Par un arrêt d’Assemblée
du 9 avril 1999, le Conseil d’Etat annule l’article I-8°b) de l’article
104 du Code des Marchés Publics issu du décret n°98-111
du 27 février 1998 en tant qu’il assujettit au régime des
marchés publics négociés, après mise en concurrence
préalable, les marchés de "services juridiques".
Pour les collectivités,
une conséquence pratique immédiate est à retenir :
les contrats de "services juridiques" échappent à toutes
les dispositions du Code des marchés publics et peuvent donc être
conclus de gré à gré sur facture, sans mise en concurrence,
quel que soit leur montant, même s’ils dépassent le seuil
des 300.000 francs TTC annuel.
Au delà de cette liberté,
qui reste temporaire jusqu’à la parution d’un nouveau décret
sur les services juridiques, le bilan de cet arrêt éclairé
par les conclusions d’Henri Savoie semble mitigé et controversé.
Je retiendrai pour ma part trois lacunes : des apports certes, qui suscitent
néanmoins beaucoup de questions restées sans réponse.
Quelle notion pour les "services
juridiques" ?
Dans ses conclusions, le
commissaire du gouvernement relève que ni le droit français
ni le droit communautaire ne définissent la notion de "services
juridiques", sauf à préciser que les marchés visant
les "services d’arbitrage et de conciliation" sont exclus de son champ
d’application. A part cette indication négative, il n’y a pas de
définition du contenu positif des "services juridiques".
Pour les missions assurées
par les avocats, peut-on encore distinguer le conseil juridique du contentieux
? Peut-on s’en tenir à la réponse ministérielle du
21 janvier 1997, selon laquelle "la représentation en justice (qui)
est un mandat conclu intuitu personae, échappe par nature
au code des marchés publics" ? Non, la notion la plus large semble
retenue. Pour le Conseil d’Etat "les marchés de services juridiques
comprennent non seulement les contrats conclus entre une collectivité
et un avocat pour les prestations de conseils juridiques mais également
ceux conclus pour assurer la représentation en justice d’une telle
collectivité". Il n’est donc plus pertinent de distinguer, comme
cela était auparavant admis, les prestations d’analyses juridiques
et les prestations de représentation en justice des collectivités
publiques. Les conclusions l’affirment sans réserve : "l’intention
du gouvernement est bien de soumettre l’ensemble des métiers exercés
par les avocats au code des marchés publics, et notamment les fonctions
de représentation devant les juridictions". Ce principe paraît
bon, il doit entraîner pour les collectivités une simplification
des procédures applicables : avec l’unicité des prestations,
toutes les missions des avocats relèveront du même régime
juridique. Qu’elle est son effectivité dès lors que l’arrêt
ne reconnaît la spécificité de la profession d’avocat
qu’à l’occasion de leurs fonctions d’auxiliaires de justice, dans
l’exercice du monopole de représentation en justice que la loi leur
confie ?
Peut-on surtout limiter ce
débat aux avocats ? Les prestataires de "services juridiques" aux
collectivités sont multiples : d’un coté les professionnels
réglementés tels qu’avocats, notaires etc., de l’autre les
consultants divers, bureaux d’études, associations d’assistance
administrative etc. Alors, quel est le contenu exact des "services juridiques"
? Quant un architecte rédige un règlement de POS, est-ce
un service juridique ? Quant l’association Service Public 2000 assiste
un maître d’ouvrage à la renégociation de son contrat
de délégation est-ce un service juridique ? De même,
doit-on inclure dans cette notion les frais et émoluments des notaires
rédacteurs d’actes, ou encore les honoraires des prestations juridiques
des experts comptables ? Quelle va être la ligne de partage ? Va-t-on
imposer aux collectivités de maîtriser parfaitement la loi
sur le monopole de l’exercice du droit avant qu’elles ne lancent un marché
de "services juridiques" ? Ces questions ne sont ni traitées ni
évoquées par l’arrêt. Elles restent posées.
Quelle spécificité
des professions juridiques ?
Pour les avocats requérants,
la soumission de leurs prestations au code des marchés était
incompatible avec les principes législatifs régissant leur
profession : principe de confidentialité et de secret professionnel
de leurs relations avec leurs clients, principe du libre choix de son défenseur
à tout moment par toute personne publique comme privée, principe
d’indépendance des avocats. Ces incompatibilités sont reconnues
partiellement fondées et le décret de 1998 est annulé
car les principes "relatifs notamment au respect du secret des relations
entre l’avocat et son client et à l’indépendance de l’avocat"
s’opposent à ce que ces contrats soient soumis au régime
du Code des marchés sans qu’il n’y ait d’adaptation des textes pour
les contrats concernant la représentation en justice des collectivités.
Quel est l’intérêt
de cette annulation ?
La reconnaissance du caractère
législatif des principes de secret professionnel et d’indépendance
des avocats, auxquels un décret ne peut donc porter atteinte, est
affirmée. Mais elle est de suite tempérée, le gouvernement
doit juste refaire sa copie pour que la réglementation des marchés
de services juridiques à intervenir préserve le secret professionnel
et l’indépendance des avocats "quand les contrats ont traits à
la représentation en justice". N’est-ce pas là revenir sur
la distinction conseil / contentieux et l’unicité des prestations
des avocats ? Le commissaire du gouvernement le reconnaît "les principes
[régissant la profession d’avocat] n’ont toute leur importance que
dans le cadre des missions … de représentation en justice". Pour
autant, avec l’annulation de l’article 8°b) du I de l’article 104 du
code des marchés par l’arrêt du Conseil, c’est la passation,
le contenu et l’exécution de tous les contrats de "services juridiques"
qui relève actuellement d’un vide juridique.
Quelle est l’incidence de
cette annulation sur les contrats en cours de passation ou d’exécution
et ceux à venir ?
Aucune sans doute s’agissant
des mandats de représentation en justice : le commissaire du gouvernement
le rappelle : la validité de l’action en justice des collectivités
n’est pas altérée par une irrégularité de la
désignation de l’avocat. Ses actes de procédures restent
valables. Au demeurant, quelles collectivités ont-elles suivies
la procédure du décret de 1998 pour recruter des avocats
par marché négocié après mise en concurrence
préalable ? La pratique semble limitée à quelques
marchés isolés. Encourent-ils l’annulation du seul fait de
l’annulation de l’article 104-I-8°b) sur la base desquels ils ont été
passés ? A priori non. Selon Henri Savoie : même en cas de
non respect de la procédure de passation du marché, la sanction
ne serait qu’un éventuel recours en responsabilité des candidats
potentiels lésés. En pratique, les conséquences de
l’arrêt semble donc assez faibles. D’ailleurs, au nom de la confraternité,
un avocat serait-il autorisé à se plaindre des conditions
de désignation de l’un de ses confrères ? Un référé-précontractuel
en ce sens serait-il soumis à la procédure déontologique
de visa préalable du Bâtonnier ?... Plus encore, quelle est
la portée de l’arrêt sur les marchés « mixtes
» quand des analyses juridiques s’ajoutent à des études
techniques ou financières, qui constituent en pratique plus de 90
% des marchés passés ? La question n’est pas traitée,
ni par l’arrêt ni par le commissaire du gouvernement. A priori l’arrêt
ne change rien à leurs modalités de passation et d’exécution
en tant qu’ils sont des marchés d’études, et non des marchés
spécifiques de "services juridiques". Pour ces marchés "mixtes",
faut-il introduire des dérogations au code des marchés, notamment
quant à l’exécution des marchés et la mise en concurrence
des candidats sous prétexte qu’un avocat l’emporte ? Henri Savoie
conclut en effet à l’incompatibilité du code des marchés
pour les contrats conclus avec les avocats notamment en raison de l’obligation
de transmission du marché au contrôle de légalité,
qui lui paraît contraire au secret professionnel et principe de confidentialité
régissant la relation avocat-client. En plus de déroger à
l’article 312 ter du Code des marchés, faut-il que les marchés
de "services juridiques" dérogent aux règles générales
du Code Général des Collectivités Territoriales ?
Cette position est-elle conciliable avec la jurisprudence de la CADA qui
retient le caractère de document administratif communicable les
consultations d’un avocat à destination d’une collectivité
publique sauf quand elle traite d’une procédure contentieuse ?
Quelle mise en concurrence
pour les "services juridiques"
Contestée par les
requérants, la validité de la mise en concurrence des "services
juridiques" est clairement affirmée par le Conseil d’Etat : "aucun
des principes [régissant la profession d’avocat] ne fait obstacle
à ce que les contrats conclus entre un avocat et une collectivité
publique … doivent (sic) être précédés d’une
procédure de mise en concurrence préalable sous la forme
d’une "consultation écrite au moins sommaire", y compris pour les
activités de représentation des collectivités en justice.
Henri Savoie souligne qu’en soumettant à concurrence les marchés
de services juridiques, le décret de 1998 va au-delà des
obligations imposées par la Directe Services. Mais il rappelle que
la procédure minimale exigée par le décret de 1998
pour les marchés supérieurs à 300 KFTTC annuel était
la procédure allégée. Celle-ci ne tient qu’en une
formalité : la "consultation écrite au moins sommaire" prévue
par la fin du I de l’article 104, dispensée d’avis préalable
d’appel public à la concurrence et dispensée d’avis de la
commission d’appel d’offres. Au delà de cette obligation pour l’instant
annulée, les collectivités peuvent-elles recruter leurs conseils
par appels d’offres ? Pour les marchés "mixtes", elles le font.
Et pour les marchés exclusivement juridiques, trois l’ont fait ces
trois dernières années, avant même la parution du décret
de 1998, dont deux - l’Ademe et l’Union des Maires de l’Oise - qui n’étaient
même pas soumises au Code des Marchés. Ces marchés
encourt-ils l’annulation ou la critique ? A mon sens non, cette mise en
concurrence participe d’une politique de saine gestion des deniers publics.
En tant que candidate, ai-je à me plaindre de cette mise en concurrence
? Non, ce débat paraît dépassé. Ce n’est pas
le principe de mise en compétition qui pose problème, mais
ses modalités pratiques. Comme l’expose H. Savoie, la seule mise
en concurrence préalable ne méconnaît pas en elle-même
les principes de confidentialité de la relation avocat-client, de
secret professionnel, d’indépendance etc. En revanche, il reconnaît
que "le respect de ces principes réduira sensiblement la portée
d’une consultation préalable avant la passation d’un contrat avec
un avocat". "Les avocats devront bien sur respecter le secret professionnel
auquel ils sont astreints". En conséquence, "la mise en concurrence
devra se faire au vu d’informations nécessairement assez sommaires
sur les références des candidats compte tenu des impératifs
liés à ce secret." Compte tenu des pratiques actuelles, ce
conseil aux collectivités publiques mérite attention. En
effet, comme tout type de candidat à un marché, les avocats
ont à respecter les articles 49 à 55 du code. En pratique
cela se traduit notamment par la production des formulaires Cerfa n°30-3550,
30-3552 et 30-3553, connus sous les noms de DC 5 DC 6 et DC 7 auxquels
on doit joindre des "références contrôlables". Le DC
7 correspond au certificat annuel de régularité des obligations
fiscales et sociales du Cabinet. Sa production ne soulève aucune
incompatibilité avec les principes professionnels. En revanche,
dans les DC 5 et DC 6 (Déclaration du Candidat, volet 1 et volet
2), il faut entre autre indiquer son chiffre d’affaires et joindre les
références contrôlables. Comment concilier ces exigences
avec le respect du secret professionnel et l’indépendance de l’avocat
? Quel est le statut légal et déontologique de ces déclarations
de candidature : publicité, légitime information … ? Peut-on
espérer un traitement uniforme de tous les Barreaux d’avocats ?
Car les pratiques sont variables. Certains détaillent leurs missions.
D’autres s’y refusent. La morale de l’histoire ? Il n’y en a pas car ceux
qui font prévaloir le respect de leurs principes professionnels
sur le respect du règlement de consultation voient parfois leur
candidature écartée pour irrecevabilité. Les conclusions
très claires d’Henri Savoie vont-elles mettre un terme à
ces pratiques ? Souhaitons-le.
Pour finir, reconnaître
un statut spécifique aux professionnels du droit s’imposait-il ?
Trois avocats l’ont demandé au Conseil d’Etat, rejoints par deux
organismes professionnels d’avocats. Qu’en est-il de tous les autres praticiens
avocats ou non - concernés ? Espérons que le gouvernement
nous consulte dans l’élaboration de la nouvelle réglementation.
Reconnaître la spécificité des professions réglementées
n’entraîne-t-elle pas une discrimination négative à
leur égard ? Pour les collectivités, il y aura d’un coté
les prestataires à statuts protégés et marchés
dérogatoires, de l’autre les prestataires sans statut à marchés
de droit commun. Où ira la préférence ? Surtout, n’est-ce
pas la encore pour les collectivités une fausse simplification réelle
complication ? Si nous devions choisir, avant la défense d’intérêts
purement corporatistes, je préférerai pour ma part la défense
des intérêts de mes clients.