LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE, siégeant en Commission permanente,
Vu la lettre
enregistrée le 17 décembre 1997 sous le numéro F 1001, par laquelle le ministre de l’économie, des finances
et de l’industrie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques relevées lors de la passation d’un marché public de
rénovation de l’hôpital de l’Hôtel-Dieu à Narbonne ;
Vu le livre IV du code de commerce et le décret n° 86-1309
du 29 décembre 1986, modifié, fixant les conditions d’application de l’ordonnance n° 86-1243 du 1er
décembre 1986 ;
Vu la lettre du 13 juillet 2000 par laquelle la présidente du Conseil de la concurrence a notifié
aux parties et au commissaire du gouvernement sa décision de porter l’affaire devant la commission permanente en application de
l’article L. 463-3 du code de commerce ;
Vu les observations présentées par les sociétés SAES, SM et par le
commissaire du Gouvernement ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Le rapporteur, la rapporteure générale adjointe,
le commissaire du Gouvernement et les sociétés SAES et SM entendus lors de la séance du 15 janvier 2002 ;
Adopte la
décision fondée sur les constatations (I) et sur les motifs (II) ci-après exposés :
I. -
Constatations
Le marché concerné
Le 11 avril 1996, l’Hôtel-Dieu de Narbonne, poursuivant son programme
de rénovation engagé quelques années plus tôt, a lancé un appel d’offres en vue de la rénovation des
bâtiments abritant le plateau technique et les services de chirurgie. Onze entreprises ont soumis une offre, dont la société SAES,
agissant seule, et la société SM, en groupement avec deux autres entreprises locales, les sociétés Camel et
Combres-Tesquier.
Après réception des offres, l’établissement public a demandé aux entreprises de procéder à
quelques rectifications des propositions de prix présentées, pour tenir compte de la clarification apportée à la suite
des contradictions qu’il avait relevées entre le cahier des clauses administratives particulières et le plan général de
sécurité. En méconnaissance des dispositions du code des marchés publics, qui prescrit la confidentialité en
matière de transmission des offres, l’hôpital a demandé aux entreprises délégataires de transmettre leurs propositions
amendées par télécopie. Le marché a été attribué le 4 juin 1996 par la commission d’appel
d’offres à SAES, qui présentait l’offre la moins-disante.
Saisi par la société SM d’une demande d’annulation de la
procédure de passation du marché, le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Montpellier,
statuant en application des dispositions de l’article L. 22 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel alors en
vigueur, a annulé la procédure de passation par une ordonnance rendue le 31 juillet 1996.
Le 18 novembre 1996,
conformément aux prescriptions de l’ordonnance, l’Hôtel-Dieu a lancé un second appel d’offres, intégrant d’emblée
les conséquences de la clarification du cahier des clauses administratives particulières. Cinq offres ont été remises,
dont celle du groupement constitué par les sociétés SM et SAES, qui a obtenu le marché, en faisant la proposition la
moins-disante.
Le montant de l’offre du groupement constitué par les sociétés SM et SAES, qui n’ont pas postulé par ailleurs
individuellement au marché, s’est révélé supérieur de 16 % à l’offre présentée par la
seule société SAES, lors de la première phase.
Lors du premier appel d’offres, en effet, après intégration des
modifications demandées par le maître de l’ouvrage, la société SAES avait présenté l’offre la moins-disante,
qui s’élevait à 15 440 000 F HT. De son côté, le premier groupement piloté par la
société SM avait fait une offre qui s’élevait à 19 297 517 F HT, proche de l’estimation administrative,
fixée à 20 500 000 F HT.
Lors du second appel d’offres, les propositions de prix recueillies le 18 novembre
1996 se présentaient de la façon suivante :
Entreprises
|
Offre HT (en francs)
|
Ecart par rapport à l’offre modifiée
|
SM-SAES
|
17 904 383
|
- 1 393 134 (SM)
+ 2 464 383 (SAES)
|
Occitane-Giraud
|
17 950 000
|
+ 514 822
|
Travaux du Midi
|
18 501 305
|
- 268 995
|
Escourrou
|
19 398 674
|
- 334 332
|
Dumez
|
20 565 731
|
- 181
465
|
Les pratiques relevées
L’enquête menée par l’administration
en décembre 1996 a fait apparaître que l’entreprise SAES avait déjà cherché à se rapprocher de l’entreprise
SM, avant le premier appel d’offres. Dans une déclaration faite le 12 décembre 1996 aux enquêteurs, M. Ther, chef
d’agence de la société SAES, a déclaré : "Pour le marché initial, des contacts avaient été
pris avec la société SM car elle présentait pour SAES l’avantage d’être une entreprise locale". M. Maratuech,
président du conseil d’administration de la société SM, dans une déclaration faite le même jour aux enquêteurs,
confirme : "Avant le premier appel d’offres, j’avais été approché par un responsable de l’agence de Toulouse de la SAES
qui avait certainement pensé qu’une alliance avec une entreprise locale pouvait être un élément favorable pour obtenir le
marché". Ces contacts n’avaient pas abouti car la société SM s’était déjà engagée à
postuler au marché en groupement avec les entreprises Combres-Tesquier et Camel.
Après avoir obtenu l’annulation de la première
procédure, la société SM s’est immédiatement rapprochée de la SAES, attributaire du marché lors du premier
appel d’offres, afin de constituer un groupement. Dans sa déclaration précitée, M. Ther précise : "
Dès que la seconde phase a été mise en place par le maître d’ouvrage, des contacts ont aussitôt été pris
par M. Maratuech". M. Maratuech, pour sa part, justifie sa démarche en indiquant : "Nous nous sommes
associés au motif suivant : la notoriété et l’expérience des gros chantiers d’une entreprise de taille nationale m’a
initialement fait penser que mon étude de prix n’était pas correctement montée. J’ai pensé que le savoir-faire de cette
entreprise pourrait être de nature à améliorer mon étude de prix afin de rechercher toujours plus de
compétitivité".
M. Maratuech ajoute toutefois : "Cette alliance me permet de maîtriser mon principal concurrent
". Par ailleurs, une hausse significative du prix de l’offre finale par rapport à l’offre moins-disante du premier appel d’offre a
été constatée.
La constitution du groupement, sur le plan juridique, s’est effectuée en deux temps : une convention
préalable à l’ouverture des plis du second appel d’offres a instauré un "groupement momentané d’entreprises
solidaires". Une société en participation a été ensuite constituée entre les sociétés SM et SAES ;
son acte constitutif énonce que la répartition des bénéfices ou des pertes entre les associés se fera au prorata
des parts, soit 50 % pour chacun des associés.
Dans sa déclaration précitée, M. Ther explique les
modalités d’établissement du prix proposé par le groupement : "Après confrontation des études de chacune
des entreprises au niveau des approches techniques, nous sommes convenus d’un prix de soumission de 17 904 383 F HT, étant
souligné que la société SM souhaitait une offre de prix plus élevée et nous un prix légèrement
inférieur". Il indique également que le prix, "qui se situe volontairement en-deçà de
18 000 000 F HT (…) ne présentait plus un niveau bas comme ce fut le cas lors de la première soumission de la SAES,
mais courait le risque de n’être plus compétitif".
Le grief notifié
Au vu des éléments recueillis,
un grief a été notifié aux entreprises SAES et SM pour avoir mis en œuvre une entente illicite dans le cadre de leur
réponse à l’appel d’offres pour la rénovation de l’Hôtel-Dieu de Narbonne, en méconnaissance des dispositions de
l’article 7 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, devenu l’article L. 420-1 du code de commerce.
II. - Sur la base des constatations qui précèdent, le conseil,
Sans qu’il y ait lieu de se prononcer sur les moyens de
procédure ;
Considérant qu’aux termes de l’article L. 464-6 du code de commerce : "Lorsqu’aucune pratique de nature
à porter atteinte à la concurrence sur le marché n’est établie, le Conseil de la concurrence peut décider,
après que l’auteur de la saisine et le commissaire du Gouvernement ont été mis à même de consulter le dossier et de
faire valoir leurs observations, qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la procédure" ;
Considérant que les
éléments figurant au dossier sont insuffisants pour établir que les entreprises SAES et SM ont mis en œuvre une entente ayant pour
objet ou pouvant avoir pour effet de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché de la rénovation de
l’Hôtel-Dieu de Narbonne ;
Considérant en effet, en premier lieu, qu’il est loisible à des entreprises de se grouper pour
répondre à un appel d’offres, un tel groupement pouvant cependant constituer, dans certaines circonstances, une pratique
anticoncurrentielle contraire aux dispositions du livre IV du code de commerce ; que tel est le cas, lorsque ce groupement est de nature à
éliminer, dans les faits, l’essentiel de la concurrence entre les entreprises appelées à soumissionner ou, lorsque ce groupement
est constitué à l’insu du maître de l’ouvrage et que les entreprises qui se sont entendues, ou ont échangé des
informations sur le montant de leur soumission, présentent des offres séparées comme si leurs stratégies étaient
indépendantes ;
Considérant qu’au cas d’espèce, il est établi que les carnets de commandes des entreprises
s’étaient remplis entre le mois d’avril 1996, durant lequel a été lancé le premier appel d’offres pour la rénovation
de l’Hôtel-Dieu de Narbonne et le mois de novembre 1996, époque du lancement d’un nouvel appel d’offres faisant suite à
l’annulation par le tribunal administratif de la précédente procédure de passation du marché ; que l’augmentation du
nombre des commandes pouvait conduire les entreprises à souhaiter se grouper, afin de partager leurs moyens si elles étaient
attributaires du marché ; qu’en outre, compte tenu de ce que la société SM avait été à l’origine de la
demande d’annulation du marché précédent, de ce qu’elle était au surplus, une entreprise locale et avait
déjà eu l’occasion de travailler sur le site de l’hôpital, il pouvait apparaître judicieux à la société
SAES de se grouper avec cette entreprise pour accroître ses chances de succès ; que par ailleurs, il pouvait sembler être
avantageux pour la société SM, qui cherchait un partenaire de plus grande taille ayant une expérience des grands chantiers, de
se grouper avec la société SAES ;
Considérant qu’il n’est pas davantage contesté que l’offre initiale de la SAES,
d’un montant de 15 440 000 F HT, était particulièrement basse ; que, de plus, entre la soumission, lors du
premier appel d’offres et la soumission, lors du second appel d’offres, la nature des travaux à entreprendre avait, pour partie, été
modifiée ; qu’enfin, compte tenu du niveau des commandes à l’automne 1996, les entreprises SAES et SM, qui avaient
décidé de répondre en groupement, pouvaient légitimement choisir de faire une offre d’un niveau supérieur à
celui que la société SAES avait initialement proposé, à un moment où elle était confrontée à
une pénurie de commandes ; qu’en choisissant de proposer un prix qui leur semblait rémunérateur les entreprises du
groupement, qui étaient en concurrence avec, au moins, six autres entreprises ou groupements, prenaient, certes, le risque de ne pas être
retenues, risque sans conséquences très importantes pour elles au regard de leurs carnets de commandes, mais avaient, en revanche, la
certitude de ne pas faire de pertes si elles emportaient le marché ; qu’ainsi, il n’est pas établi que le montant proposé,
qui apparaît d’ailleurs, à posteriori, du même ordre de grandeur que le coût effectif supporté par les entreprises
attributaires, ne puisse avoir d’autre explication que la mise en œuvre concertée d’une pratique ayant pour objet ou pour effet de limiter la
concurrence sur le marché ;
Considérant, par ailleurs, que si le groupement en cause à été
déclaré attributaire du marché en raison du fait, d’une part, que certaines entreprises, qui avaient soumissionné lors du
premier appel d’offres, ont renoncé à se présenter au second, soit que leur carnet de commandes se soit rempli entre temps
(augmentation de 50 % du volume de commandes par rapport à la période du lancement du premier appel d’offres dans le cas de la
société Fondeville), soit, qu’elles aient estimé que le niveau des prix proposé par la SAES lors du premier appel d’offres
était tellement inférieur à celui qu’elles étaient en mesure de proposer qu’elles souhaitaient ne pas se
discréditer (cas de la Méridionale) et, d’autre part, que d’autres entreprises ont proposé des prix supérieurs au groupement
SAES/SM, aucun élément du dossier ne permet, en revanche, d’établir que certaines des entreprises concurrentes auraient
déposé, lors du second appel d’offres, des offres de couverture, ou que le groupement aurait eu la certitude, fondée sur des
échanges d’information, d’apparaître comme le moins-disant ;
Considérant, enfin, que le maître d’ouvrage n’a pu être
trompé sur la réalité de la concurrence, dès lors que les entreprises SAES et SM ont fait connaître leur
décision de répondre en groupement, comme le leur permettait, d’ailleurs, le règlement de l’appel d’offres ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède qu’il n’est pas établi que le groupement entre les entreprises SAES
et SM, pour répondre au second appel d’offres concernant la rénovation de l’Hôtel-Dieu de Narbonne, ait eu pour objet, ou pour
effet, de limiter la concurrence sur le marché et constitue une pratique prohibée par les dispositions du livre IV du code de
commerce ;
DéCIDE
Article unique - Il n’y a pas lieu de poursuivre la
procédure.
Délibéré sur le rapport oral de M. Lénica, par M. Jenny, vice-président, présidant
la séance, Mme Pasturel, vice-présidente et M. Nasse, vice-président.