CONSEIL D’ETAT
Statuant au contentieux
N° 182761
SOCIETE QUILLERY
M Peylet, Rapporteur
Mme Bergeal, Commissaire du gouvernement
Lecture du 28 Septembre 2001
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la requête et le mémoire complémentaire, enregistrés le 2 octobre 1996 et le 3 février 1997 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat présentés pour la SOCIETE QUILLERY, dont le siège social est à Noisy-le-Grand, BP 39 (93161 cedex) ; la SOCIETE QUILLERY demande au Conseil d’Etat :
1) d’annuler l’arrêt du 17 juillet 1996 par lequel la cour administrative d’appel de Nantes a annulé le jugement du 17 novembre 1992 du tribunal administratif de Rouen et rejeté sa demande tendant, d’une part, à ce que l’office public d’habitation à loyer modéré de la ville de Rouen soit condamné à lui verser la somme de 1 296 100 F à titre d’intérêts moratoires en raison du retard apporté au versement de la prime afférente au label "confort acoustique", d’autre part, au versement de cette prime et, enfin, à la condamnation de l’office à lui verser une somme de 30 000 F au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ;
2) réglant l’affaire au fond, de condamner l’office public d’habitation à loyer modéré de la ville Rouen à lui verser les sommes de 1 104 500 F en paiement de la prime "label acoustique" et de 1 296 100 F au titre des intérêts moratoires avec la capitalisation des intérêts ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu l’arrêté du 10 février 1972, modifié, relatif à l’attribution aux bâtiments d’habitation d’un "label confort acoustique" ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
le rapport de M Peylet, Conseiller d’Etat,
les observations de la SCP, Bachellier, Potier de La Varde, avocat de la SOCIETE QUILLERY et de la SCP Baraduc, Duhamel, avocat de l’office public d’habitation à loyer modéré de la ville de Rouen.
les conclusions de Mme Bergeal, Commissaire du gouvernement ;
Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la SOCIETE QUILLERY a conclu le 18 août 1978 un marché avec l’office public d’habitation à loyer modéré de Rouen en vue de la construction d’un ensemble immobilier ; qu’aux termes de l’acte d’engagement et de l’article 4-6 du cahier des prescriptions spéciales, l’office public d’habitation à loyer modéré de Rouen s’engageait à allouer à la SOCIETE QUILLERY une prime égale au montant du prêt complémentaire que l’office recevrait de la caisse des prêts aux organismes d’habitation à loyer modéré si les immeubles construits par la SOCIETE QUILLERY obtenaient le label prévu par l’arrêté du 10 février 1972 relatif à l’attribution aux bâtiments d’habitation d’un "label confort acoustique" ; qu’après que l’office public d’habitation à loyer modéré eut refusé de s’acquitter de cette obligation alors que le "label confort acoustique" avait été octroyé aux constructions réalisées par la SOCIETE QUILLERY, le préfet de la Seine-Maritime, à la demande de la société, a inscrit d’office au budget de l’établissement public, par un arrêté du 10 mars 1987, la somme de 1 104 500 F correspondant au montant de la prime dont le paiement était demandé par la société ; qu’après le rejet par un jugement du 10 juillet 1987 du tribunal administratif de Rouen de la demande de l’office tendant à ce qu’il soit sursis à l’exécution de cet arrêté, l’office a procédé au mandatement de ladite somme, qui a été payée le 31 mars 1988 ; que, toutefois, le tribunal administratif de Rouen a, par un premier jugement du 28 juillet 1992, annulé l’arrêté du préfet de la Seine-Maritime et, par un second jugement du 17 novembre 1992, rejeté la demande de la SOCIETE QUILLERY tendant à ce que l’office soit condamné à lui verser une somme de 1 296 100 F au titre des intérêts moratoires dus à raison des retards pris dans le versement de la prime ; que la cour administrative d’appel de Nantes, saisie par l’office, a, par un arrêt du 17 juillet 1996, rejeté comme nouvelles en appel les conclusions de la société tendant au versement par l’office de la prime, annulé le jugement du 17 novembre 1992 du tribunal administratif de Rouen et, statuant par la voie de l’évocation, rejeté la demande de la société tendant au versement des intérêts moratoires afférents au paiement de la prime ; que la SOCIETE QUILLERY demande l’annulation de cet arrêt ;
Considérant, en premier lieu, que, pour rejeter les conclusions formées par la SOCIETE QUILLERY, la cour administrative d’appel de Nantes s’est fondée sur ce que la société, qui s’était bornée, en première instance, à demander la confirmation de l’arrêté du 10 mars 1987 du préfet de la Seine-Maritime et, par voie de conséquence, celle du paiement de la prime, ne pouvait, pour la première fois en appel, demander la condamnation de l’office à lui verser le montant de la prime ; qu’il ressort toutefois des pièces du dossier soumis aux juges fond que, dans un mémoire enregistré au greffe du tribunal administratif de Rouen le 28 septembre 1992, la SOCIETE QUILLERY avait demandé au tribunal administratif de Rouen de condamner l’office public d’habitation à loyer modéré au paiement de la prime prévue à l’article 4-6 précité du cahier des prescriptions spéciales ; qu’ainsi la SOCIETE QUILLERY est fondée à demander l’annulation de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes en tant qu’il rejette ces conclusions ;
Considérant, en second lieu, que pour rejeter, en statuant par la voie de l’évocation, la demande de la SOCIETE QUILLERY, la cour administrative d’appel de Nantes s’est fondée, après avoir relevé que la société avait accepté le 16 octobre 1981 le décompte général et définitif du marché, sur ce que la circonstance que l’obtention du " label confort acoustique " avait été postérieure à la date d’établissement du décompte général du marché ne faisait pas obstacle au caractère intangible qui s’attache à ce décompte ; qu’il ressort toutefois des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, dans un mémoire enregistré le 25 juin 1996 au greffe de la cour administrative d’appel de Nantes, la SOCIETE QUILLERY avait soulevé le moyen tiré de ce que le décompte général ne pouvait être regardé comme intangible dès lors qu’elle avait, par une lettre adressée à l’office le 4 mai 1981, émis des réserves sur le projet de décompte général que lui avait notifié l’office ; qu’en s’abstenant de répondre à ce moyen, la cour administrative d’appel de Nantes a entaché son arrêt d’un défaut de motivation ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la SOCIETE QUILLERY est fondée à demander l’annulation de l’arrêt du 17 juillet 1996 de la cour administrative d’appel de Nantes ;
Considérant qu’aux termes de l’article L 821-2 du code de justice administrative, le Conseil d’Etat peut, lorsqu’il annule une décision d’une juridiction administrative statuant en dernier ressort " régler l’affaire au fond si l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie" ; qu’il y a lieu, en l’espèce, de régler l’affaire au fond ;
Considérant qu’il résulte de l’instruction que le tribunal administratif de Rouen a omis de répondre au moyen relatif à l’application des dispositions de l’article 1269 du nouveau code de procédure civile qu’avait soulevé la SOCIETE QUILLERY et qui n’était pas inopérant ; qu’ainsi, la SOCIETE QUILLERY est fondée à soutenir que le jugement attaqué est entaché d’irrégularité ; qu’il y a lieu d’annuler l’article 2 du jugement et de statuer par voie d’évocation ;
Sur les conclusions tendant au versement de la prime :
Considérant que l’ensemble des opérations auxquelles donne lieu l’exécution d’un marché de travaux publics est compris dans un compte dont aucun élément ne peut être isolé et dont seul le solde arrêté lors de l’établissement du décompte définitif détermine les droits et obligations définitifs des parties ; que la prime liée à l’octroi du "label confort acoustique", qui était prévue à l’article 4-6 du cahier des prescriptions spéciales et qui se rapportait à la qualité de la construction des immeubles faisant l’objet du contrat, constituait un des éléments du marché ; que, dès lors, le paiement de cette prime se rattachait à l’exécution du contrat ;
Considérant que l’article 13-42 du cahier des clauses administratives générales applicable au marché stipule : "Le décompte général signé par la personne responsable du marché doit être notifié à l’entrepreneur par ordre de service avant la plus tardive des deux dates ci-après : quarante cinq jours après la date de remise du projet de décompte final ; trente jours après la publication de l’index de référence permettant la révision du solde" ; qu’aux termes de l’article 13-44 du même cahier des clauses : "L’entrepreneur doit, dans un délai compté à partir de la notification du décompte général, le renvoyer au maître d’oeuvre, revêtu de sa signature, avec ou sans réserves, ou faire connaître les raisons pour lesquelles il refuse de le signer ( ). Si la signature du décompte général est donnée sans réserve, cette acceptation lie définitivement les parties, sauf en ce qui concerne les intérêts moratoires ( ). Si la signature du décompte général est refusée ou donnée avec réserves, les motifs de ce refus ou de ces réserves doivent être exposés par l’entrepreneur dans un mémoire de réclamation qui précise le montant des sommes dont il revendique le paiement et qui fournit les justifications nécessaires en reprenant, sous peine de forclusion, les réclamations déjà formulées antérieurement et qui n’ont pas fait l’objet d’un règlement définitif ( )" ;
Considérant qu’il résulte de l’instruction que le projet de décompte final proposé par la SOCIETE QUILLERY a été signé le 19 octobre 1981 par le maître d’oeuvre ; que, toutefois, ce décompte final n’a pas été signé par le maître de l’ouvrage ; que, contrairement à ce que soutient l’office public d’habitation à loyer modéré de Rouen, les stipulations de l’article 7-6 du cahier des prescriptions spéciales, qui prévoient les conditions dans lesquelles l’entrepreneur doit établir le projet de décompte final qu’il soumet ensuite au maître d’oeuvre et au maître de l’ouvrage, n’ont pas pour objet de déroger aux stipulations des articles 13-42 et 13-44 précités du cahier des clauses administratives générales ; qu’ainsi, alors même que le décompte général aurait été accepté par l’entreprise, aucun décompte définitif n’ayant été valablement établi pour ce marché, la SOCIETE QUILLERY ne peut se voir opposer le caractère intangible du décompte général ;
Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que l’ensemble immobilier objet du marché a obtenu le "label confort acoustique" ; qu’ainsi, en exécution de l’article 4-6 du cahier des prescriptions spéciales, l’office public d’habition à loyer modéré de Rouen devait verser à la SOCIETE QUILLERY la prime prévue par cet article du contrat et qui, contrairement à ce que soutient l’office, n’était pas incluse dans le prix fixé par l’acte d’engagement ; qu’ainsi, la SOCIETE QUILLERY est fondée à demander que l’office public d’habitation à loyer modéré soit condamné à lui verser, au titre de la prime mentionnée à l’article 4-6 du cahier des prescriptions spéciales, une somme de 1 104 500 F ;
Sur les intérêts moratoires :
Considérant qu’il résulte de l’instruction que l’office public d’habitation à loyer modéré a payé la prime prévue à l’article 4-6 du cahier des prescriptions spéciales le 31 mars 1988 par compensation sur le solde d’une autre tranche de travaux ; qu’ainsi, la SOCIETE QUILLERY est seulement fondée à demander la condamnation de l’office public d’habitation à loyer modéré à lui verser des intérêts moratoires sur le montant de la prime due entre le 22 décembre 1982, date à laquelle le prêt complémentaire attaché à l’obtention du "label confort acoustique" a été obtenu, et le 31 mars 1988, date à laquelle la prime a été effectivement payée ;
Sur les intérêts des intérêts :
Considérant que la capitalisation des intérêts a été demandée les 8 novembre 1995, 2 octobre 1996, 1er décembre 1997 et 4 février 2000 ; qu’à la première, à la troisième et à la dernière de ces dates, il était dû au moins une année d’intérêts ; que, dès lors, conformément aux dispositions de l’article 1154 du code civil, il y a lieu de faire droit à ces trois demandes ; qu’en revanche, la deuxième, présentée alors qu’il n’était pas dû une année d’intérêts, doit être rejetée ;
Sur les conclusions de l’office public d’habitation à loyer modéré de Rouen tendant au remboursement par la SOCIETE QUILLERY de la somme qu’elle a indûment reçue le 31 mars 1988 :
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que l’office public d’habitation à loyer modéré de Rouen n’est pas fondé à demander le remboursement par la SOCIETE QUILLERY de la somme qu’elle a reçue le 31 mars 1988 ;
Sur l’application des dispositions de l’article L 761-1 du code de justice administrative :
Considérant que les dispositions de l’article L 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que la SOCIETE QUILLERY, qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante, soit condamnée à verser à l’office public d’habitation à loyer modéré la somme qu’il demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ; qu’il y a lieu, en revanche, de condamner l’office public d’habitation à loyer modéré à verser à la SOCIETE QUILLERY la somme de 20 000 F qu’elle demande au même titre ;
D E C I D E :
Article 1er : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes en date du 17 juillet 1996 est annulé.
Article 2 : L’article 2 du jugement du tribunal administratif de Rouen en date du 17 novembre 1992 est annulé.
Article 3 : L’office public d’habitation à loyer modéré de la ville de Rouen est condamné à verser à la SOCIETE QUILLERY la prime dite de "confort acoustique" prévue par l’article 4-6 du cahier des prescriptions spéciales, assortie des intérêts moratoires à compter de la date d’obtention, par l’office, du prêt complémentaire attaché à l’obtention du "label confort acoustique" et jusqu’au jour du paiement de la prime. Les intérêts échus le 8 novembre 1995, le 1er décembre 1997 et le 4 février 2000 seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 4 : L’office public d’habitation à loyer modéré de la ville de Rouen est condamné à verser à la SOCIETE QUILLERY une somme de 20 000 F en application des dispositions de l’article L 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la SOCIETE QUILLERY est rejeté.
Article 6 : Les conclusions de l’office public d’habitation à loyer modéré de Rouen sont rejetées.
Article 7 : La présente décision sera notifiée à la SOCIETE QUILLERY, à l’office public d’habitation à loyer modéré de la ville de Rouen et au ministre de l’équipement, des transports et du logement.