COUR ADMINISTRATIVE D’APPEL DE MARSEILLE
N° 00MA01667
MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ
M. ROUSTAN, Président
M. HERMITTE, Rapporteur
M. BENOIT, Commissaire du gouvernement
Séance du 4 octobre 2001
Lecture du 18 octobre 2001
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LA COUR ADMINISTRATIVE D’APPEL DE MARSEILLE
Vu le recours, enregistré au greffe de la Cour administrative d’appel de Marseille le 28 juillet
2000 sous le n° 00MA01667, présenté par la MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ ; La MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ demande à la Cour
1°/ d’annuler le jugement n° 97-5988 en date du 30 mai 2000 par lequel le Tribunal administratif de
Marseille a déclaré l’Etat responsable des conséquences dommageables résultant du décès de M. B. et
ordonné une expertise sur le préjudice subi ;
2°/ de rejeter la demande des consorts B. ;
La ministre fait valoir que les pouvoirs publics français ont adapté la réglementation applicable en matière d’amiante lorsque l’hypothèse du caractère cancérogène de l’amiante a été accréditée ; que cette réglementation a évolué au fur et à mesure de l’approfondissement des connaissances scientifiques tant en ce qui concerne le flocage de l’amiante que l’empoussièrement des lieux de travail ; que la France a transposé en droit interne les directives communautaires intervenues dans ce domaine ; qu’en ce qui concerne la première période de responsabilité retenue par le tribunal administratif entre 1983 et 1987, le retard avec lequel la directive européenne de 1983 a été transposée était faible ; que cette directive ne faisait apparaître aucune urgence sanitaire particulière ; qu’aucun élément convaincant ne permettait de penser que des mesures plus contraignantes que celles existantes devaient être prises plus rapidement ; qu’en ce qui concerne la seconde période de responsabilité couvrant les années 1991 et 1992, la directive de 1991 a été
transposée avant l’expiration du délai qu’elle fixait à cet effet et dans un délai raisonnable compte tenu de l’absence d’urgence sanitaire et des consultations préalables devant être menées ; que les seuils fixés ont par la suite été abaissés, certaines interdictions partielles étant également adoptées ; qu’en ce qui concerne le reproche d’insuffisance de la veille scientifique, si la cancérogénéité de l’amiante a été mise en évidence en 1950 dans le domaine du textile, il a fallu attendre 1995 pour qu’une étude plus ample soit réalisée par l’Institut national de la science et de la recherche médicale, laquelle fait autorité en la matière et met en évidence les controverses existantes ; que
dans ces conditions et compte tenu de l’état des connaissances scientifiques sur le sujet, il n’est pas
possible de fixer précisément une date à partir de laquelle des investigations complémentaires auraient dû être menées ; que les autorités publiques ne disposaient d’ailleurs pas à cette époque, caractérisée par un contexte différent, d’outils de veille sanitaire ; que le débat sur le danger représenté par l’amiante s’est poursuivi jusque dans les années 90 ; que même si une veille sanitaire avait été plus précocement mise en place, son champ aurait été nécessairement limité par les
contraintes scientifiques de l’époque ; qu’à titre accessoire, les employeurs étaient tenus de respecter la réglementation générale de protection de la santé et de la sécurité de leurs salariés ;
Vu le jugement attaqué ;
Vu, enregistré le 8 septembre 2000, le mémoire présenté pour la CAISSE PRIMAIRE CENTRALE D’ASSURANCE MALADIE DES BOUCHES-DU-RHÔNE, représentée par son directeur, par Me DEPIEDS et LACROIX, avocats ; La CAISSE PRIMAIRE CENTRALE D’ASSURANCE MALADIE DES BOUCHES-DU-RHÔNE demande à la Cour
1°/ de confirmer le jugement attaqué ;
2°/ de condamner l’Etat à lui payer les sommes de
238.441,73 F du chef de M. B., avec intérêts de droit, ainsi qu’au paiement de toutes notes ultérieures qu’elle pourrait être amenée à régler ;
5.000 F au titre de l’indemnité forfaitaire en application de l’ordonnance 96-51 du 24 janvier
1996 ;
3.000 F sur le fondement de l’article L. 8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ;
Vu, enregistré le 14 mai 2001, le mémoire en défense présenté pour M. et Mme B., Mlle Michèle B., M. Denis B., Mme Chantal R., M. Eric B., par Me JOISSAINS-MASINI,
avocat ; Les consorts B. demandent à la Cour de confirmer le jugement entrepris ;
Ils font valoir que leur demande a été jugée à bon droit recevable par le tribunal administratif, ce que confirmera la Cour ; que le lien de causalité entre l’inhalation d’amiante dans le cadre de l’activité professionnelle de la victime et l’affection qui s’est déclarée est établi ; que l’Etat ne démontre pas l’existence du fait d’un tiers susceptible de l’exonérer de sa responsabilité ; que d’ailleurs des décès peuvent survenir alors même que les normes maximales fixées par les textes sont respectées ; que la responsabilité de l’Etat doit être engagée pour faute résultant de l’absence d’intervention pour limiter voire interdire l’usage de l’amiante, en application du principe de précaution ; que les premières mesures ont été édictées tardivement en France en ce domaine ; que ces mesures étaient en outre insuffisantes ; que d’ailleurs, sur ce point, le seuil maximal a été réduit par vingt de 1977 à
1996 ; que la dangerosité du seuil retenu en 1977 a été reconnue par une directive européenne de 1983 ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code de la santé publique ;
Vu le code du travail ;
Vu le code de la sécurité sociale ;
Vu le décret n° 77-949 du 17 août 1977 ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, ensemble le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience ;
Après avoir entendu au cours de l’audience publique du 4 octobre 2001
le rapport de M. HERMITTE, premier conseiller ;
les observations Me JOISSAINS-MASINI pour les consorts B. et Mme R. ;
les observations de Me LEFLOCH substituant la S.C.P. DEPIEDS et LACROIX pour la CAISSE PRIMAIRE CENTRALE D’ASSURANCE MALADIE DES BOUCHES-DU-RHÔNE ;
et les conclusions de M. BENOIT, premier conseiller ;
Considérant que les consorts B., qui imputent l’affection respiratoire contractée par M. Jean-Louis B. et son décès survenu le 8 juillet 1996 à l’inhalation par ce dernier de fibres d’amiante auxquelles il a été exposé entre 1982 et 1996 dans le cadre de son activité professionnelle pour le compte de la Société Elf Atochem, ont recherché la responsabilité de l’Etat sur le fondement de la carence de ce dernier dans la mise en place de dispositions de nature à prévenir le risque d’une contamination par inhalation de fibres d’amiante ; que, par le jugement en date du 30 mai 2000 susvisé, le Tribunal administratif de Marseille a déclaré l’Etat responsable des conséquences dommageables résultant du décès de M. B. ; que la MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ fait appel de ce jugement ;
Sur la responsabilité de l’Etat :
Considérant que le risque pour une personne de développer dans certaines conditions une affection respiratoire à la suite de l’inhalation de fibres d’amiante était connu en France depuis 1906, par un rapport établi par un inspecteur du travail ; qu’il a donné lieu dès 1945 à une prise en charge spécifique au titre des maladies professionnelles par la création du tableau n° 30 concernant les affections respiratoires liées à l’amiante, complété à plusieurs reprises par la suite ; que ce risque, notamment la possibilité de développer des pathologies cancéreuses de l’appareil respiratoire, a été précisé dans les années 1950 et confirmé en 1977 par le Centre international de recherche contre le cancer ; que les pouvoirs publics français ont pris en compte les dangers résultant de l’exposition à l’amiante en milieu professionnel en édictant le décret n° 77-949 en date du 17 août 1977 ; que l’article 2 de ce décret fixait à deux fibres par centimètre cube la concentration moyenne en fibres d’amiante de l’atmosphère inhalée par un salarié pendant sa journée de travail ; que toutefois, la MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SANTÉ n’apporte pas plus en appel qu’elle ne l’avait fait devant le tribunal administratif les éléments, notamment d’ordre scientifique, qui ont conduit le Gouvernement à retenir un tel seuil d’exposition et qui permettaient, à cette date, de penser que ce seuil était de nature à prévenir les risques liés à l’exposition aux poussières d’amiante ; que si le taux moyen de concentration initialement retenu a fait l’objet de diminutions successives, notamment en 1987 et 1992, dans le cadre de la transposition des deux directives européennes adoptées les 19 septembre 1983 et 25 juin 1991, il n’est pas davantage justifié que les nouveaux seuils d’exposition étaient adaptés, compte tenu des données scientifiques connues de l’époque, au risque d’une exposition professionnelle aux poussières d’amiante ; que de plus, durant cette période, l’Etat n’a diligenté, avant 1995, aucune étude de nature à lui permettre de s’assurer que les mesures qu’il prenait étaient adaptées au risque connu et grave sur la santé des personnes exposées en milieu professionnel à de l’amiante ; que par suite, la MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ ne justifie pas que l’Etat ait pris les mesures qui s’imposaient ; qu’en conséquence, elle ne saurait utilement invoquer pour justifier ces carences ni, d’une part, l’absence de dispositions européennes précises en ce domaine, puis après le 19 septembre 1983 et le 25 mars 1991, le respect des normes communautaires transposées en droit interne français respectivement par les décrets n° 87-232 du 27 mars 1987 et n° 92-634 du 6 juillet 1992 ni, d’autre part, le retard pris par d’autres pays en cette matière durant la même période ;
Considérant qu’il résulte de l’instruction et notamment des conclusions du rapport d’expertise joint au dossier, que le mésothéliome dont souffrait M. B. et qui a été à l’origine de son décès, survenu le 8 juillet 1996, résulte d’une exposition de ce dernier à des poussières d’amiante à l’occasion de son activité professionnelle pour le compte de la Société Elf Atochem, à Fos-Sur-Mer,
pendant la période comprise entre 1982 et 1996 ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Marseille a retenu la responsabilité de l’Etat ;
Sur les conclusions de la CAISSE PRIMAIRE CENTRALE D’ASSURANCE MALADIE DES BOUCHES-DU-RHÔNE tendant au remboursement de ses débours :
Considérant que, dans le jugement attaqué, les premiers juges, après avoir retenu la responsabilité de l’Etat ont ordonné une expertise médicale aux fins de déterminer et d’évaluer le préjudice subi par les consorts B. ; que par suite les conclusions de la
CAISSE PRIMAIRE CENTRALE D’ASSURANCE MALADIE DES BOUCHES-DU-RHÔNE tendant à obtenir le remboursement de ses débours présentées dans le cadre de la présente instance ne sont pas recevables et doivent être rejetées ;
Sur les conclusions de la CAISSE PRIMAIRE CENTRALE D’ASSURANCE MALADIE DES BOUCHES-DU-RHÔNE tendant à ce que lui soit allouée une somme de 5.000 F en application de l’ordonnance du 24 janvier 1996 :
Considérant qu’aux termes des dispositions de l’article L. 376-1 du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 24 janvier 1996 susmentionnée : " (...) En contrepartie des frais qu’elle engage pour obtenir le remboursement mentionné au troisième alinéa ci-dessus, la caisse d’assurance
maladie à laquelle est affilié l’assuré social victime de l’accident recouvre une indemnité forfaitaire à la charge du tiers responsable et au profit de l’organisme
national d’assurance maladie. Le montant de cette indemnité est égal au tiers des sommes dont le remboursement a été obtenu, dans les limites d’un montant
maximum de 5.000 F et d’un montant minimum de 500 F. Cette indemnité est établie et recouvrée par la caisse selon les règles et sous les garanties et sanctions,
prévues au chapitre 3 du titre II et aux chapitres 2, 3 et 4 du titre IV du livre ler ainsi qu’aux chapitres 3 et 4 du titre IV du livre II applicables au recouvrement des cotisations de sécurité sociale (...)" ;
Considérant qu’il résulte de ces dispositions qu’il n’appartient pas aux juridictions de l’ordre administratif de statuer sur les éventuels litiges auxquels la liquidation ou le recouvrement de ladite indemnité sont susceptibles de donner lieu ; que, par suite, les conclusions sus-énoncées doivent, à supposer qu’il existe un litige sur ce sujet, être rejetées comme portées devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître ;
Sur les frais non compris dans les dépens :
Considérant qu’aux termes des dispositions de l’article L.761-1 du code de justice administrative : "Dans toutes les instances devant les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l’autre partie la somme qu’il
détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut,
même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu’il n’y a pas lieu à cette condamnation" ;
Considérant que, dans les circonstances de l’espèce, il n’est pas inéquitable de laisser entièrement à la charge de la CAISSE PRIMAIRE CENTRALE D’ASSURANCE MALADIE DES BOUCHES-DU-RHÔNE les frais non compris dans les dépens qu’elle a exposés dans le cadre de la présente instance ; que par suite, il y a lieu de rejeter ses
conclusions tendant à ce que l’Etat soit condamné à lui verser une somme sur le fondement des dispositions de l’article L.761-1 du code de justice administrative ;
D É C I D E :
Article 1er : Le recours de la MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ est rejeté.
Article 2 : Les conclusions de la CAISSE PRIMAIRE CENTRALE D’ASSURANCE MALADIE DES BOUCHES-DU-RHÔNE sont rejetées.
Article 3 : La demande de la CAISSE PRIMAIRE CENTRALE D’ASSURANCE MALADIE DES BOUCHES-DU-RHÔNE présentée sur le fondement de l’article L. 761-1 du code de justice administrative est rejetée.