Bendit" du 22 Décembre 1978, le Conseil d’Etat a indiqué que les directives, « quelles que soient d’ailleurs les précisions qu’elles contiennent à l’intention des Etats membres, [...] ne sauraient être invoquées par les ressortissants de ces Etats à l’appui d’un recours dirigé contre un acte administratif individuel  ». 

Le Conseil d’Etat a fait par la même une interprétation exégétique des dispositions de l’article 189 du Traité de Rome. Il a ainsi indiqué que cette règle qu’il affirmait ressortissait « clairement de l’article 189 du traité du 25 mars 1957 ». Il a en même temps réaffirmé la différenciation entre les directives et règlements communautaires, notamment en matière d’ordre public puisque dans cette matière, aucun règlement ne peut être pris.

Ce principe a été à plusieurs reprises rappelé et confirmé notamment en ce qui concerne les requêtes déposées par l’Etat dans une décision Société Anonyme Lilly France prise par la Section du Contentieux du Conseil d’Etat le 23 juin 1995 [RFDA 1995 p.1049] : « les autorités de l’Etat ne peuvent se prévaloir des dispositions d’un directive qui n’ont pas fait l’objet d’une transposition dans le droit interne ».

Mais, ce principe ainsi établi n’exclut pas la possibilité pour le requérant de soulever l’exception d’illégalité contre un règlement ou une législation nationale et cela à l’appui d’un recours pour excès de pouvoir fait contre une décision individuelle. Il est également possible de soulever l’exception d’incompatibilité à l’égard de la loi. [Dans le cas d’une loi, il est d’usage de parler d’exception d’incompatibilité et non d’exception d’illégalité car, il ne s’agit pas de déclarer "illégale" la loi, mais uniquement d’écarter son application en raison de son incompatibilité.]. En outre, le Conseil d’Etat contrôle également le respect de la transposition des directives en droit interne et sanctionne notamment les dispositions réglementaires censées valoir transposition, mais contraire aux objectifs de la directive [Conseil d’Etat, 7 Décembre 1984, Fédération française des Sociétés de Protection de la Nature ]. Enfin, le Conseil d’Etat considérera que le pouvoir réglementaire est obligé d’abroger les actes contraires à une directive non transposée dans les délais, que ces actes aient été pris avant ou après l’édiction de cette directive [Conseil d’Etat, Assemblée, 3 Février 1989, Compagnie Alitalia.].

Ainsi, le juge suprême administratif refusait de reconnaître un effet direct aux directives lorsque celles-ci étaient invoquées à l’appui d’un recours mais, continuait à leur reconnaître un caractère obligatoire envers les Etats notamment en cas de non transposition ou de mauvaise transposition. Pourtant, à l’heure actuelle, le principe établi dans l’arrêt Cohn Bendit semble véritablement s’estomper au profit d’une reconnaissance à la directive communautaire d’un effet direct.

II - Les amorces jurisprudentielles d’une reconnaissance de l’effet direct.

Ces amorces se sont concrétisées au travers de deux décisions du Conseil d’Etat prises en Assemblée. La première décision, est la décision du 30 Octobre 1996 "Revert et Badelon" (A) et, la seconde décision, est la décision du 9 Avril 1999 "Chevrol Benkeddach" (B).

A - Une reconnaissance implicite de l’effet direct en matière de recours fiscal.

C’est dans la décision "Revert et Badelon" de l’Assemblée du Conseil d’Etat en date du 30 Octobre 1996 que le Conseil d’Etat est revenu sur les positions exposées précédemment. En l’espèce, il s’agissait d’une société anonyme qui demandait à être déchargée de la taxe sur la valeur ajoutée à laquelle elle avait été assujettie. Plus précisément, un directive du 17 Mai 1977 avait fixé pour objectif aux Etats que ceux-ci prennent avant le 1er janvier 1978 les dispositions afin d’assurer l’exonération de la taxe sur la valeur ajoutée pour des opérations de courtage. Le 30 juin 1978, le délai était repoussé au 1er janvier 1979 par une autre directive dotée d’aucun effet rétroactif, qu’elle ne recouvrait pas ainsi la carence de l’Etat français pour la période du 1er Janvier au 30 Juin. Pourtant, cette taxe a été réclamée à une société spécialisée dans la courtage d’assurance pour la période allant du 1er au 29 février 1978, du 1er avril au 31 décembre 1978. La société a donc décidé de faire un recours devant les juridictions administratives et le Conseil d’Etat a décidé de donner droit pour les périodes du 1er au 29 février et du 1er avril au 30 juin 1978, et a rejeté ses demandes pour la période du 1er juillet au 31 décembre.

Lors de son recours, la société demandait à ce que pendant la période visée, la directive soit appliquée directement et, que les dispositions du Code Général des Impôts contraires à celle-ci soient écartées. Le Conseil d’Etat a admis de façon implicite l’effet direct de la directive. En effet, après avoir constaté l’incompatibilité des dispositions du Code Général des Impôts avec les objectifs de la directive et de les avoir écarté, le Conseil d’Etat a appliqué directement la directive. Pour la période allant du 1er juillet 1978 au 31 décembre 1978, l’effet direct n’avait plus lieu d’être puisque le délai de transposition n’était pas expiré.

Ainsi, le Conseil d’Etat a admis de manière implicite la possibilité pour un requérant à l’appui d’un recours contre une décision individuelle, en matière fiscale, d’invoquer directement les dispositions d’une directive non-transposée dans les délais. Comme indiquée, cette décision concernait un recours fiscal. La question qui se posait alors était de savoir si cela pourrait être transposé au recours pour excès de pouvoir.

B - Une reconnaissance de l’effet direct en matière de recours pour excès de pouvoir  ?

En l’occurrence, la décision "Chevrol-Benkeddach" du Conseil d’Etat prise en Assemblée le 9 Avril 1999 dispose que « la recommandation du 21 décembre 1988 du Conseil des communautés européennes ne crée pas d’obligations aux Etats membres dont Mme Chevrol-Benkeddach pourrait se prévaloir.  ». La formule est ici assez ambiguë. 

En effet, dans le texte de l’arrêt et dans les visas de la décision, il n’est à aucun moment fait référence à une quelconque recommandation du 21 décembre 1988. Au contraire, dans les visas, il est fait référence à une directive communautaire du 21 décembre 1988 de même que dans la phrase précédent la citation. Il semblerait alors que le Conseil d’Etat ait souhaité utiliser le terme "recommandation" pour se référer à une "directive" et dès lors, que la citation se transforme en "la directive ne crée pas d’obligations aux Etats dont la requérante pourrait se prévaloir" ce qui pourrait permettre alors d’affirmer qu’il existe des directives dont les requérants pourraient se prévaloir directement selon son contenu, et ainsi, affirmer la position du juge européen qui reconnaissait un effet direct aux directives suffisamment précises et inconditionnées. La formule telle qu’utilisée par le juge administratif est donc très ambiguë et, il n’est pas possible d’affirmer réellement une reconnaissance pleine et complète de l’effet direct des directives en droit interne en matière de recours pour excès de pouvoir.

Pourtant, le nombre d’infléchissements est de plus en plus grand, et, d’ici quelques mois, il est fort probable que le Conseil d’Etat reconnaisse et affirme irrémédiablement la suprématie et l’effet direct des directives. Actuellement, refuser de reconnaître tout effet direct aux directives en matière de recours pour excès de pouvoir, pose en France un déficit juridique lors de la non transposition des directives communautaires par les autorités compétentes et ainsi, le requérant se trouve lésé par l’inaction alors que dans d’autres Etats européens, les juges ont d’ores et déjà reconnus cet effet direct.

C’est notamment le cas de l’Allemagne où la Cour constitutionnelle de la République fédérale a dans une décision du 8 Avril 1987 considéré que la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés Européennes en matière de directives communautaires et notamment, dans son interprétation large de l’article 189 du Traité de Rome n’était pas inadmissible au regard de la loi qui en a autorisé la ratification.

Ainsi, garder un tel conflit de juridictions, même si celui-ci est atténué par la possibilité de faire sanctionner une non-transposition ou, une mauvaise transposition, est à mon avis une position du passé et n’a plus lieu d’être à une époque fortement marquée par l’intégration européenne et le développement des actes dérivés du système communautaire.

© - Tous droits réservés - Benoit Tabaka - 25 avril 1999

 


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