Par une décision en
date du 24 juin 1992 vous avez annulé les décisions implicites
par lesquelles le ministre de l’Agriculture avait rejeté les demandes
qui lui avaient été adressées par des agents contractuels
de ce ministère et tendant à ce que soient pris les décrets
d’application des articles 73 et 79 de la loi du 11 janvier 1984 nécessaires
à la titularisation des agents non titulaires ayant vocation à
être titularisés dans des corps de catégorie A de la
fonction publique (24 juin 1992, M. Soulat et autres, p. 243, rendue
contrairement à nos conclusions). Vous aviez alors estimé
que le délai d’intervention de ces décrets était anormalement
long rendant ainsi illégales les décisions refusant de les
édicter. Plus tard vous avez confirmé logiquement cette
solution par une décision du 8 juillet 1992, Mme de Montard et
autres, n°s98117, 98137, 98338, 98339, 98405 et 98989.
Depuis l’intervention de
ces solutions vous avez fait droit à des demandes émanant
de certains des agents requérants dans les espèces précitées,
demandes qui tendaient à ce que, en application de l’article 2 de
la loi du 16 juillet 1980, vous prononciez une astreinte contre l’état,
jusqu’au jour auquel les décrets, objets de vos précédentes
décisions, seraient pris. Et vous l’avez fait une première
fois pour l’application de votre décision Soulat en fixant
cette astreinte à la somme de 1.000 F par jour (11 mars 1994, M.
Soulat, n°144574). Et vous y avez fait droit à
nouveau pour l’application cette fois-ci de votre décision de Montard
précitée (11 mars 1994, M. Boivin, n°144963 où
vous fixez l’astreinte à la même somme de 1.000 F par jour).
D’autres agents non titulaires qui, comme M. Soulat, avaient obtenu l’annulation
par vous du refus de prendre les décrets vous ont aussi saisis d’une
demande de condamnation à une astreinte.
Et la consultation des registres
de la Section du contentieux permet de savoir que d’autres affaires de
même nature restent pendantes devant vous. De sorte que la
question que la présente espèce nous semble permettre de
poser est celle de savoir quel sort il y a lieu de réserver à
des demandes d’astreinte formées dans des contentieux de masse ou
de série c’est-à-dire dans des contentieux dans lesquels
un nombre important de requérants, après avoir obtenu satisfaction
c’est-à-dire après avoir obtenu en grand nombre le bénéfice
d’une décision en réalité identique, viennent séparément
vous en demander l’exécution.
Avant d’en venir à
cette question qui a justifié l’inscription de cette affaire au
rôle de votre formation de jugement il vous faudra régler
une question de recevabilité. La présente requête
émane en effet de M. Gérard Melot qui, s’il est bien contractuel
du ministère de l’agriculture et s’il semble bien remplir les conditions
requises pour être, le moment venu, titularisé dans un corps
de catégorie A, n’a jamais obtenu l’annulation d’un refus de prendre
des décrets qui lui aurait été opposé par le
ministre. Et il semble d’ailleurs que M. Melot n’a en réalité
jamais rien demandé au ministre. Vous devez donc vous demander
si M. Melot peut, comme il le fait aujourd’hui, solliciter une astreinte
en vue de l’exécution de la décision de Montard précitée,
décision à laquelle il n’était pas partie.
Votre jurisprudence sur ce
point pour être peu abondante n’en est pas moins nettement fixée
sur le plan des principes : vous jugez en effet qu’ont seule qualité
pour vous demander de prononcer une astreinte en cas d’inexécution
d’une décision rendue par une juridiction administrative les parties
à l’instance et « les personnes directement concernées
par l’acte qui a donné lieu à l’instance » (Sect.,
13 novembre 1987, Mme Tusques et M. Marcaillou, p. 360 avec les
conclusions de Monsieur le Président Roux, 20 novembre 1989, Bouisson
et autres, requête n°105602 pour l’annulation d’un décret).
Et dans cette affaire vous aviez jugé que n’étaient pas directement
concernés par des délibérations d’un conseil général
accordant illégalement des subventions les contribuables du département
agissant en cette qualité. On le voit donc, la notion de personne
directement concernée par la décision ne saurait s’assimiler
à celle de personne justifiant d’un intérêt pour agir
puisque vous admettez traditionnellement la recevabilité des actions
des contribuables locaux contre des décisions entreinant des dépenses
pour la collectivité locale en cause (29 mars 1901, Casanova,
p. 333).
Une telle solution était
évidemment justifiée par la nature très particulière
du recours pour excès de pouvoir qui connaît mal la notion
de parties, surtout en cas d’annulation qui vaut, on le sait, erga omnes.
Comment utiliser cette solution
au présent cas d’espèce ?
Nous pensons que sur le plan
des principes M. Melot est bien directement concerné par le refus
de prendre les décrets de titularisation au sens où vous
avez entendu cette notion : comme le notait Monsieur le Président
Roux cette notion vise en réalité à ajouter à
celle d’intérêt pour agir le critère tiré du
bénéfice certain que procurerait au requérant l’application
de la décision de justice. Et si Mme Tusques et M. Matcaillou
n’avaient pas obtenu satisfaction c’est, si l’on en croit toujours l’analyse
du Président Roux, en raison de l’incohérence entre leur
intérêt (celui de contribuable légitimé par
le souci d’améliorer les finances du département) et le profit
qu’ils retireraient de l’application d’une astreinte (profit doublement
improbable tant parce que l’astreinte viendrait grever le budget du département
que parce que le recouvrement des sommes versées par les délibérations
annulées semblerait partiellement très difficile).
Or ici rien de tel : si votre
décision est appliquée le décret concernant le sort
de M. Melot paraîtra et permettra alors la titularisation de l’intéressé
dans un délai rapproché, ou tout du moins permettra que son
cas soit étudié.
Nous pensons donc que rien
dans les principes ne s’oppose à ce que la demande d’astreinte formée
par M. Melot soit regardée par vous comme recevable.
Il reste que vous pourriez
vous interroger sur une question que la logique aurait dû nous conduire
à étudier en premier et dont nous avons différé
l’examen pour des raisons de commodité de l’analyse : est-il possible
de considérer qu’il n’y a plus lieu de statuer sur la demande de
M. Melot.
On pourrait en effet faire
valoir un excellent argument de texte et de logique à l’appui de
cette thèse :
- d’une part l’article 2
de la loi du 16 juillet 1980 évoque une astreinte, ce qui pourrait
vous sembler signifier une seule astreinte. Dès lors qu’une
demande d’astreinte a été satisfaite par une décision
de justice n’y a-t-il pas lieu de considérer que le juge de l’astreinte
a épuisé sa compétence ?
- d’autre part on pourrait
considérer que pour la première décision le juge de
l’astreinte s’est correctement livré à l’appréciation
du montant dissuasif de l’astreinte porté à un montant tel
que l’administration doit privilégier l’exécution à
l’inaction.
De sorte qu’une fois fixée,
l’astreinte le serait définitivement.
Nous ne partageons pas cette
manière de voir :
- en premier lieu car si
la loi utilise le singulier elle est loin d’être expresse dans sa
prohibition de plusieurs astreintes ;
- en deuxième lieu
car si l’astreinte apparait insuffisante, il est essentiel compte tenu
de son objet, de ce pourquoi le législateur l’a instituée,
que le juge puisse la revaloriser. Il n’est pas sain et il n’est
pas opportun qu’une astreinte coure indéfiniment : il faut que la
décision de justice soit exécutée et pour cela il
faut laisser au juge le moyen de l’augmenter.
Or un non-lieu devrait signifier
la clôture définitive d’une procédure et empêcherait
cette revalorisation éventuelle ;
- en troisième lieu
et en admettant même qu’une seule astreinte puisse être prononcée
il suffirait d’admettre que tel est bien le cas mais que le juge dispose
toujours du pouvoir d’intervenir pour modifier l’un des éléments
qui définissent cette astreinte c’est-à-dire son montant.
En définitive nous
pensons qu’il n’est ni utile ni opportun de constater un non-lieu à
statuer dans la présente espèce, rien ne permettant d’affirmer
que le législateur a voulu limiter à un le nombre d’astreinte
prononcée.
Ce point étant acquis
faut-il pour autant faire droit à la demande d’astreinte ainsi formulée.
Tout y incite en première analyse : il ne résulte toujours
pas du dossier que l’administration ait pris la seule mesure de nature
à justifier de l’exécution de la décision d’annulation
de Montard et autres. Et même s’il semble que le Gouvernement
ait décidé de pousser les feux en vue de l’édiction
de ces décrets (on notera que vous aviez en 1992 annulé les
refus de prendre les décrets de titularisation des catégories
A et B et que les catégories B ont vu les décrets paraître)
il est difficile de considérer que le dossier fait apparaître
le début d’exécution que vous pouvez retenir pour justifier
le rejet d’une demande d’astreinte.
Dans ces conditions on pourrait
estimer que les conditions posées par l’article 2 de la loi du 16
juillet 1980 « en cas d’inexécution d’une décision
rendue par une juridiction administrative le Conseil d’état peut,
même d’office, prononcer une astreinte contre les personnes morales
de droit public... pour assurer l’exécution de cette décision
» étant remplies rien ne s’oppose à ce que vous fassiez
droit à la demande.
Mais ce serait faire là
une application mécanique des dispositions de l’article 2 de la
loi du 16 juillet 1980, alors que vous ne nous semblez nullement tenus
d’y procéder et qu’une telle application apparat en l’espèce
inopportune.
Il nous semble en effet utile
de revenir au fondement même de la justification de l’astreinte :
stricto sensu l’astreinte est un instrument confié au juge
pour lui permettre de contraindre l’administration à exécuter
une décision de justice : c’est dire qu’elle doit amener le juge
à fixer le montant de celle-ci à un niveau qu’il estime suffisant
pour que l’administration n’opte pas pour une solution inerte qui lui apparaîtrait
moins onéreuse que celle consistant à exécuter la
décision en cause.
Du strict point de vue de
l’opportunité du prononcé d’une astreinte dans la présente
espèce on peut très bien soutenir que cette appréciation
sur le montant de l’astreinte vous l’avez déjà faite lors
de l’étude le même jour des deux demandes d’astreinte qui
ont donné lieu à vos décisions du 11 mars 1994, Soulat
et Boivin précitées. Par ces deux décisions
vous avez fixé à deux fois 1.000 F quotidien ce montant soit
60.000 F par mois et 720.000 F par an.
Nous pensons donc que ce
montant se situe en l’état actuel de la situation à un niveau
suffisamment contraignant pour l’état justifiant ainsi que la présente
demande d’astreinte soit vouée à l’échec.
On pourrait certes nous
objecter quatre arguments dont la portée nous semble pourtant pouvoir
être réduite.
- En premier lieu on pourrait
soutenir que vous êtes tenus, lorsque les conditions posées
par la loi sont remplies, de prononcer une astreinte. Mais outre
que l’article 2 de la loi n’utilise aucun impératif en précisant
que vous pouvez prononcer une astreinte, il nous semble de plus
que tout l’esprit du texte et de la jurisprudence rendue pour son application
démontre qu’il ne s’agit que d’une simple faculté.
Ainsi de la possibilité de minorer l’astreinte, même en cas
d’inexécution constatée, posée à l’article
4 in fine de la loi. Ainsi de la possibilité que vous
vous reconnaissez de prendre en considération pour ne pas prononcer
d’astreinte une manifestation de volonté d’exécuter le jugement
ou l’arrêt (28 mai 1986, Société « Notre Dame
des Fleurs », p. 151).
Nous pensons donc qu’aucun
texte ne vous contraint à prononcer d’astreinte lorsque les conditions
posées par la loi sont réunies.
- On pourrait en second lieu
soutenir que le raisonnement que nous avons tenu relativement à
la détermination optimale du montant de l’astreinte se heurterait
au fait que le juge est limité par les prétentions des parties.
Mais, et même si vous
ne l’avez jamais jugé expressément, il nous semble clair
que vous n’êtes jamais lié par la demande et qu’en réalité
les requérants n’ont même pas à chiffrer leur demande
d’astreinte. Cela nous semble résulter à l’évidence
des dispositions de l’article 2 de la loi qui vous reconnaissent la possibilité
de prononcer l’astreinte « même d’office ».
C’est dire que le chiffrage
est secondaire dans la demande puisqu’il vous appartient pour l’essentiel.
Dans ces conditions si vous
vous êtes limités à 2.000 F par jour ce n’est pas parce
que vous ne pouviez pas prononcer une astreinte d’un montant supérieur
c’est bien en réalité parce que vous avez estimé que
ce chiffre était suffisant pour contraindre l’administration.
- On pourrait en troisième
lieu nous objecter qu’une telle solution porterait atteinte à l’aspect
réparateur du préjudice que revêt l’astreinte.
Mais nous noterons d’une
part que cet aspect n’est évidemment pas essentiel dans l’astreinte
dont l’objet premier est de contraindre et non de réparer puisqu’il
existe d’ailleurs d’autres instruments pour réparer dans une telle
hypothèse (Assemblée, 27 novembre 1964, Ministre des Affaires
économiques et des Finances c. Mme Veuve Renard, p. 520) et
qu’en tout état de cause le préjudice est ici difficile à
quantifier puisque d’une part les contractuels n’ont aucune certitude de
titularisation et d’autre part ne peuvent être licenciés tant
que les décrets n’ont pas été pris. C’est d’ailleurs
ce qui a conduit la cour administrative d’appel de Paris à rejeter
des demandes de réparation (C. A. A. de Paris, 2 février
1993, M. Saint-Arroman, n°91PA00231).
- Bien sûr et c’est
la dernière des objections que nous voudrions soulever, on pourrait
estimer que l’évolution des faits depuis l’intervention de vos décisions
fixant une astreinte a été telle que vous devez vous raviser
et revoir à la hausse le montant de l’astreinte que vous avez fixé.
En effet votre décision
Boivin du 11 mars a été notifiée le 14 avril
et comportait un délai d’exécution de six mois et c’est parce
qu’au terme de ces six mois, rien n’avait été fait, que vous
avez liquidé l’astreinte (7 janvier 1995, Boivin).
Mais nous noterons que dans
cette période est intervenue le 30 novembre 1994 une circulaire
du premier Ministre prescrivant aux ministres concernés de prendre
les décrets et leur proposant un décret type.
Des efforts de l’administration
apparaissent et ils ne nous semble pas encore opportun de modifier le montant
de l’astreinte ce que vous pourrez toujours faire si d’ici quelques semaines
les textes ne paraissent toujours pas.
Par ces motifs, nous concluons
au rejet de la requête.