CONSEIL D’ETAT
Statuant au contentieux
N° 308294
PREMIER MINISTRE
c/ M. G. et M. R.
Mme Karin Ciavaldini
Rapporteur
M. Pierre Collin
Commissaire du gouvernement
Séance du 16 mai 2008
Lecture du 6 août 2008
REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Le Conseil d’Etat statuant au contentieux
(Section du contentieux, 9ème et 10ème sous-sections réunies)
Sur le rapport de la 9ème sous-section de la Section du contentieux
Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire du PREMIER MINISTRE, enregistrés les 7 août et 18 septembre 2007 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat ; le PREMIER MINISTRE demande au Conseil d’Etat d’annuler les articles 1er, 2 et 3 de l’arrêt du 14 mai 2007 par lequel la cour administrative d’appel de Paris, à la requête de M. Pierre G. en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Transtel Transmissions et de M. Georges R., , ancien président-directeur général de cette société, après avoir annulé le jugement du 22 mai 2003 du tribunal administratif de Paris rejetant la demande des intéressés tendant à ce que l’Etat soit condamné à leur verser une indemnité de 14 477 291 F (2 664 395, 80 euros) dont 1 867 485 F (284 696, 25 euros) à M. R., majorée des intérêts de droit à compter de la demande préalable ainsi que de la capitalisation des intérêts, en réparation des préjudices subis par la société, ses créanciers et M. R. par suite du retrait le 6 janvier 1998 par le PREMIER MINISTRE de quatre décisions d’autorisation de location d’appareils d’écoutes téléphoniques qui lui avaient été précédemment accordées le 2 mars 1996 par le ministre des télécommunications, a mis à la charge de l’Etat le versement à M. G., en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société, de la somme de 1 000 000 d’euros, tous intérêts et intérêts capitalisés compris, en réparation desdits préjudices ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code pénal ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
le rapport de Mme Karin Ciavaldini, chargée des fonctions de Maître des Requêtes,
les observations de la SCP Defrenois, Levis, avocat de M. G. et de M. R.,
les conclusions de M. Pierre Collin, Commissaire du gouvernement ;
Considérant que le ministre chargé des télécommunications a délivré le 2 mars 1996 à la société Transtel Transmissions, en application de l’article 24 de la loi du 10 juillet 1991 alors en vigueur, quatre autorisations de location de matériels d’écoutes téléphoniques de type Zenith, Onyx, Jag et Jag 6 ; que le PREMIER MINISTRE a retiré ces quatre autorisations le 6 janvier 1998, au motif que la fabrication de l’appareil de type Jag 6 n’avait jamais été autorisée ; que cette décision de retrait a été annulée par un jugement du 15 avril 1999 du tribunal administratif de Paris, devenu définitif ; que M. G., liquidateur judiciaire de la société Transtel Transmissions, et M. R., son président-directeur général, ont présenté une demande indemnitaire à raison du préjudice subi du fait du retrait illégal des quatre autorisations ; que le PREMIER MINISTRE demande l’annulation des articles 1er, 2 et 3 de l’arrêt du 14 mai 2007 par lequel la cour administrative d’appel de Paris, après avoir annulé le jugement du 22 mai 2003 du tribunal administratif de Paris qui avait rejeté les demandes de M. G. et de M. R., a décidé que l’Etat verserait à M. G., en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Transtel Transmissions, la somme d’un million d’euros, tous intérêts et intérêts capitalisés compris, en réparation des préjudices causés par le retrait des quatre autorisations en cause ;
Considérant, en premier lieu, que la cour n’a pas dénaturé les écritures des requérants en jugeant qu’ils avaient soulevé en première instance le moyen tiré de ce que l’éventuel non-respect par la société Transtel Transmissions, pour le matériel Jag 6, des dispositions réglementaires applicables n’autorisait pas l’administration à retirer les trois autres autorisations de location dont la société était titulaire, et qui portaient sur d’autres types de matériels ; qu’elle n’a pas non plus commis d’erreur de droit en jugeant qu’il s’agissait d’un moyen, et non d’un simple argument, et que le tribunal administratif avait omis d’y répondre ;
Considérant, en deuxième lieu, qu’en vertu des articles 226-1, 226-3, 226-15 et R. 226-1 du code pénal, un arrêté du Premier ministre fixe la liste des types de matériels qui permettent d’intercepter, de détourner, d’utiliser ou de divulguer des correspondances émises, transmises ou reçues par la voie des télécommunications ou qui, conçus pour la détection à distance des conversations, permettent de porter atteinte à l’intimité de la vie privée, en particulier en captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ; qu’aux termes de l’article R. 226-3 du même code : "La fabrication, l’importation, l’exposition, l’offre, la location ou la vente de tout appareil figurant sur la liste mentionnée à l’article R. 226-1 est soumise à une autorisation délivrée par le Premier ministre (.)" ; qu’aux termes de l’article R. 226-7 du même code : "L’acquisition ou la détention de tout appareil figurant sur la liste mentionnée à l’article R. 226-1 est soumise à une autorisation délivrée par le Premier ministre (.)" ; qu’aux termes du premier alinéa de l’article R. 226-10 du même code : "Les titulaires de l’une des autorisations mentionnées à l’article R. 226-3 ne peuvent proposer, céder, louer ou vendre les appareils figurant sur la liste prévue à l’article R. 226-1 qu’aux titulaires de l’une des autorisations mentionnées à l’article R. 226-3 ou à l’article R. 226-7." ; qu’aux termes de l’article R. 226-11 du même code : "Les autorisations prévues à l’article R. 226-3 et à l’article R. 226-7 peuvent être retirées : / 1° En cas de fausse déclaration ou de faux renseignement ; / 2° En cas de modification des circonstances au vu desquelles l’autorisation a été délivrée ; / 3° Lorsque le bénéficiaire de l’autorisation n’a pas respecté les dispositions de la présente section ou les obligations particulières prescrites par l’autorisation (.)" ;
Considérant, d’une part, qu’aucune de ces dispositions, ni aucune autre disposition légale ou réglementaire ne fait obligation à la personne qui donne en location un matériel figurant sur la liste mentionnée à l’article R. 226-1 du code pénal, et qui se trouve de ce fait soumise au régime d’autorisation prévu à l’article R. 226-3 de ce code, de s’assurer que le fabricant du matériel a lui-même reçu l’autorisation prévue au même article ; qu’ainsi la cour, en dépit de l’inexactitude qu’elle a commise en qualifiant la société Transtel Transmissions d’"utilisateur" de matériels d’écoutes téléphoniques, n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant que le PREMIER MINISTRE ne pouvait légalement retirer les quatre autorisations délivrées à cette société au seul motif que le constructeur du modèle Jag 6 n’avait pas reçu l’autorisation de fabrication exigée en vertu de l’article R. 226-3 du code pénal ; que, d’ailleurs, ainsi que l’a relevé la cour, les dispositions législatives et réglementaires applicables mettent l’administration en mesure, lors de l’examen d’une demande d’autorisation de location d’un des matériels figurant sur la liste mentionnée à l’article R. 226-1 du code pénal, de s’assurer que les autres autorisations exigibles relatives à ce matériel ont bien été délivrées et sont toujours en vigueur ;
Considérant, d’autre part, que le moyen du PREMIER MINISTRE tiré de ce que la cour aurait commis une erreur de droit en jugeant qu’il ne pouvait légalement retirer l’ensemble des autorisations de location détenues par la société alors que les irrégularités qu’il invoquait ne portaient que sur le matériel de type Jag 6, est inopérant, la cour ne s’étant pas fondée sur ce motif ; que le moyen ne peut donc qu’être écarté ;
Considérant, en troisième lieu, qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Transtel Transmissions a été placée en redressement judiciaire le 9 juillet 1998 et en liquidation judiciaire le 22 avril 1999 et que la location des matériels d’écoutes téléphoniques pour lesquels les autorisations ont été retirées le 6 janvier 1998 constituait l’essentiel de son activité ; qu’il suit de là que la cour, après avoir relevé que la décision de retrait dont l’illégalité fautive était invoquée à l’appui des demandes d’indemnités formulées par M. G. et M. R. avait été annulée par le tribunal administratif de Paris pour un motif tiré d’une irrégularité formelle et que la responsabilité de l’Etat ne pouvait être engagée sur le terrain de la faute que dans le cas où l’administration n’aurait pu légalement prendre la même décision au terme d’une procédure régulière, a pu juger à bon droit, et sans entacher son arrêt d’une insuffisance de motivation, que le retrait illégal des quatre autorisations en cause avait été à l’origine directe et certaine du dépôt de bilan, de la mise en redressement judiciaire et de la liquidation judiciaire de la société Transtel Transmissions et lui avait donc causé un préjudice ouvrant droit à indemnisation ;
Considérant, en quatrième lieu, qu’il incombe au demandeur d’établir la réalité des préjudices dont il souhaite être indemnisé et d’apporter tous éléments de nature à déterminer avec exactitude le montant de ces préjudices ; que la cour a jugé que le liquidateur de la société Transtel Transmissions justifiait du montant des préjudices résultant des indemnités de résiliation des contrats de location, des frais de licenciement de personnel et des frais de justice exposés pour le redressement judiciaire ; qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l’ensemble de ces chefs de préjudice était évalué par les requérants à 342 927 euros ; que la cour a en revanche jugé que le liquidateur de la société ne justifiait pas précisément des autres préjudices pour lesquels il demandait à être indemnisé ; qu’il suit de là que le PREMIER MINISTRE est fondé à soutenir que la cour a commis une erreur de droit en jugeant qu’il serait fait une juste appréciation des préjudices subis par la société en condamnant l’Etat à verser à son liquidateur la somme totale d’un million d’euros ;
Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que le PREMIER MINISTRE est seulement fondé à demander l’annulation des articles 2 et 3 de l’arrêt qu’il attaque ;
Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de renvoyer l’affaire à la cour administrative d’appel de Paris, dans la mesure de l’annulation prononcée ci-dessus, en application de l’article L. 821-2 du code de justice administrative ;
Considérant que les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que l’Etat, qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante, verse à M. G. et à M. R. la somme qu’ils demandent au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens ;
D E C I D E :
Article 1er : Les articles 2 et 3 de l’arrêt du 14 mai 2007 de la cour administrative d’appel de Paris sont annulés.
Article 2 : L’affaire est renvoyée à la cour administrative d’appel de Paris, dans la mesure de l’annulation prononcée à l’article 1er ci-dessus.
Article 3 : Le surplus des conclusions du pourvoi du PREMIER MINISTRE est rejeté.
Article 4 : Les conclusions de M. G. et de M. R. tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée au PREMIER MINISTRE, à M. Georges R. et à M. Pierre G..