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Conseil d’Etat, Assemblée, 23 Février 2000, Société LABOR METAL

Par Alain SEBAN
Maître des Requêtes au Conseil d’Etat

La Cour des comptes est une institution originale, dont les missions n’ont cessé de s’étendre, et le rôle de s’affirmer. Elle a dû s’adapter à l’élargissement de la sphère publique et à la diversification de ses modes d’intervention, pour prendre en compte notamment le développement de l’État-providence, celui de l’économie mixte, celui enfin de la décentralisation.

La Cour des comptes est une institution originale, dont les missions n’ont cessé de s’étendre, et le rôle de s’affirmer. Elle a dû s’adapter à l’élargissement de la sphère publique et à la diversification de ses modes d’intervention, pour prendre en compte notamment le développement de l’état-providence, celui de l’économie mixte, celui enfin de la décentralisation. Cette institution, en prise sur toutes les évolutions de la société et de l’administration, n’en reste pas moins attachée à ses traditions, ancrées aux sources les plus anciennes de notre droit public, et à des procédures d’un particularisme certain. La tension entre modernité et tradition qui marque ainsi l’activité de la Cour se manifeste dans l’articulation de ses attributions administratives et contentieuses : cette articulation n’a été que peu explorée par votre jurisprudence ; la présente affaire vous donnera l’occasion d’y porter votre examen, et les questions délicates qu’elle soulève nous ont semblé mériter qu’elle fût portée directement devant votre formation.

La Cour des comptes est d’abord une juridiction, et ce depuis fort longtemps, au moins depuis le début du XIVe siècle. A ce titre elle juge, le plus souvent en appel de nos jours, les comptes des comptables publics, ainsi que les comptes que lui rendent les personnes qu’elle a déclarées comptables de fait.

La Cour des comptes a également des missions d’ordre administratif, qui remontent fort loin puisque l’ordonnance de Philippe le Long dite de Viviers-en-Brie (1), qui consacre dès 1320 l’autonomie de la Chambre des comptes, l’investit de la mission de conseil au souverain commune à tous les organes issus du démembrement de l’ancienne curia regis. La loi du 16 septembre 1807, qui crée la Cour des comptes dans sa forme actuelle, si elle lui interdit de contrôler les ordonnateurs (2), l’autorise en son article 22 à signaler à l’Empereur, dans un rapport qui lui est exclusivement destiné, les fautes que ces fonctionnaires ont commises et que révèle l’examen des comptabilités. Sous la monarchie de Juillet, l’article 15 de la loi de finances du 21 avril 1832 étend la portée de ce rapport en prévoyant qu’il sera désormais distribué aux membres du Parlement. Après l’article 18 de la constitution du 27 octobre 1946, on en trouve l’écho à l’article 47 de la constitution du 4 octobre 1958 dont le dernier alinéa dispose que : " La Cour des comptes assiste le Parlement et le Gouvernement dans le contrôle de l’exécution des lois de finances " (3).

Ces missions, par lesquelles la Cour s’est fait connaître d’un large public, la conduisent à contrôler la gestion des ordonnateurs publics à travers les contrôles effectués sur ce qu’on appelle les " comptes administratifs ". Les suites de ces contrôles peuvent consister en diverses interventions de la Cour qui prennent la forme de lettres des présidents de chambre, notes du Procureur général de la République, référés du Premier président, mention au rapport public ou dans un rapport particulier.

Les attributions administratives de la Cour des comptes ressortissent à l’administration consultative. Certes, elles s’exercent proprio motu, et non sur une demande d’avis formulée par l’autorité administrative. Mais, in fine, la Cour ne prend elle-même aucune décision administrative  ; elle se borne en règle générale à conseiller à l’administration concernée les mesures de redressement qui s’imposent ; conseil qui se présente le plus souvent sous la forme d’une invitation plus ou moins pressante, mais que l’administration demeure libre de ne pas suivre. Juridiquement, les mentions figurant dans les communications adressées par la Cour à l’autorité administrative ne peuvent donc s’analyser que comme des avis, des vœux ou des propositions.

Eu égard à la nature et à l’objet de ces avis, on pourrait craindre que l’administration soit tentée de ne pas les suivre. Aussi la Cour dispose-t-elle d’un moyen de pression : c’est la publicité donnée à ses constatations. La forme la plus solennelle en est l’insertion au rapport public prévu aux articles L.136-1 et suivants du Code des juridictions financières, dont la publication annuelle constitue un événement très attendu de l’opinion.

La Cour juge les comptables et non les ordonnateurs, ainsi que le rappelle l’article L.131-2 du code des juridictions financières : il n’y a donc, en principe, pas d’interférence entre les attributions juridictionnelles de la Cour et ses attributions administratives. Mais à ce principe, il faut aussitôt apporter un tempérament important : la Cour peut, dans le cadre de la procédure de gestion de fait, juger des ordonnateurs et, plus généralement, des personnes n’ayant pas la qualité de comptable patent, qui ont participé à une comptabilité occulte et sont devenues, par leurs opérations irrégulières, comptables de fait de deniers publics. Les constatations effectuées par la Cour dans ses contrôles administratifs peuvent ainsi la conduire à ouvrir, au titre de ses attributions juridictionnelles, une procédure de gestion de fait (voir : C. comptes, 2 mars 1990, Rec. C. comptes p. 168 ; 13 septembre 1991, Rec. C. comptes p. 80 ; 1er juillet 1992, Rec. C. comptes p. 226). La procédure peut également être engagée par le Procureur général, qui peut déférer les opérations présumées constitutives de gestion de fait au vu des constatations effectuées lors de la vérification des comptes. La procédure juridictionnelle de gestion de fait apparaît, dans un tel cas, comme une des " suites " du contrôle administratif des ordonnateurs, au même titre que les suites administratives précitées.

Il en a été ainsi dans une affaire qui a eu en son temps les honneurs de la presse, dite " des marchés fictifs du commissariat de l’armée de terre ". A l’occasion du contrôle de plusieurs services de cette administration militaire, qu’on appelait autrefois l’intendance, la Cour des comptes a découvert un système rudimentaire mais efficace de caisse noire. Avec la complicité d’un fournisseur, la société Labor Métal, fabricant de mobilier métallique, certains services du commissariat de l’armée de terre passaient des marchés fictifs de fournitures. Ces marchés donnaient lieu à de fausses certifications de service fait, les sommes correspondantes étaient versées à la société Labor Métal, qui, après avoir prélevé une commission, les mettait à la disposition du service pour régler diverses factures, telles que la décoration des bureaux d’officiers généraux.

A la suite des constatations qu’elle avait effectuées, la Cour des comptes décida d’engager une procédure de gestion de fait à l’encontre des personnes impliquées dans cette affaire. Elle leur notifia donc des arrêts de déclaration provisoire de gestion de fait et notamment, s’agissant de certaines irrégularités commises par la direction du commissariat de l’armée de terre de Rennes, qui font l’objet de la présente affaire, un arrêt provisoire n° 12.575 du 20 décembre 1995.

Sans doute parce qu’elle constituait pour ainsi dire un cas d’école de gestion de fait, peut-être également en raison de certains de ses aspects pittoresques – une partie des sommes irrégulièrement extraites de la caisse de l’état avaient ainsi servi à effectuer des " dépenses de prestige " dans les locaux de la direction régionale de Marseille, notamment la réfection des rampes d’escalier " peintes en imitation de bronze, rehaussé d’un filet doré " (4) – l’affaire parut digne d’une publicité particulièrement éclatante  : la Cour en fit donc une relation circonstanciée dans son rapport annuel publié en octobre 1996. Cette publication décrivait en détail les faits ; mais elle ne se bornait pas à des constatations de fait, elle procédait déjà à une véritable qualification juridique de ces faits. Nous ne pouvons citer in extenso les passages du rapport consacrés à cette affaire, qui occupent six pages. Citons toutefois le résumé qui figure en-tête  : " Avec le concours d’un même fournisseur, trois des directions du commissariat de l’armée de terre ont passé des marchés fictifs en vue de dissimuler l’objet véritable des dépenses et de les imputer sur des crédits ouverts à d’autres fins ou alloués au titre d’un autre exercice […] Outre leur irrégularité qui a conduit la Cour à engager une procédure de gestion de fait à l’encontre des personnes responsables, ces pratiques se sont révélées coûteuses en raison, non seulement des commissions prélevées par l’entreprise qui a servi de caisse occulte, mais aussi des dépenses inutiles ou somptuaires qu’elles ont permis de financer " (p. 61). Les opérations réalisées par la direction de Rennes sont décrites avec un grand luxe de détails sous le titre " La constitution de réserves occultes ". On lit ainsi  : " Il est apparu que les douze entreprises, titulaires apparentes des commandes et dont certaines exerçaient des activités sans rapport avec la fabrication et le commerce de meubles, servaient de prête-noms au véritable fournisseur, lequel était en réalité la société déjà citée et impliquée dans les montages précédents […] Pour obtenir le paiement, la DICAT de Rennes a apposé sur les factures produites à l’appui des mandats de fausses certifications du service fait et de faux numéros d’inventaire, ces derniers extraits d’une comptabilité fictive mise en place à cette occasion. " (pp. 64-65).

Vous aurez noté que la société LABOR-MéTAL n’était pas citée nommément, mais l’allusion était apparemment suffisamment transparente pour que la presse, commentant cette publication, l’ait aisément identifiée.

Ces constatations équivalaient à une déclaration de gestion de fait car, comme l’indiquait le président Romieu dans ses conclusions sous l’arrêt du 12 juillet 1907 " Nicolle, trésorier payeur général de la Corse " (publiées au Rec. p. 656) : " il faut […] à ce point de vue, s’attacher à la sortie illicite des deniers publics, non à leur emploi ultérieur ; c’est le détournement qui crée la comptabilité fictive " (5).

C’est donc sans grande surprise que les procédures juridictionnelles de gestion de fait engagées à l’encontre de la société Labor Métal, de ses dirigeants, et d’officiers supérieurs et généraux du commissariat de l’armée de terre ont donné lieu à plusieurs arrêts de déclaration définitive de gestion de fait, ainsi qu’à plusieurs pourvois en cassation qui sont pendants devant vous dans l’attente du jugement de celui-ci, dirigé contre l’arrêt n° 18.086 du 7 novembre 1997 par la société Labor Métal et par Mme Baschet (dont le nom n’apparaît pas dans la requête sommaire par suite de ce qui ne paraît être qu’une erreur matérielle dont il est possible de ne pas tirer de conséquence).

C’est qu’en vérité, la procédure suivie par la Cour des comptes dans cette affaire surprend  : comment la société requérante n’aurait-elle pas eu l’impression que sa cause était entendue d’avance, lorsque, entre l’arrêt provisoire et l’arrêt définitif, la Cour des comptes prenait position sur le fond de l’affaire dans un document public et revêtu d’une particulière solennité ? Quelles qu’aient été les irrégularités qu’elle avait commises, la société LABOR-METAL ne pouvait-elle légitimement craindre que, quels que soient ses moyens de défense, elle se trouvait condamnée d’avance ? Trois principes paraissent ainsi se trouver en cause dans cette affaire : le principe d’impartialité, qui interdit tout pré-jugement ; le principe des droits de la défense, qui le rejoint en partie en exigeant que le juge ne forme son opinion que sur des pièces débattues contradictoirement ; le principe de la présomption d’innocence enfin, qui interdit que, dans certaines matières, le juge parte de la supposition que l’accusé a commis les faits qui lui sont reprochés.
 
 

I. Le premier de ces principes, le principe d’impartialité comporte deux aspects : il faut, d’une part, que le tribunal lui-même ne puisse être accusé de partialité ; il faut, d’autre part, que les juges qui le composent soient eux-mêmes exempts de ce reproche.

 

1. Il faut tout d’abord que le tribunal lui-même ne puisse être soupçonné de partialité. On trouverait sans doute suspect qu’un tribunal administratif prononçât sur le permis de construire qui autorise l’extension de ses bâtiments (voir : CE, 27 novembre 1981, Olech et Mme Maurin, Rec. T. p. 
872), ou qu’un tribunal correctionnel eût à juger la plainte avec constitution de partie civile d’un de ses magistrats, après que l’assemblée générale du tribunal lui eut voté une motion de soutien (Cass. crim., 3 novembre 1994, Bull. crim. n° 351 p. 856). A cette exigence correspond une voie de droit : la demande de renvoi pour cause de suspicion légitime, ouverte sans texte devant les juridictions administratives (CE, Sect., 3 mai 1957, Nemegyei, Rec. p. 279 ; 12 mai 1958, Demaret, Rec. p. 271 – ab. jur. : CE, 30 juillet 1902, Muratore, Rec. p. 587) en vertu d’une " règle générale de procédure dont l’application ne peut être écartée que par une disposition législative expresse " (CE, 8 janvier 1959, Commissaire du gouvernement près le conseil supérieur de l’Ordre des experts-comptables, Rec. p. 15, D. 1960 p. 42 note C. Debbasch).

Sans doute n’est-il guère utile que nous nous étendions sur le fait que, de manière générale, aucun principe général du droit interne ne fait obstacle à ce qu’un même organe administratif exerce tour à tour des attributions d’ordre consultatif et juridictionnel. Les principes généraux du droit ne sont pas une création ex nihilo du juge ; sous-jacents dans le corpus juridique, ils émergent progressivement au fur et à mesure de son évolution jusqu’au moment où, atteignant à maturité, ils reçoivent la consécration de la jurisprudence. Or, le principe de l’exercice successif par les mêmes organes de fonctions consultatives et contentieuses puise aux sources les plus profondes de notre droit public, et ce système a été réaffirmé à chaque fois qu’ont été créées, au cours du siècle dernier, des juridictions administratives nouvelles : ainsi les tribunaux administratifs, héritiers des conseils de préfecture, et les cours administratives d’appel, créées par la loi du 31 décembre 1987, " peuvent être appelés à donner leur avis sur les questions qui leur sont soumises par les préfets ou les hauts-commissaires " (article R.242 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, issu du décret n° 92-983 du 9 septembre 1992) ; ainsi les chambres régionales des comptes sont elles amenées, en dehors de leurs attributions juridictionnelles, à rendre de nombreux avis.

Cette analyse peut être confortée par l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 28 septembre 1995 " Procola c/ Luxembourg " (série A n° 326, Gaz. Pal. 17-18 novembre 1995 p. 27 note L.-E. Pettiti, RTDH 1996 p. 275 note D. Spielmann, D. 1996 p. 301 note Benoit-Rohmer ; RFDA 1996 p. 777 note Autin et Sudre ; JCP 1996.I.3910 note F. Sudre, RUDH 1996 p. 1 chron. F. Sudre et al., JDI 1996 p. 253 chron. E. Decaux et P. Tavernier, AFDI 1995 p. 485 chron. V. Coussirat-Coustère) dans lequel était en cause le fonctionnement du Conseil d’état du Grand Duché de Luxembourg, dont le comité du contentieux avait été appelé à statuer sur la légalité d’un règlement qu’il avait auparavant examiné dans ses formations consultatives. La Cour de Strasbourg n’a pas remis en cause par principe l’articulation de la fonction contentieuse et de la fonction consultative du Conseil d’état luxembourgeois, confirmant ainsi la solution dégagée dans un contexte différent par l’arrêt du 30 novembre 1987 " H. c/ Belgique " (série A n° 127-B, D. 1988 somm. p. 231 note A. Brunois, CDE 1988 p. 448 chron. G. Cohen-Jonathan, Gaz. Pal. 2-3 septembre 1988 p. 6 note J. Mauro, JDI 1988 p. 877 chron. P. Rolland et P. Tavernier), dans lequel elle avait relevé que le conseil de l’Ordre des avocats en Belgique " exerce de multiples attributions de nature administrative, réglementaire, contentieuse, consultative ou disciplinaire selon le cas. Aux yeux de la Cour, pareil cumul ne saurait à lui seul priver une institution de la qualité de "tribunal" pour certaines d’entre elles ". Dans l’affaire " Procola ", la Cour s’est placée sur un autre terrain, celui de l’impartialité personnelle des membres du comité du contentieux en relevant " qu’il y a eu confusion dans le chef de quatre conseillers d’état de fonctions consultatives et de fonctions juridictionnelles. "
 
 

2. Il est donc temps d’aborder la seconde branche du moyen, qui s’attache à la conception personnelle du principe d’objectivité, exigeant que les juges qui composent le tribunal soient, pris individuellement, impartiaux. Or, en l’espèce, le rapport public annuel de la Cour des comptes 
avait été adopté, ainsi qu’il est de règle, en chambre du conseil, comprenant l’ensemble des membres de la Cour des comptes d’un grade au moins égal à celui de conseiller-maître. Plusieurs de ces magistrats ont ensuite participé au délibéré de la 1ère section de la 2ème chambre qui a statué sur la gestion de fait par l’arrêt attaqué. Très exactement six membres de la section, dont son président, sur dix avaient participé à la délibération du rapport public pour 1996. La question se pose de savoir si ces magistrats disposaient personnellement de l’impartialité nécessaire pour se prononcer au contentieux sur une affaire sur laquelle ils avaient déjà été amenés à se former une opinion lors de la délibération du rapport public annuel.

A l’exigence d’impartialité personnelle des magistrats correspond une voie de droit, la demande de récusation, étant entendu qu’en principe elle n’a pas à être exercée puisque le juge qui suppose en lui-même une cause de récusation a le devoir de se déporter : tel est le principe posé, en ce qui concerne les magistrats de l’ordre judiciaire, par l’article 339 du nouveau code de procédure civile, auquel renvoie l’article R.194 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel en ce qui les concerne.

Avant d’entrer dans le fond de la question, précisons que le moyen pris dans cette branche est assurément recevable. D’une part, les requérants ont pris la précaution de former une demande de récusation visant l’ensemble des magistrats de la 2ème chambre devant la Cour elle-même. Cette demande a été rejetée par un arrêt n° 17.424 du 24 septembre 1997. Cet arrêt a été frappé de pourvoi en cassation devant vous sous le n° 191.220 et, par une décision du 5 mai 1999, vos 6ème et 2ème sous-sections réunies ont déclaré n’y avoir lieu à statuer sur le pourvoi du fait de l’intervention sur le fond de la procédure de l’arrêt de la Cour des compte frappé de pourvoi sous le présent numéro. D’autre part, l’irrégularité de la composition de la juridiction saisie au fond peut être invoquée en cassation, indépendamment du mécanisme de la récusation, lorsqu’elle repose sur la violation des principes généraux du droit qui faisaient obligation au magistrat intéressé de se récuser lui-même (CE, Sect., 2 mars 1973, Dlle Arbousset, Rec. p. 173, RDP 1973 p. 1066 concl. du président Braibant ; 30 novembre 1994, SARL " étude Ravalement Constructions " (E.R.C.), n° 126.600, mentionné au Rec. T. p. 1125 pour un autre motif).

Cette exigence d’impartialité des juges recouvre elle-même deux exigences. Celle, en premier lieu, qui n’est pas en cause ici, que les intérêts et les passions privées des juges demeurent étrangers à leur jugement. Celle, en second lieu, qui est au cœur de la question que d’une part, l’opinion des magistrats ne se forme que par le procès et ne soit pas influencée par des idées préconçues ou des suggestions venues de l’extérieur, et que, d’autre part, les parties puissent raisonnablement avoir la conviction qu’il en est ainsi. On a coutume de résumer ce dernier aspect du principe d’impartialité par l’adage anglais  : " Il ne faut pas seulement que la justice soit rendue, mais également qu’elle soit donnée à voir " (" Justice must not only be done, it must be seen to be done "). Cette exigence est essentielle. On se souvient de la fable du meunier de Sans-Souci, rétorquant à Frédéric II qui voulait lui prendre de force un terrain : " Sire, il y a des juges à Berlin. " Sans confiance du justiciable dans l’impartialité de ses juges, la justice perd une grande part de sa légitimité. Bien entendu, il y aura toujours des justiciables de mauvaise foi, qu’aucune apparence ne suffira à convaincre. La " théorie des apparences " exige donc uniquement que l’impartialité du tribunal ne puisse laisser prise aux doutes d’un esprit raisonnable.

En dépit de l’intérêt nouveau que cette question semble susciter, la " théorie des apparences " a reçu de date très ancienne la consécration de votre jurisprudence, qui aborde à cet égard quatre questions principales que nous examinerons successivement.

a) Tout d’abord, il est bien établi que : " un membre d’une juridiction administrative ne peut pas participer au jugement d’un recours relatif à une décision administrative dont il est l’auteur ou qui a été prise par un organisme collégial dont il était membre et au cours de délibérations auxquelles il a pris part " : il y a là d’une règle générale de procédure (CE, Sect., 2 mars 1973, Dlle Arbousset, préc. ; 7 janvier 1998, Trany, Rec. p. 1, AJDA 1998 p. 445 concl. R. Schwartz), qui vaut aussi bien lorsque le juge est l’auteur de la décision (CE, 11 février 1953, Société industrielle Bozel Malétra, Rec. p. 62) que lorsqu’il a participé à l’organisme collégial qui l’a prise (CE, 11 août 1864, Ville de Montpellier, Rec. p. 767 ; Sect., 2 mars 1973, Dlle Arbousset, préc. ; Sect., 4 mai 1973, X…, Rec. p. 317, S Dr. fiscal 1974 p. 699 concl. J. Delmas-Marsalet  ; 30 mai 1973, élection à la commission spéciale de regroupement des communes du Jura, Rec. p. 384 ; 24 octobre 1997, El Alj, Rec. T. p. 1012). Dans ce dernier cas, il n’y a pas lieu de rechercher dans quel sens l’intéressé a opiné : ce sont bien les apparences, et uniquement celles-ci, qui comptent.

Cette règle vaut, de la même manière, lorsque la juridiction se prononce sur une décision juridictionnelle et non administrative, comme c’est le cas entre la première instance et l’appel, ce que consacrent tant la Cour de cassation (Cass. crim., 8 novembre 1951, Bull. crim. n° 290 ; 26 janvier 1982, Bull. crim. n° 31 ; 26 septembre 1996, Bull. crim. n° 333Cass. civ. 1ère, 16 juillet 1991, Bull. civ. I n° 247Cass., Civ. 2e, 3 juillet 1985, D. 1986 p. 546 concl. L. Charbonnier ; 3 novembre 1993, JCP 1994.IV.3 – Cass. civ. 3e, 27 mars 1991, Bull. civ. III n° 105) que vous (CE, 30 novembre 1994, Pinto, Rec. T. p. 1125 ; 30 juillet 1997, Mme Lévy, Rec. T. p. 1013), et la Cour de Strasbourg (CourEDH, 23 mai 1991, Oberschlick c/ Autriche (n° 1), série A n° 204).

b) Puisque, comme on le sait, le commissaire du gouvernement est membre de la formation de jugement, on aurait pu tout aussi bien fonder sur la même règle l’interdiction qui lui est faite de participer au jugement de l’appel d’une affaire sur laquelle il a conclu en première instance. Tel n’est pas le cas, comme le montre le fait que, symétriquement, rien n’interdit à un magistrat de conclure comme commissaire du gouvernement devant l’instance d’appel sur une affaire dont il a connu comme juge en première instance (CE, 21 décembre 1962, Commune d’Ollioules, Rec. T. p. 1072 ; 21 avril 1971, Besnard-Bernadac, Rec. p. 284 ; 7 décembre 1979, Chami, Rec. T. p. 844 ; 17 juin 1987, Bady, Rec. p. 247). Il faut ici faire jouer une autre règle générale de procédure consacrée de longue date selon laquelle : " un membre d’une juridiction administrative qui a publiquement exprimé son opinion sur un litige ne peut participer à la formation d’un jugement statuant sur le recours formé contre une décision statuant sur ce litige " (CE, 22 juin 1928, élections de Limoux, Rec. p. 780 ; Sect., 18 février 1949, Viet, Rec. p. 84 ; Sect., 21 octobre 1966, Société française des mines de Seintein, Rec. p. 564, AJDA 1966 p. 608 chron. J.-P. Lecat et J. Massot ; 18 janvier 1983, Guillemaut, Rec. T. p. 828 ; 17 avril 1985, Confédération des associations autonomes des sinistrés, Rec. T. p. 736 ; 30 novembre 1994, SARL " étude Ravalement Constructions " (E.R.C.), préc.).

Cette règle est, dans une certaine mesure, une manière de protéger le secret du délibéré. Mais elle est également de nature à assurer l’impartialité des juges, comme le montre le fait que vous l’appliquez également à des organismes administratifs devant lesquels le secret du délibéré ne joue pas en principe (CE, 22 juin 1994, Lugan, n° 131.232 ; 30 novembre 1994, Bonnet, Rec. T. p. 1206 ; 27 octobre 1999, Fédération Française de Football, n° 196.251). Il s’agit alors d’éviter que les membres de la juridiction ou de l’organisme ne soient influencés par les opinions qu’ils ont publiquement émises, alors même d’ailleurs que le secret du délibéré leur permettrait de les renier sans que le public en sache rien ; il s’agit surtout d’éviter que les parties puissent craindre que l’opinion de leurs juges se soit formée avant le procès, indépendamment des débats auxquels elles ont participé.

c) La même règle s’étend tout naturellement à la troisième hypothèse, dans laquelle le magistrat dont s’agit a émis à titre individuel un avis public sur la décision en litige dans le cadre d’attributions administratives et non juridictionnelles (CE, 15 octobre 1990, Association pour le développement harmonieux de Saint-Gilles, Rec. T. p. 930). Mais vous avez admis qu’un magistrat qui a donné à titre individuel un avis sur une décision participe ensuite, même comme président, au jugement du recours formé contre cette décision, dès lors que l’avis était en principe secret (CE, Sect., 24 janvier 1980, Gadiaga, Rec. p. 44 avec les concl. contraires du président Rougevin-Baville, AJDA 1980 p. 283 chron. Y. Robineau et M.-A. Feffer, D. 1980 p. 270 note G. Peiser).

d) La quatrième hypothèse est celle dans laquelle le magistrat a participé à la délibération d’un organisme collégial appelé à émettre un avis. Dans ses conclusions contraires sous l’arrêt " Gadiaga ", le président Rougevin-Baville considérait fermement qu’il n’y aurait pas là de difficulté, et le président Braibant avait auparavant exprimé la même opinion dans ses conclusions sous l’arrêt " Dlle Arbousset " (6).

La jurisprudence directement topique est ici peu abondante. On mentionnera l’arrêt des chambres réunies de la Cour de cassation du 24 mars 1899 (D. 1900.1.177 et rapport du président Ballot-Beaupré) dans lequel il a été jugé que le droit de récusation ne pouvait s’exercer à l’égard des magistrats qui avaient siégé dans la commission consultative de révision alors placée auprès du Garde des Sceaux et saisie de l’affaire Dreyfus au motif qu’ils avaient agi " en leur qualité même de magistrats à la Cour de cassation et dans l’accomplissement d’un devoir de leur charge ". C’est à peu de chose près l’argument que la Cour des comptes a utilisé dans son arrêt du 24 septembre 1997 pour écarter la demande de récusation qui lui avait été présentée par les requérants : " nul ne peut dessaisir les magistrats de la Cour de l’exercice de leur compétence juridictionnelle au motif qu’ils ont rempli leur mission d’information et de prévention, l’une et l’autre étant d’ordre public et du ressort exclusif de la Cour ".

L’idée sous-jacente est que la Cour a été légalement instituée avec des attributions administratives et des attributions juridictionnelles  : la critique de cette organisation serait inopérante. Mais les principes d’organisation de la Cour des comptes n’exigent nullement que les attributions administratives et les attributions contentieuses soient exercées par les mêmes personnes. L’argument ne répond donc pas à notre interrogation.

La réponse pourrait néanmoins sembler se déduire de manière évidente de la jurisprudence que nous avons citée, puisque, lorsqu’il s’agit de la participation à l’édiction de l’acte, vous ne distinguez pas selon que le magistrat en a été lui-même l’auteur ou qu’il a participé à la délibération de l’organisme collégial qui en est le véritable auteur. Et il n’y a pas de difficulté à admettre qu’il y aurait une irrégularité s’il est possible de connaître le sens dans lequel le magistrat s’est prononcé lorsqu’il a opiné sur l’avis. Qu’en est-il lorsqu’il n’est pas possible de le savoir ?

En droit, la collégialité de la délibération et le secret du délibéré se conjuguent de telle sorte que " chaque juge, pris individuellement, reste totalement libre de son vote, puisque nul ne saura jamais, sauf ses collègues, quelle part il a pris à l’avis, d’un côté, au jugement de l’autre " (concl. du président Rougevin-Baville, Rec. 1980 p. 48). Puisque le caractère collectif de l’avis émis ne permet pas de connaître, que l’avis ait ou non été public, la position prise par chacun des magistrats qui y ont participé, la protection du secret du délibéré n’entre pas en ligne de compte. C’est uniquement le principe d’impartialité qui est en jeu, et il s’agit de savoir si ce principe, qui exclut tout pré-jugement, interdit à un magistrat de participer au jugement d’une affaire sur laquelle il s’est déjà forgé une opinion, quel qu’en soit le sens, lorsqu’il a été amené à opiner sur l’avis.

Votre décision de Section du 25 janvier 1980 " Gadiaga " (préc.), si elle demeure valable, répond alors à la question : ce qui vaut pour l’émission d’un avis individuel vaut a fortiori pour la participation à un avis collectif ; et la circonstance que l’avis soit secret, que la décision " Gadiaga " ne mentionne d’ailleurs pas, ou public n’affecte en rien la solution. Il n’y a donc pas d’incompatibilité entre le fait de participer à un avis collectif, public ou non, sur une question et celui de participer ensuite au jugement de cette question.

Il s’agit donc de savoir si la jurisprudence " Gadiaga " reste valable. Vous avez dû la réexaminer lorsque vous avez eu à statuer sur la légalité du décret portant code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel. Saisis d’un moyen tiré de ce que le décret aurait dû prévoir expressément une incompatibilité entre la participation aux formations consultatives et aux formations contentieuses du tribunal administratif, vous l’avez écarté en relevant que les dispositions critiquées " ne portent, par elles-mêmes, aucune atteinte aux principes généraux relatifs à la composition des juridictions " (CE, Sect., 5 avril 1996, Syndicat des avocats de France, Rec. p. 118, RFDA 1996 p. 1195 concl. J.-C. Bonichot). 

Cette décision semble avoir suscité une certaine perplexité. Des commentateurs (7) en limitent la portée en s’autorisant des conclusions de Jean-Claude Bonichot, qui avait invité très précisément la Section à retenir la rédaction précitée, afin de signifier " que lorsqu’un avis a été donné par un tribunal administratif, il ne peut pas, dans la même formation, connaître d’un litige où cet avis serait en cause ". La portée de l’incompatibilité serait alors très réduite  : il est exceptionnel que la formation consultative et la formation contentieuse soient composées de manière exactement identique.

Cette interprétation n’est cependant guère convaincante pour au moins deux raisons. En premier lieu, il serait paradoxal que le succès de la récusation, qui ne peut viser que des magistrats pris individuellement, soit subordonné à la constatation que deux formations collectives identiquement composées sont saisies de la même question. En second lieu, pour qui est familier de vos rédactions, la formule selon laquelle les règles édictées par le décret ne portent " par elles-mêmes " aucune atteinte aux principes généraux gouvernant la composition des juridictions laisse bien entendre que les membres de la formation contentieuse qui ont préalablement siégé dans la formation consultative doivent se récuser d’eux-mêmes ou, selon l’expression usuelle, se " déporter ". Il nous semble donc que la jurisprudence " Gadiaga " doit être regardée comme abandonnée (8), et c’est ce qu’a également estimé la cour administrative d’appel de Paris dans un arrêt du 23 mars 1999 " Sarran " (AJDA 1999 p. 623 note M. Chauchat). Ceci résout une certaine incohérence qui en résultait, car il était peu compréhensible qu’une solution différente soit appliquée selon que le magistrat avait participé à un avis collectif ou à l’édiction collective de la décision attaquée. Ajoutons que cette solution, donnait sans doute au souci de ne pas entraver les attributions consultatives des tribunaux administratif un poids qu’on jugerait probablement excessif aujourd’hui, alors que la conception du principe d’impartialité tend à se faire plus exigeante.

Si cette interprétation est correcte, sans doute faudra-t-il s’interroger sur la pratique du Conseil d’état, qui est dans le sens qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre le fait d’avoir participé aux travaux de la section administrative qui a émis un avis sur un projet de décision et celui de participer au jugement du recours formé contre cette décision. Mais cette pratique n’est peut-être pas immuable et elle fut d’ailleurs inverse pendant un siècle, de 1845 à 1945, lorsque les textes prévoyaient expressément que les membres du Conseil ne pouvaient pas participer au jugement des recours formés contre les décisions sur lesquelles ils avaient eu à délibérer dans les sections administratives (9).
 
 

II. Ainsi, et à vous en tenir aux principes généraux qui gouvernent la composition des juridictions administratives, vous pourriez sans doute accueillir le moyen en tant qu’il critique l’impartialité des magistrats qui ont pris part à la fois au délibéré du rapport public et à celui de l’arrêt 
attaqué. Mais telle n’est pas la solution que nous vous proposerons, car nous ne la trouvons guère satisfaisante.

Nous n’avons aucune information sur la manière dont se déroule l’approbation du rapport public en chambre du conseil, mais on peut supposer qu’une instance aussi nombreuse, comprenant tous les présidents de chambre et conseillers-maîtres, ne débat guère du détail des affaires, qui est examiné dans d’autres formations, les chambres et le comité du rapport public. Dans ces conditions, il nous semblerait assez artificiel de faire retomber le blâme sur les six magistrats en cause et, en vérité, le problème ne se fût guère posé en termes différents s’ils s’étaient récusés. Car au-delà de leur impartialité personnelle, il faut s’interroger sur celle de la Cour des comptes elle-même. Et si vous annuliez son arrêt sur le terrain que nous venons d’étudier, il est probable qu’un second pourvoi en cassation vous conduirait à vous pencher sur celui que nous allons maintenant aborder, qui est celui de l’impartialité structurelle de la Cour des comptes, prise en tant qu’institution.

Nous n’en revenons pas par là à la question générale et abstraite de savoir si une juridiction peut statuer sur une affaire qui met en cause un avis qu’elle a précédemment émis : nous vous avons dit les raisons pour lesquelles nous y répondons par l’affirmative. Nous fondons notre raisonnement sur des considérations particulières au contentieux de la gestion de fait.
 
 

1. Bien que comparaison ne soit pas raison, il nous semble utile de commencer par un bref rappel d’autres affaires, concernant des sanctions disciplinaires prononcées par la Commission des opérations de bourse (COB), dont le contentieux a par suite été porté devant les juridictions de 
l’ordre judiciaire. Le président de la COB s’était exprimé dans la presse sur certaines procédures en cours, en des termes assez généraux mais comportant déjà une prise de position sur les faits ; la Cour de cassation casse les arrêts de la Cour d’appel de Paris qui avaient rejeté les recours des personnes sanctionnées et prononce l’annulation des sanctions. Les arrêts de la Cour de cassation, qui confirment une solution antérieurement dégagée, dans une autre instance, par la Cour d’appel de Paris (CA Paris, 15 janvier 1993, Deverloy), relèvent une violation de la présomption d’innocence, protégée notamment par l’article 6-2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Cass. com., 18 juin 1996, Conso c/ Agent judiciaire du Trésor et autre, Bull. 1996 IV n° 179 ; 1er décembre 1998, Oury c/ Agent judiciaire du Trésor, Bull. 1998 IV n° 283). La Cour d’appel de Paris s’étant rangée à cette position dans deux arrêts du 7 mai 1997 (Gaz. Pal. 7 décembre 1996 p. 619 concl. Y. Jobard ; RD bancaire et bourse 1997 p. 199, D. 1998 Somm. p. 65 obs. I. Bon-Garcin, D. 1998 Somm p. 77 obs. Y. Reinhard), la Cour de cassation a confirmé la solution mais en ne retenant qu’un seul des motifs de la Cour d’appel, tiré de la participation du rapporteur au délibéré de la Commission des opérations de bourse, dans un arrêt bien connu d’Assemblée plénière (Cass., Ass. plen., 5 février 1999, Commission des opérations de bourse c/ Oury et Agent judiciaire du Trésor, Gaz. Pal. 24-25 février 1999 p. 8 concl. M.-A. Lafortune). La même solution a enfin été appliquée par la Cour d’appel de Paris dans un arrêt du 2 juillet 1999 " Debus c/ Commission des opérations de bourse " (n° 1998/17861, LPA 15 octobre 1999 p. 4 note C. Ducouloux-Favard), qui a annulé, en se fondant sur la méconnaissance du principe de la présomption d’innocence contenu à l’article 6-2, une sanction disciplinaire infligée par la COB au motif que, dans son rapport public cette fois, la COB avait évoqué l’affaire en " termes définitifs laissant entendre l’établissement des infractions poursuivies ".

Le détour par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales avait été nécessaire car, en droit interne, la présomption d’innocence, consacrée par l’article 9 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 et par l’article 11 du code de procédure pénale, n’est applicable qu’à la matière pénale stricto sensu, ainsi que le confirment nombre de vos arrêts (CE, 30 janvier 1981, Jacquesson, Rec. p. 39 ; 26 mai 1995, Mme Girardet, n° 140.986 ; 25 septembre 1996, Kazkaz, n° 160.374). Et si l’article 9-1 du Code civil, issu de la loi du 4 janvier 1993, dispose que : " Chacun a droit au respect de la présomption d’innocence ", ces dispositions ne sauraient avoir pour effet d’étendre le champ d’application de ce principe au-delà de son domaine naturel.
 
 

2. Le parallèle qu’on pourrait être tenté de faire avec la présente affaire trouve ici une limite très évidente, car la Cour des comptes, lorsqu’elle statue en matière de gestion de fait, n’entre pas dans le champ de l’article 6 de la convention (CE, Sect., 6 janvier 1995, Nucci, Rec. p. 6), 
sinon lorsqu’elle inflige une amende (CE, 16 novembre 1998, SARL Deltana et M. Perrin, n° 172.820, à nos conclusions, à paraître au recueil), ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

Sans doute cette éventualité pourrait-elle justifier, dans la ligne de votre décision d’Assemblée du 3 décembre 1999 " Didier " (n° 207.434, à paraître au recueil, à nos conclusions), que certaines garanties de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et en particulier le principe de la présomption d’innocence prévu au paragraphe 2, soient respectées durant toute la phase préalable au débat contentieux sur l’amende pour gestion de fait.

En premier lieu, la simple éventualité du prononcé d’une amende pourrait être suffisante, car il n’est pas possible de faire dépendre la régularité de la procédure de la décision finale d’infliger ou non une amende : le juge doit savoir dès le début du procès et tout au long de celui-ci quelles règles de procédure il doit appliquer. C’est pourquoi vous jugez que le simple fait que la suspension de l’autorisation d’exercice professionnel soit au nombre des sanctions que peuvent prononcer les conseils de discipline des ordres professionnels leur fait obligation de statuer en audience publique même lorsqu’ils ne prononcent en définitive qu’un avertissement ou un blâme (CE, Ass., 14 février 1996, Maubleu, Rec. p. 34 concl. M. Sanson). D’ailleurs, l’amende pour gestion de fait, instituée par le décret-loi du 23 octobre 1935 pour inciter le comptable de fait à se vider rapidement les mains, mais qui vise, depuis l’acte dit-loi du 25 février 1943 et la loi n° 54-1306 du 31 décembre 1954, à sanctionner l’immixtion dans les fonctions de comptable public, est infligée de manière presque systématique (10).

En second lieu, s’agissant de la présomption d’innocence, une telle solution s’autoriserait incontestablement, des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme du 28 octobre 1993 " Imbrioscia c/ Suisse " (série A n° 275) et du 23 janvier 1995 " Allenet de Ribemont c/ France " (11), ce dernier concernant précisément l’application des stipulations de l’article 6 par. 2 relatives à la présomption d’innocence devant une autorité administrative en principe non soumise au respect des prescriptions de l’article 6.

Mais cette solution reviendrait en pratique à assujettir la Cour des comptes au respect des stipulations de l’article 6 par. 1, à l’exception sans doute de la publicité de l’audience, ce que vous vous êtes refusés à faire.

Ajoutons qu’il y aurait quelque artifice à faire produire de si considérables conséquences à l’éventualité d’une amende dont l’infliction n’est tout de même pas le principal objet de la procédure de gestion de fait qui vise, comme on le sait, à rétablir les formes comptables qui ont été méconnues et à faire rentrer la collectivité publique dans les sommes dont elle a été frustrée et qui n’auraient pas été dépensées à un objet d’utilité générale.
 
 

3. Ce n’est donc ni dans l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, ni dans le principe de la présomption d’innocence que nous vous suggérons de rechercher directement la solution du présent litige ; mais nous pensons que vous pouvez 
utilement vous inspirer de ces principes.

a) La procédure de gestion de fait présente en effet, bien plus que le jugement des comptes des comptables patents, et pour reprendre la formule du président Braibant sous l’arrêt " Darrac " du 12 décembre 1969 (Rec. p. 578), " une coloration pénale ".

    En premier lieu, comme un procès pénal ou une procédure disciplinaire, le procès devant la Cour des comptes s’ouvre par la mise en mouvement de ce qui est en vérité une action publique, engagée par la Cour des comptes elle-même, soit proprio motu, soit suivant les réquisitions du Procureur général de la République. L’action publique étant mise en mouvement, les comptables de fait présumés vont être appelés devant la Cour, comme des prévenus devant une juridiction répressive. Si leur participation à la gestion de fait est déclarée par l’arrêt de déclaration définitive de gestion de fait, ils tombent sous la juridiction de la Cour, c’est-à-dire qu’ils sont astreints à compter devant elle, sous peine des amendes pour défaut ou retard de production du compte.
    En second lieu, et à la différence du jugement des comptabilités patentes, celui des comptabilités occultes réserve une large place à l’appréciation des responsabilités des uns et des autres, du rôle que chacun a joué dans l’organisation de la gestion irrégulière, en distinguant les " cerveaux " des simples exécutants. Le jugement de la gestion de fait laisse ainsi une place à une recherche subjective des intentions et des responsabilités, et la déclaration de gestion de fait, si elle n’est pas une sanction, est certainement une mesure prise en considération de la personne.
    Enfin, les conséquences personnelles, notamment pécuniaires, de la procédure pour les comptables de fait sont importantes. Outre qu’ils sont tenus sur leur patrimoine propre des débets prononcés par la Cour, ils sont presque toujours condamnés à une amende, dont le montant peut être élevé puisqu’il peut atteindre celui des sommes indûment maniées (article L.131-11 du Code des juridictions financières), soit près de 3 millions de francs dans la présente affaire. La déclaration de gestion de fait entraîne en outre leur inéligibilité aux élections locales (CE, 1er décembre 1922, élections municipales de Nicolas-Vermelle, Rec. p. 897 ; 16 décembre 1994, Falicon, Rec. p. 550).
L’aspect subjectif de ce contentieux justifie, nous semble-t-il, que les principes d’impartialité et du respect des droits de la défense y reçoivent une application plus rigoureuse encore que celle qu’exige un contentieux objectif, tel celui de l’excès de pouvoir. Nous ne sommes pas ici dans un procès fait à un acte, mais bien dans un procès fait à des personnes. Ces personnes ont droit à une protection qui soit sensiblement équivalente à celle dont elles jouiraient, dans un procès pénal ou concernant des accusations en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, par application notamment du principe de la présomption d’innocence. Nous pensons que cette protection peut leur être assurée par les principes d’impartialité et des droits de la défense.

b) Le principe d’impartialité implique que non seulement les membres de la juridiction, mais la juridiction elle-même, ne prennent pas, en dehors du procès et avant le terme de celui-ci, de position qui serait constitutive d’un pré-jugement. Le principe ainsi formulé est proche de celui de la présomption d’innocence qui implique " que les membres du tribunal, en remplissant leur fonction, ne partent pas de la conviction ou de la supposition que le prévenu a commis l’acte incriminé " (CourEDH, 4-5 octobre 1974, Herbert Hubert c/ Autriche). Cette proximité est compréhensible. La présomption d’innocence avait été établie en 1789 avec une visée bien précise : l’abolition de la question. Cet objectif ayant été heureusement atteint, le principe de la présomption d’innocence s’est trouvé en quelque sorte absorbé par ceux, plus larges, de l’impartialité et des droits de la défense : c’est ce qui explique sans doute que sa discrétion en jurisprudence ne se rapporte guère au cas qu’on en fait dans le débat politique.

Le principe des droits de la défense rejoint le principe d’impartialité en exigeant que la juridiction ne forme son jugement que sur des pièces qui ont été soumises à la discussion des parties. Ainsi que l’indiquait le président Corneille dans ses conclusions sous l’arrêt " Téry " du 20 juin 1913 (Rec. p. 736 concl. Corneille, S. 1920.3.13 concl. Corneille, GAJA 12e éd. n° 30) : " le juge ne doit se déterminer que sur les pièces produites, et par suite discutées, dans l’instance même sur laquelle il a été statué ". " Le dossier, tout le dossier, mais rien que le dossier " : tel est le cadre dans lequel le débat devant le juge est rigoureusement enfermé.

Il ne s’agit pas de pousser ces principes jusqu’à l’absurde. L’opinion qu’un magistrat se forme sur un dossier dans le for de sa conscience ne saurait être constitutive d’un pré-jugement, ainsi que votre formation l’a confirmé dans la décision du 3 décembre 1999 " Didier " (préc.). L’application de la règle de droit dégagée par un précédent l’est moins encore. Et l’on peut débattre, à la suite de l’arrêt " Procola ", de ce qu’il faut penser de l’idée qu’un magistrat s’est forgée, dans une formation consultative, sur la question de pur droit que soulève le litige qu’il a à trancher dans une formation contentieuse (12).

Mais, en l’espèce, il s’agit de bien autre chose. La Cour des comptes a formé une première opinion sur les faits de l’affaire, et estimé qu’ils révélaient des irrégularités constitutives de gestion de fait, sur la base d’un rapport de vérification du commissariat de l’armée de terre, qui ne figure pas au dossier de la procédure juridictionnelle  : c’est ce que révèlent les mentions du rapport public. Cette opinion a été validée par la formation la plus solennelle de la Cour, la chambre du conseil : de ce fait, elle est devenue l’opinion de la Cour elle-même. Peut-être en irait-il différemment si la procédure d’élaboration du rapport public était différente ; mais telle qu’elle est conçue, avec une adoption dans une formation réunissant l’ensemble des présidents de chambre et des conseillers-maîtres, elle a précisément pour but de faire que ce rapport soit celui de la Cour des comptes, formations administratives et contentieuses confondues. De ce seul point de vue, l’arrêt attaqué nous semble irrégulier.

A vrai dire, on aurait également pu trouver l’indice de ce pré-jugement, en l’absence de toute mention au rapport public, dans la décision même d’ouvrir une procédure de gestion de fait, laquelle résulte de l’arrêt provisoire du 20 décembre 1995. Car c’est bien l’arrêt provisoire qui ouvre la procédure juridictionnelle. Les personnes qu’ils visent sont invitées à s’expliquer devant la Cour des comptes ; si elles ne le font pas ou si leurs explications ne convainquent pas, elles sont déclarées comptables de fait et tombent alors, en cette qualité, sous la juridiction de la Cour.

Or, si l’auto-saisine est en principe interdite aux juridictions, c’est bien pour qu’elles ne se mettent pas en situation d’apparaître juge et partie, pour que leur impartialité demeure insoupçonnable. La Cour des comptes est, à notre connaissance, la seule juridiction avec la Commission bancaire qui ait la possibilité de s’auto-saisir. Situation d’autant plus paradoxale qu’elle dispose d’un véritable Parquet, qu’on aurait pu organiser pour qu’il mette en mouvement l’action publique. Or, il ne le fait pas : il ne faut pas s’arrêter aux apparences, qui donnent à penser que la Cour des comptes a été saisie par un réquisitoire du Procureur général de la République. Elle pouvait parfaitement aussi bien se passer de ce réquisitoire et agir proprio motu, que l’ignorer et s’abstenir d’agir : c’est une différence essentielle avec les juridictions répressives ordinaires. Situation encore plus paradoxale lorsqu’on sait que c’est la même chambre de la Cour qui, en principe, examine les rapports de vérification administrative et décide d’y donner suite en ouvrant une procédure de gestion de fait. Il y a là une confusion assez regrettable des poursuites et du jugement, que ne sauraient en tout cas couvrir les dispositions législatives de l’article L.111-9 du Code des juridictions financières aux termes desquelles : " La Cour des comptes exerce de plein droit toutes les attributions énumérées par les dispositions du présent livre. "

La publicité qui a été donnée au pré-jugement que la Cour a porté sur l’affaire, en dehors du débat contradictoire entre les parties, est évidemment une circonstance aggravante. Puisque le rapport public de la Cour des comptes n’a en réalité d’autre objet que de prendre l’opinion à témoin des irrégularités constatées, on ne saurait négliger la pression que l’opinion exerce sur la Cour une fois qu’elle a dénoncé une affaire dans son rapport public. Si, juridiquement, la Cour peut revenir sur sa première opinion, il est difficile de croire qu’il lui est aussi aisé, lorsqu’elle statue au contentieux, de se déjuger que de confirmer son premier avis. Il y va en effet de sa crédibilité, non seulement dans l’affaire en cause, mais pour l’avenir. Dans une telle situation le juge financier " ne pourra jamais persuader le justiciable qu’il est totalement impartial et indépendant ; il sera toujours soupçonné de ne pas vouloir se critiquer et se désavouer lui-même, et les parties n’auront pas le sentiment que justice leur a été rendue " : nous venons de citer dans un autre contexte les conclusions du président Braibant sous votre décision de Section " Dlle Arbousset " (préc.).

c) On nous objectera sans doute que si la Cour des comptes devait attendre que les procédures contentieuses soient achevées avant de pouvoir mentionner les affaires qui en ont fait l’objet dans son rapport annuel, ce document perdrait singulièrement de son intérêt, et que l’opinion ne serait pas fort émue de la révélation de malversations remontant à plusieurs années. Nous reconnaissons l’objection, parce que si le rapport de la Cour des comptes est public, c’est qu’en effet l’on pense que le public y trouvera un intérêt, et qu’il est donc souhaitable de soutenir l’intérêt que le public y pourra trouver. Mais il ne s’agit pas d’interdire que la Cour des comptes signale dans son rapport les affaires qui donneront lieu à des suites contentieuses, mais d’exiger qu’elle le fasse en des termes mesurés, qui excluent tout pré-jugement et toute prise de position définitive. Nous ne pensons pas que cette légère contrainte soit de nature à remettre en cause l’impact du rapport public.

Les missions de la Cour des comptes sont diverses et parfois, nous en avons conscience, difficiles à concilier : il s’agit à la fois de mettre au jour des irrégularités, de sanctionner leurs auteurs, de faire rentrer la collectivité publique dans ses fonds, de faire pression sur les autorités politiques pour que les mesures correctrices et préventives utiles soient prises. C’est une pièce à quatre personnages : le juge, le justiciable, le pouvoir et l’opinion, et, à tout prendre, il nous semble qu’elle se joue de manière plus saine devant la Cour que devant d’autres juridictions. Mieux vaut en effet que l’information emprunte un canal officiel que celui de fuites et de rumeurs qui ne peuvent qu’altérer la sérénité de la justice. La difficulté même de l’exercice auquel la Cour des comptes doit se livrer nous paraît justifier que les règles en soient fixées aussi clairement que possible. C’est dans cet esprit que nous vous suggérons de les préciser, et non de les bouleverser.

Ajoutons, si l’on nous permet une brève remarque de lege ferenda, que les règles d’organisation interne de la Cour des comptes ne sont peut-être pas immuables et que, sans nécessairement aller jusqu’à transformer le rôle du Parquet général, on peut imaginer qu’à l’avenir, une chambre soit spécialisée dans le jugement des gestions de fait, de même que la première chambre est aujourd’hui spécialisée dans le jugement des comptes des comptables supérieurs de l’état, et que ses magistrats s’abstiennent de participer à la délibération du rapport public.

Sans doute nous demandera-t-on également ce qu’aurait dû faire la Cour des comptes. En premier lieu, elle aurait dû s’abstenir d’évoquer dans son rapport public, en tout cas dans les termes dans lesquels elle l’a fait, une affaire contentieuse pendante. Dès lors qu’elle l’avait fait, elle ne pouvait cependant que juger l’affaire en s’exposant à une censure certaine. Cette situation est celle à laquelle se trouve confrontée toute juridiction unique en son genre qui se trouve dans un cas de suspicion légitime.

Nous ne croyons donc pas pouvoir ne pas vous proposer d’annuler l’arrêt déféré à votre censure. En statuant comme elle l’a fait, la Cour des comptes a méconnu le principe d’impartialité et le principe général des droits de la défense.
 
 

4. Le moyen pris dans cette branche est recevable pour deux raisons. D’une part, le moyen tiré d’un défaut d’impartialité est d’ordre public et donc recevable en cassation lorsqu’il est fondé, ce qui est bien le cas si vous nous avez suivis, sur la violation d’un principe général du droit ou d’une 
règle générale de procédure applicable même sans texte (voir : CE, 30 novembre 1994, SARL étude Ravalement Constructions, préc.). D’autre part, puisque c’est l’impartialité structurelle de la Cour des comptes qui est ici en cause, le moyen ne pouvait utilement être soulevé devant les juges du fond, car il eût été inutile de leur présenter une demande de renvoi pour cause de suspicion légitime qui eût été vouée à l’échec, la Cour des comptes étant une juridiction unique en son genre devant laquelle la demande de renvoi n’est par suite pas recevable (CE, 24 octobre 1984, Charbit, Rec. T. p. 708).
 
 
5. Il reste à rechercher quelle suite donner à la cassation. La question ne se poserait guère si vous deviez vous situer, pour annuler l’arrêt attaqué, sur le terrain de l’impartialité personnelle des cinq magistrats qui, après avoir participé à la délibération du rapport public, ont participé au jugement 
de l’affaire. Certes, l’article 34 du décret du 11 février 1985 prévoit qu’après cassation, la Cour statue " toutes chambres réunies ", formation comprenant le Premier président, les présidents de chambre et deux conseillers-maîtres élus par chaque chambre. Selon les informations dont nous disposons, seuls sept des membres titulaires ou suppléants composant cette formation n’ont pas participé à la délibération du rapport public pour 1996, ce qui ferait obstacle à ce que l’affaire puisse être jugée immédiatement sur renvoi, puisque l’article 8 du décret du 11 février 1985 prévoit que : " La Cour, siégeant toutes chambres réunies, ne peut statuer qu’à douze membres au moins. " Pour autant nous ne pensons pas qu’il vous appartienne de vous assurer, pour décider ou non le renvoi de l’affaire, de ce que la juridiction de renvoi aura la possibilité de se constituer régulièrement, d’autant qu’en l’espèce, cette impossibilité peut n’être que temporaire puisque les chambres réunies sont renouvelées chaque année.

En revanche, si vous retenez le terrain que nous privilégions, la question des suites de la cassation est plus délicate. Vous ne pouvez en effet renvoyer l’affaire devant la Cour des comptes, puisque son impartialité est définitivement entachée par la mention faite de l’affaire au rapport public, sur laquelle il n’est plus possible de revenir. La Cour des comptes ne peut plus juger cette affaire. Toutefois, la circonstance que l’affaire ne peut être renvoyée n’implique pas nécessairement que vous puissiez prononcer une cassation sans renvoi.

a) Dans les affaires " Conso " et " Oury " déjà mentionnées, la Cour de cassation casse sans renvoi les arrêts de la Cour d’appel de Paris qui avaient écarté le moyen tiré de la violation par la Commission des opérations de bourse de la présomption d’innocence. En retenant l’atteinte à la présomption d’innocence, la Cour de cassation peut alors mettre fin au litige par application de la règle de droit appropriée, et elle se fonde expressément pour le faire sur l’article 627 alinéa 2 du nouveau code de procédure civile, reprenant les dispositions de l’article L.131-5 du code de l’organisation judiciaire. Ces dispositions, qui sont à la Cour de cassation ce que l’article 11 de la loi du 31 décembre 1987 est au Conseil d’état, permettent de casser sans renvoi et de régler le fond du litige " lorsque les faits, tels qu’ils ont été souverainement constatés et appréciés par les juges du fond, lui permettent d’appliquer la règle de droit appropriée. " Cette cassation, dite " sans renvoi ", est en fait un règlement du litige sur la base des faits constatés et appréciés par les juges du fond : elle n’a rien de comparable avec la cassation sans renvoi devant le Conseil d’état, qui n’est possible que lorsque, après cassation, il ne reste rien à juger. Cette hypothèse correspond à celle de l’alinéa 1er de l’article L.131-5 du code de l’organisation judiciaire, aux termes duquel : " La Cour de cassation peut casser sans renvoi lorsque la cassation n’implique pas qu’il soit à nouveau statué sur le fond. " Or, ce n’est pas sur cette disposition que la Haute juridiction judiciaire s’appuie dans les affaires qui nous intéressent.

Dans ces affaires, la Cour de cassation prononce elle-même l’annulation de la procédure suivie devant la Commission des opérations de bourse. Elle vide ainsi entièrement le litige ouvert devant la Cour d’appel de Paris, qui ne tendait qu’à cela.

Mais l’annulation de l’arrêt de la Cour des comptes qui vous est déféré suffit-elle à résoudre le litige qui était pendant devant cette juridiction ? On rencontre ici le particularisme de la procédure devant la Cour des comptes, qui ne tranche pas une prétention soumise par des parties mais statue sur des faits dont elle s’est saisie. Il n’y aurait donc lieu à cassation sans renvoi que si, cette saisine étant elle-même entachée par le vice que vous aurez relevé, l’ensemble de la procédure s’était trouvé vicié de manière irrémédiable. Dans cette hypothèse, le vice de procédure aurait en quelque sorte pour effet de faire disparaître le litige. Nous ne croyons pas que tel soit le cas.

En effet, si vous vous fondez pour prononcer l’annulation de l’arrêt attaqué sur la mention de l’affaire au rapport rendu public en octobre 1996, il est certain que tous les actes d’instruction menés par la Cour à compter de cette date sont entachés ; nous en reparlerons dans un instant. C’est ce qu’a relevé la Cour d’appel de Paris dans son arrêt du 2 juillet 1999 " Debus " (préc.) à propos de la publication au rapport public de la COB d’informations sur une procédure disciplinaire en cours.

Mais précisément, l’arrêt de déclaration provisoire de gestion de fait qui a ouvert la procédure devant le juge des comptes est antérieur à la mention de l’affaire au rapport public puisqu’il date du 20 décembre 1995. Cet arrêt n’a pas été contesté devant vous pour la raison très évidente que le pourvoi en cassation n’est pas possible contre les arrêts provisoires de la Cour des comptes (CE, 5 juin 1953, Hiff, Rec. p. 264 ; Sect., 8 mars 1968, Ministre du Travail c/ Guyon, Rec. p. 173 ; 12 décembre 1969, Darrac, Rec. p. 578 avec les concl. du président Braibant  ; Sect., 6 janvier 1995, Nucci, préc.). La procédure a donc été valablement engagée devant la Cour des comptes, et il faut maintenant, sauf à admettre un déni de justice, que cette procédure soit menée à son terme.

Si elle ne peut plus l’être par la Cour des comptes, elle ne peut l’être que par le Conseil d’état faisant application de l’article 11 de la loi du 31 décembre 1987, qui n’est évidemment pas suspect de partialité en raison des prises de position de la Cour des comptes. Le recours à l’article 11 constitue la seule porte de sortie à l’impasse que nous évoquions tout à l’heure, devant laquelle se trouve la demande de renvoi pour cause de suspicion légitime lorsque la juridiction concernée n’a pas d’équivalent : le Conseil d’état, après avoir censuré la décision de cette juridiction peut – et nous pensons même qu’il ne peut faire autrement – régler le litige au fond. De ce fait, le second terrain de cassation, parce qu’il prohibe le renvoi, doit primer le premier, qui l’autorise, de même que la cassation sans renvoi prime la cassation avec renvoi (CE, Sect., 15 décembre 1961, Sabadini, Rec. p. 710, sol. impl.).

b) Nous en venons donc à l’examen de l’affaire sur le fond. Il nous semble en vérité que l’examen de votre formation devrait s’arrêter là. Le périmètre de la gestion de fait déterminé par l’arrêt provisoire n’inclut pas seulement la société LABOR MéTAL et ses dirigeants, mais également quatre officiers de la DICAT de Rennes, ainsi que douze sociétés qui ont été destinataires de mandats émis à raison des opérations litigieuses. Parmi les dix-neuf personnes physiques ou morales mises en cause, dix-sept ne sont pas présentes devant vous et n’ont pas été mises en cause.

Pour quatre d’entre elles, MM. Thoer, Hiraut, Martinez et Laborie, parce que la Cour des comptes les avait mis hors de cause, et qu’ils n’avaient donc pas intérêt à contester son arrêt. Mais, s’il est vrai qu’ils ont produit devant la Cour des comptes, nous ne pouvons leur garantir qu’ils ne vont pas se trouver mis en cause dans la procédure qui se déroule désormais devant vous. La cassation que vous prononcerez si vous nous suivez peut ainsi leur révéler l’intérêt qu’il y aurait pour eux à produire de nouvelles observations en défense, et nous pensons qu’il convient de leur permettre de le faire.

Quant aux treize personnes qui n’ont pas jugé utile de se pourvoir en cassation, peut-être n’ont-elles renoncé à cette voie de droit que parce qu’elles savaient ne pas pouvoir ouvrir, devant le Conseil d’état, une nouvelle discussion sur les faits. Mais l’annulation de l’arrêt de la Cour des comptes et l’évocation de l’affaire rouvre cette possibilité. Nous croyons là encore qu’il serait bon qu’elle ne reste pas lettre morte.

Ajoutons que l’arrêt provisoire du 20 décembre 1995 n’avait laissé aux personnes mises en cause devant la Cour des comptes qu’un délai de deux mois pour présenter leurs observations, et que la Cour, dans l’arrêt attaqué, a d’ailleurs écarté un mémoire complémentaire présenté hors délai. Devant le Conseil d’état, les mémoires peuvent être produits sans condition de délai  : la réouverture de l’instruction permettrait aux personnes mises en cause de compléter une défense qu’elle n’ont eu qu’un laps de temps assez bref pour préparer devant la Cour des comptes.

On pourrait enfin faire valoir que la réouverture de l’instruction par le Conseil d’état est le seul moyen de régulariser les actes d’instruction accomplis par la Cour des comptes postérieurement à la publication du rapport public, dont la régularité se trouve, comme nous l’avons dit, entachée. Il n’y en a eu aucun dans la présente espèce, car les mémoires déposés par les parties en octobre 1996 ne sont évidemment pas concernés. Mais il se pourrait qu’il y en ait eu dans les autres affaires, encore à l’instruction, qui soulèvent la même question et devront recevoir la même solution, de sorte qu’il nous paraît équitable que l’ensemble des pourvois bénéficient du même traitement.

Il est sans doute inhabituel que l’instruction soit rouverte alors que le Conseil d’état décide de faire usage de l’article 11 de la loi du 31 décembre 1987. Nous ne croyons pas pour autant qu’il y ait là de véritable difficulté. Si, en règle générale, lorsque le règlement de l’affaire au fond exige un supplément d’instruction, vous renvoyez l’affaire devant les juges du fond, vous n’avez pas ici cette ressource. D’autre part, on sait que dans le régime comparable de l’évocation, vous avez abandonné l’exigence que l’affaire soit en état (CE, Sect., 22 mai 1981, Mlle Bloc’h, Rec. p. 236, AJDA 1982 p. 166 concl. du président Costa ; Sect., 19 juin 1981, Société Thalasso-Nord, Rec. p. 278, RDSS 1981 p. 583 concl. du président Genevois ; 8 janvier 1982, Lambert, Rec. p. 17, RDSS 1982 p. 450 concl. du président Genevois ; 4 mai 1988, Centre hospitalier de Lannion, Rec. p. 179).

Pour ces motifs, il nous semble qu’il conviendrait qu’avant-dire droit sur le fond, l’instruction soit rouverte afin que soient recueillies les observations éventuelles des personnes mises en cause par l’arrêt provisoire de la Cour des comptes.

c) Si vous ne nous suiviez pas, et que vous entendiez régler directement l’affaire au fond, nous nous en tiendrons aux brèves observations suivantes, qui ne reposent naturellement que sur l’état de l’instruction à ce jour, dont nous vous avons indiqué les raisons pour lesquelles il ne nous semble pas satisfaisant.

Vous déclareriez comptables de fait de l’état à titre définitif la société Labor Métal et son directeur général Mme Baschet, les sociétés Ordec, Claude Varenne et Roudaut, qui n’ont pas contesté leur qualité de comptable de fait.

Vous mettriez hors de cause M. Arnaud Laborie, qui n’est devenu président de la société Labor Métal que le 1er avril 1994, postérieurement aux opérations litigieuses.

Vous déclareriez comptable de fait de l’état à titre définitif à raison de l’ensemble des opérations le commissaire général Pigeaud, directeur du commissariat de l’armée de terre de Rennes au moment des faits, qui était au courant des opérations et qui, s’il nie les avoir ordonnées, les a couvert de son autorité en ne prenant pas les mesures nécessaires pour les faire cesser. Il ressort en outre des pièces du dossier qu’il a en réalité organisé la gestion de fait, commandant une note sur ce sujet au commissaire commandant Hiraut, et allant jusqu’à contresigner lui-même les fausses certifications de service fait. Ainsi, même s’il n’a pas manié personnellement les fonds, il a la qualité de comptable de fait " de longue main ", notion dégagée par la jurisprudence de la Cour des comptes et validée par votre jurisprudence (CE, 12 décembre 1969, Darrac, préc. ; Sect., 6 janvier 1995, Nucci, préc.).

Vous mettriez hors de cause le commissaire colonel Thoer, dont il ne ressort pas des pièces du dossier qu’il ait connu le caractère irrégulier des opérations auxquelles sa participation s’est limitée à la signature des douze commandes litigieuses, peu après sa prise de fonctions, et en l’absence de son supérieur, le commissaire général Pigeaud.

Vous mettriez hors de cause le commissaire commandant Hiraut et le commandant Martinez. Le premier n’a signé aucun des documents falsifiés. Le second, s’il a signé les douze factures litigieuses, a agi sur l’ordre du commissaire général Pigeaud et n’avait aucun moyen, eu égard à sa position hiérarchique, de s’opposer à la commission des irrégularités. Or, le subordonné qui n’a fait qu’exécuter des ordres qu’il n’avait pas la possibilité de discuter ne peut être déclaré comptable de fait, selon une jurisprudence constante de la Cour des comptes (C. comptes, 15 janvier 1875, Janvier de La Motte et consorts, Gds. arrêts jurispr. fin. 4e éd. n° 42 p. 359), validée a contrario par votre jurisprudence (CE, Sect., 6 janvier 1995, Gouazé, Rec. p. 12). Cette jurisprudence est appliquée avec souplesse au sein de l’institution militaire, compte tenu du caractère particulièrement contraignant qu’y revêt le devoir d’obéissance (C. comptes, 23 février 1966, Général Zeller et consorts, inédit, cité in : Gds. arrêts jurispr. fin. 4e éd. p. 362), ce qui nous paraît raisonnable.

Vous déclareriez comptable de fait de l’état à titre définitif à raison des mandats qu’elles ont reçus les sociétés qui contestent cette qualité par des argumentations similaires. Ces douze sociétés ont servi de paravent à la société LABOR-METAL , à qui elles ont reversé l’essentiel des sommes perçues, leur intervention ne s’expliquant que par la volonté de fractionner la commande afin d’éviter de recourir à la procédure de l’appel d’offres. Certes, il ne suffit pas d’avoir manié les fonds pour être déclaré comptable de fait : la banque qui tient le compte sur lequel ils ont été déposés le serait, à ce compte, systématiquement. Mais ces sociétés n’ont pas pu ignorer le caractère fictif des factures qu’elles ont émises, et elles ont d’ailleurs reçu des commissions en rémunération de leur service. La circonstance invoquée qu’elles entretenaient des relations commerciales avec la société LABOR MéTAL ne constituait pas une contrainte insupportable qui ne leur laissait aucune marge de manœuvre.

d) Si vous confirmiez sur le fond la déclaration de gestion de fait, il resterait à déterminer dans quelles conditions la procédure se poursuivrait. La déclaration définitive fixe le périmètre de la gestion occulte, c’est-à-dire la compétence du juge des comptes : elle a pour effet de rendre les comptables de fait justiciables de ce dernier pour les opérations visées, au même titre que des comptables patents ; selon la formule de la Cour des comptes dans son arrêt du 12 mars 1937 " Géry, Faculté de médecine de Strasbourg " (Rec. C. comptes p. 5), elle vise à " permettre à l’autorité budgétaire et au juge financier d’exercer sur la gestion des deniers publics dont la connaissance leur a été soustraite le contrôle dont la loi les a chargés ". Aussi l’arrêt de déclaration définitive de gestion de fait comporte-t-il toujours un second volet : l’injonction de produire un compte. Cette injonction engage la troisième phase de la procédure, celle du jugement du compte de la gestion de fait, qui va se conclure par l’arrêté de la ligne de compte. Ceci soulève deux questions.

Première question  : le jugement du compte de la gestion de fait doit-il se poursuivre devant la Cour des comptes ou bien devant le Conseil d’état ? On pourrait soutenir qu’après la déclaration de gestion de fait, le jugement du compte de la gestion de fait est une procédure purement objective, comme le jugement d’une comptabilité patente et que rien ne s’oppose dès lors à ce que la Cour en connaisse. Nous ne nous arrêterons pas à l’observation que, dans ce domaine, " la Cour peut suppléer, par des considérations d’équité, à l’absence ou à l’insuffisance des justifications ", qui n’est pas décisive. Mais après cette phase viendra celle du prononcé de l’amende pour immixtion dans les fonctions de comptable public, qui présente un caractère si subjectif et personnel que, comme nous l’avons rappelé, l’article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme lui est applicable. Il paraît donc difficile que la Cour puisse en toute impartialité se prononcer sur l’amende. Or, lui renvoyer le jugement du compte de la gestion de fait, en impliquant le dessaisissement du Conseil d’état, la conduira nécessairement à le faire, pour qu’ensuite vous annuliez son arrêt et régliez au fond la question de l’amende. Voilà, en vérité, une procédure à éclipses qui ne serait guère recommandable. Aussi croyons-nous que, si vous retenez la déclaration de gestion de fait, vous ne pourrez ensuite que conduire la procédure jusqu’à son terme.

Seconde question : Il ne semble pas que la Cour des comptes a déjà jugé la gestion de fait. Il va de soi que, dans le cas contraire, l’arrêt qu’elle aurait rendu dans cette procédure devrait être annulé. Nous pensons que, si les requérants avaient négligé de le contester, il n’y aurait pas cependant de difficulté car il vous appartiendrait alors, en statuant sur la suite de la gestion de fait, de le déclarer nul et non avenu en réglant de juges (CE, Sect., 15 janvier 1932, Vve Reynes, D. 1932.3.11 concl. du président Rouchon-Mazerat ; 14 mars 1986, Consorts Lornet, Rec. p. 72 ; 12 février 1990, Commune de Bain-de-Bretagne, Rec. p. 33).

Ainsi, après avoir procédé à la déclaration définitive de gestion de fait, il vous appartiendrait d’enjoindre aux personnes mises en cause de produire un compte de la gestion de fait, signé par elles, dans un délai que vous pourrez fixer à quatre mois. Vous assortiriez cette injonction de la traditionnelle injonction de se vider les mains, c’est-à-dire d’apporter la preuve du reversement dans la caisse de l’état des sommes qui demeureraient le cas échéant détenues par elles.
 
 

III. Si vous ne nous suiviez pas, les autres moyens articulés au soutien du pourvoi pourraient être écartés.

 

1. Le défaut de communication des conclusions du Procureur général près la Cour des comptes aux parties ne constitue pas une méconnaissance du principe général des droits de la défense ni de la règle du caractère contradictoire de la procédure : ainsi en juge un arrêt ancien et prestigieux 
(CE, Sect., 2 mars 1973, Massé, Rec. p. 185 avec les concl. du président Braibant) qui a été récemment confirmé (CE, Sect., 6 janvier 1995, Gouazé, préc.).

Le fondement de cette solution repose sur l’idée que le ministère public près la Cour des comptes n’est pas une partie à l’instance mais un organe de la juridiction, qui ne fait certes pas partie de la formation de jugement mais qui appartient cependant à la Cour des comptes.

Dès lors que nous vous avons suggéré de maintenir votre jurisprudence sur l’inapplicabilité de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales à la Cour des comptes, ce n’est pas la prise en considération de ces stipulations qui pourrait vous conduire à renoncer à cette solution, et il n’y a donc pas lieu de s’étendre sur la jurisprudence dégagée par la Cour de Strasbourg qui impose la communication des conclusions de l’avocat général près la Cour de cassation (CourEDH, 31 mars 1998, Reinhardt et Slimane-Kaïd c/ France, D. 1998 Somm. p. 366 obs. G. Baudoux, D. 1999 Jur. p. 281).

Nous avons le sentiment qu’un certain nombre de considérations, qui tiennent particulièrement à l’évolution du rôle du Procureur général depuis l’arrêt " Massé ", notamment du fait de la création des chambres régionales des comptes, viennent en fragiliser quelque peu le raisonnement, mais pas dans le cas de l’espèce, pour la raison essentielle que nous avons déjà développée et qui tient à ce que, nonobstant la circonstance que l’affaire a été introduite par le réquisitoire du Procureur général, cet acte ne peut s’assimiler à un acte de poursuite puisque la Cour des comptes pouvait se saisir d’office, et n’a donc pu faire acquérir au Procureur général la qualité de partie à l’instance. Nous vous proposerions donc d’écarter le moyen.
 
 

2. L’arrêt attaqué n’avait pas à être rendu en audience publique, puisque la déclaration définitive de gestion de fait n’entre pas dans le champ de l’article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CE, Sect., 6 janvier 1995, 
Nucci, préc.), et qu’aucune disposition de droit interne n’impose cette publicité.
 
 
3. Le dernier moyen conteste la mise hors de cause du commissaire-commandant Hiraut et du commandant Martinez alors que ces officiers ont signé des factures ayant donné lieu à l’extraction irrégulière de deniers publics. Vous exercez un contrôle de qualification juridique 
sur le point de savoir si la Cour des comptes a pu qualifier une personne de comptable de fait (CE, 12 décembre 1969, Darrac, préc. ; Sect., 6 janvier 1995, Gouazé, préc.), et nous vous avons déjà indiqué les raisons pour lesquelles la mise hors de cause de ces deux officiers doit être confirmée.

Vous pourrez réserver, à ce stade, la question du remboursement des frais exposés et non compris dans les dépens.

PAR CES MOTIFS, nous concluons  :

- à l’annulation de l’arrêt de la Cour des comptes en date du 7 novembre 1997 ;

- à ce qu’avant-dire droit sur le fond, l’instruction soit rouverte afin d’inviter les personnes mises en cause par l’arrêt provisoire de la Cour des comptes en date du 20 décembre 1995 à faire valoir leurs observations devant le Conseil d’état.


Notes de Bas de Page  :

1) Ordonnances des rois de France, t. I, p. 703

2) Article 18 de la loi du 16 septembre 1807 : « La cour ne pourra, en aucun cas, s’attribuer de juridiction sur les ordonnateurs… »

3) Disposition reprise à l’article L.111-2 du Code des juridictions financières

4) Cour des comptes, Rapport public pour 1996, p. 63

5) jurispr. constante de la Cour des comptes en ce sens depuis : C. comptes, 24 janvier 1962, Picquerel, commis d’ordre au service des eaux de la commune de Grenoble, Gds. arr. jurispr. fin. 4e éd. n° 30 p. 272

6) « Le principe [selon lequel l’auteur d’une décision ne doit pas participer au jugement du recours formé contre celle-ci] ne doit pas être opposé […] aux personnes qui ont siégé dans des organismes consultatifs, même s’ils sont appelés à donner un avis conforme ou à faire des propositions et à participer ainsi d’une façon déterminante à la prise de décision. Ces organismes sont en effet de plus en plus nombreux ; il arrive fréquemment que plusieurs d’entre eux soient consultés sur un même projet  ; la présence d’un de leurs membres dans la juridiction n’est sans doute pas toujours souhaitable ; mais elle est difficilement évitable et elle présente moins d’inconvénients que celle de l’auteur même de la décision. » (RDP 1973 p. 1075)

7) voir par exemple : B. Pacteau, Contentieux administratif, 5e éd., Paris, Presses universitaires de France, 1999, § 241 p. 261

8) voir en ce sens : M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé, B. Genevois, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 12e éd., Paris, Dalloz, 1999, pp. 166-167 ; concl. Rémy Schwartz sous : CE, 7 janvier 1998, Trany, préc., AJDA 1998 p. 445 ; S. Guinchard, « Le procès équitable : droit fondamental ? », AJDA juillet-août 1998 n° spécial, p. 205 ; R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 8e éd., Paris, Montchrestien, 1999, § 1141 2°, pp. 882-884

9) article 22 de la loi du 18 juillet 1845, article 22 du décret du 22 janvier 1852, article 20 de la loi du 24 mai 1872

10) voir les concl. du Procureur général Bourrel sur la gestion de fait de la ferme domaniale de Bressonvilliers, Rec. C. comptes 1959-1961 p. 33

11) voir en outre : CourEDH, 8 février 1996, John Murray c/ Royaume Uni, Rec. 1996-I p. 49, Rev. science crim. 1997 p. 476 ; 26 septembre 1996, Miailhe c/ France (n° 2), Rec. 1996-IV p. 1338

12) voir notamment : J. Massot et T. Girardot, Le Conseil d’état, Paris, La documentation française, 1999, pp. 107-108

© - Tous droits réservés - Alain SEBAN - 23 février 2000

 


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