Une des causes principales
de cette lente mutation réside dans les conditions de sa nomination.
Si l’article 8 (1)de
la Constitution de 1958, dont les dispositions régissent les conditions
de prise et de cessation des fonctions du gouvernement et de son chef,
se conforme à la tradition parlementaire française, selon
laquelle le Chef de l’Etat nomme le responsable du gouvernement, il s’en
écarte audacieusement selon l’article 19 de la Constitution. En
effet, il relève des pouvoirs propres du Président de la
République.
La Constitution placerait
théoriquement le Premier Ministre dans une position de subordination
à l’égard du Chef de l’Etat puisque ce dernier est la seule
autorité habilitée à accepter la cessation volontaire
de ses fonctions. L’inversion de la logique de fonctionnement du pouvoir
exécutif sous la IV ème République ne représenterait
pas qu’une simple volonté de corriger l’un des défauts majeurs
de ce régime. Plus, la volonté du constituant de 1958 d’accorder
un surcroît de légitimité à la fonction présidentielle
par l’élargissement de sa base électorale constituerait une
autre manifestation tangible du désir de rééquilibrer
durablement les relations inter institutionnelles au sein du pouvoir exécutif.
L’article 8 constituerait
le fondement des relations entre ces institutions et traduirait la réalité
de l’exercice du pouvoir politique. à travers la question du choix
du Premier Ministre par le Président se profilerait la question
de la détention de la réalité du pouvoir politique
au sein du pouvoir exécutif.
L’irruption du phénomène
de la cohabitation dans la vie politique a modifié notablement la
perception du rôle du Premier Ministre (II), jusqu’alors caractérisé
par son allégeance au Président de la République (I).
I- A la lecture du texte
constitutionnel de 1958, l’on constate l’établissement d’une volonté
d’équilibre entre les deux branches du pouvoir exécutif.
Cependant, la pratique politique va vite favoriser l’immixtion du Président
dans la politique gouvernementale (A) et favoriser l’émergence d’une
double responsabilité du chef du gouvernement (B).
A - Charles de GAULLE imprima
immédiatement sa vision politique fondée sur une conception
arbitrale et incarnative de la fonction présidentielle. Concrètement,
cette pratique se traduisit par une accentuation du caractère présidentialiste
du régime. Il n’existait point de domaine dans lequel le Chef de
l’Etat ne pouvait intervenir. En conséquence, le champs d’action
du Premier Ministre fut strictement délimité au regard des
intérêts du Président.
Michel DEBRé, son
premier chef de gouvernement, avait pourtant rejeté l’idée
d’un interventionnisme présidentiel excessif dans son célèbre
discours du 27 août 1958 devant le Conseil d’Etat. Il avait exprimé
sa préférence pour une lecture parlementaire du nouveau texte
constitutionnel, rejoignant au fond l’état d’esprit des principaux
responsables politiques français de l’époque. Ainsi, il s’appuya
sur une lecture ambiguë de l’article 49 alinéa 1pour présenter
aux députés son programme et leur demander leur confiance.
Cette procédure s’apparentait à un erzast d’investiture parlementaire
en contradiction avec la lettre, et surtout la conception gaullienne, de
l’article 8. Sans conséquence politique pour le nouveau régime,
cette pratique tomba en désuétude avec ses successeurs.
Cette différence de
point de vue entre Charles de GAULLE et Michel DEBRé constitua,
sur le fond, de manière latente, la cause principale de la scission
progressive au sein de la majorité entre l’U.D.R. et les autres
partis de la droite. Sur un plan strictement institutionnel, le Président
se substitua régulièrement au Premier Ministre dans la mise
en œuvre des articles 20 et 21 (2)de
la Constitution. Mais ce fut Georges POMPIDOU qui poussa à l’extrême
la logique présidentialiste du régime tout en adoptant une
attitude paradoxale à cet égard. Cherchant à pallier
l’absence de charisme personnel, sur lequel s’était appuyé
Charles de GAULLE, il affirmait qu’il n’y avait pas de domaine réservé
et que le Premier Ministre était cantonné au rôle de
" coordinateur de la politique parlementaire " selon les propres termes
de Georges POMPIDOU. Dans le même temps, il reconnaissait que le
choix du Premier Ministre lui était imposé par les circonstances
politiques. Ainsi en fut il de la nomination de Jacques CHABAN-DELMAS à
Matignon.
L’analyse, succincte, du
comportement pompidolien est essentielle car en fixant définitivement
par l’usage la vision gaullienne des institutions, il structura la lecture
qu’en feront ses successeurs à l’Elysée.
B - La Constitution définit
strictement les modalités relatives à la fin des fonctions
du Premier Ministre. En dehors des cas d’empêchement et de vacance,
un seul cas de figure est envisagé : sa démission. Le Président,
autorité de nomination, n’a pas la possibilité de révoquer
son chef de gouvernement, mais seulement d’accepter sa démission.
En pratique, lorsque le Chef
de l’ Etat le demande au Premier Ministre, celui-ci obtempère, soucieux
de respecter les us et coutumes de la V ème République. L’origine
de ce comportement remonte au Général de GAULLE qui aurait
même demandé à tous ses Premiers Ministres de signer
une lettre de démission en blanc lors de leurs nominations. Cette
pratique s’inscrit dans la conception présidentialiste du pouvoir
exécutif entretenue par le Général, renforcée
par l’accentuation propre au phénomène du fait majoritaire.
Les raisons poussant le Président
à nommer un autre gouvernement sont variées. Généralement,
il s’agit de donner une nouvelle impulsion à la majorité
présidentielle vers le milieu du septennat. Une divergence de vue
peut en être également la cause. Certains chefs de gouvernement
démissionnèrent de leur plein gré, tel Jacques CHIRAC
en 1976, mais ils furent rares. Le plus souvent, ils étaient " virés
" selon l’expression de Michel ROCARD.
La principale conséquence
institutionnelle de cet usage est la constitution d’une seconde responsabilité
gouvernementale, s’ajoutant à celle prévue par l’ article
49 (3). Ce choix contribua
à fragiliser l’institution gouvernementale en renforçant
de
facto l’emprise présidentielle sur le pouvoir exécutif.
Elle allait surtout à l’encontre de l’esprit des constituants qui
avaient voulu harmoniser les relations entre les deux branches de l’exécutif.
à cause du fait majoritaire, la mise en jeu de la responsabilité
gouvernementale par le Parlement s’effaça au profit de la "démission
révocation" voulue par le Président(4).
II - Depuis 1986, la France
connaît des périodes de cohabitation entre un Président
et un Premier Ministre issu d’une majorité parlementaire hostile.
Ce changement de la vie politique nationale, dominée par un " présidentialisme
majoritaire " depuis 1959, entraîne une première interrogation
relative à l’application directe de l’article 8 (A). De sa mise
en œuvre découle la redéfinition des rôles de chacune
des deux institutions (B).
A - Les périodes de
cohabitation alternées datent de 1986. Elles sont donc récentes
et ont toutes pour origine la perte des élections législatives
par la coalition soutenant le Président de la République.
A priori, le Chef de l’état est libre de nommer le Premier Ministre
de son choix. En réalité, on constate que les chefs de gouvernements
"cohabitationnistes" ont tous été les leaders des coalitions
vainqueurs aux élections législatives. Le Président
a abandonné progressivement tout protocole formaliste en entérinant
le choix pré-établi de la nouvelle majorité parlementaire.
Ainsi, les conditions de la nomination de Lionel JOSPIN en 1997, dépourvues
du moindre protocole, prouvèrent que le choix du leader de la majorité
parlementaire s’imposait naturellement au Chef de l’Etat. Cette pratique,
conforme à la logique politique, dénature le sens de la loi
constitutionnelle. En effet, cela revient à ce qu’une coalition
parlementaire impose son choix en matière d’investiture gouvernementale.
Si les institutions assument
la transition démocratique et républicaine, il en va différemment
de la réalité de l’exercice du pouvoir. Les constituants
instaurèrent des institutions dont la complémentarité
devait permettre le bon fonctionnement de l’Etat. Les révisions
constitutionnelles ultérieures ne modifièrent pas fondamentalement
cet équilibre.
B - Si les conditions
de nomination sont modifiées, il en est de même pour la cessation
des fonctions du Premier Ministre. La disparition du présidentialisme
majoritaire rend caduque la pratique de la double responsabilité
du Premier Ministre. De fait, le Président est dans l’obligation
de se conformer aux dispositions énoncées par l’article 8.
En effet, le pouvoir discrétionnaire du Président se mue
de fait en compétence liée. Cette situation, bien que conforme
à la lettre de la Constitution, mais pas à son esprit, est
paradoxale car elle induit un déséquilibre du jeu institutionnel.
De plus, il est intéressant
de constater que le centre de gravité du pouvoir bascule instantanément
vers Matignon. Outre la pleine application des articles 20 et 21, la convergence
des ressources administratives et matérielles permet au chef du
gouvernement de contrôler l’action de l’Etat. En effet, le rôle
d’institutions comme le Secrétariat Général du gouvernement,
ou celui de la Défense Nationale, constituent autant d’instruments
dont est privé l’Elysée. Le Président, dépossédé
de sa tutelle sur le gouvernement, voit son champ d’action se rétrécir
comme une peau de chagrin.
Les conditions de nomination
du Premier Ministre auraient pu tendre à le transformer en un instrument
de sa majorité parlementaire. Or, le "leadership" assuré
par le chef du gouvernement suppose qu’il en assure le contrôle.
Alors que l’Assemblée nationale pourrait assumer une place prépondérante
dans les relations entre les deux branches de l’exécutif, paradoxalement
il n’en est rien. En dépit des changements constitutionnels intervenus
en 1995, l’Assemblée demeure, plus que jamais, la "chambre enregistreuse
" du gouvernement.
Enfin, la mainmise des appareils
des partis politiques sur les groupes parlementaires conduit à l’effacement
de ces derniers dans la vie politique, contrairement à la IV ème
République. Il est vrai que, pour tout parlementaire, le jeu des
investitures nationales à la veille de chaque élection législative
tempère les velléités d’indépendance partisane.
Notes de fin de document
:
(1)
Article 8 : "Le Président de la République nomme le Premier
Ministre. Il met fin à ses fonctions sur la présentation
par celui-ci de la démission du Gouvernement. Sur la proposition
du Premier Ministre, il nomme les autres membres du Gouvernement et met
fin à leurs fonctions. "
(2)
Article
20 : " Le Gouvernement détermine
et conduit la politique de la Nation. Il dispose de l’administration et
de la force armée. Il est responsable devant le Parlement dans les
conditions et suivant les procédures prévues aux articles
49 et 50. - Article 21 : " Le Premier Ministre dirige l’action du Gouvernement.
Il est responsable de la Défense Nationale. Il assure l’exécution
des lois. Sous réserve des dispositions de l’article 13, il exerce
le pouvoir réglementaire et nomme aux emplois civils et militaires.
Il peut déléguer certains de ses pouvoirs aux ministres.
Il supplée, le cas échéant, le Président de
la République dans la présidence des conseils et comités
prévus à l’article 15. Il peut, à titre exceptionnel,
le suppléer pour la présidence d’un Conseil des Ministres
en vertu d’une délégation expresse et pour un ordre du jour
déterminé. " [ Les passages en italique sont de l’auteur
].
(3)
Article 49 : " Le Premier Ministre, après délibération
du Conseil des Ministres, engage devant l’Assemblée Nationale la
responsabilité du Gouvernement sur son programme ou éventuellement
sur une déclaration de politique générale. L’Assemblée
Nationale met en cause la responsabilité du Gouvernement par le
vote d’une motion de censure. Une telle motion n’est recevable que si elle
est signée par un dixième au moins des membres de l’Assemblée
Nationale. Le vote ne peut avoir lieu que quarante-huit heures après
son dépôt. Seuls sont recensés les votes favorables
à la motion de censure qui ne peut être adoptée qu’à
la majorité des membres composant l’Assemblée. Sauf dans
le cas prévu à l’alinéa ci-dessous, un député
ne peut être signataire de plus de trois motions de censure au cours
d’une même session ordinaire et de plus d’une au cours d’une même
session extraordinaire. Le Premier Ministre peut, après délibération
du Conseil des Ministres, engager la responsabilité du Gouvernement
devant l’Assemblée Nationale sur le vote d’un texte. Dans ce cas,
ce texte est considéré comme adopté, sauf si une motion
de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent,
est votée dans les conditions prévues à l’alinéa
précédent. Le Premier Ministre a la faculté de demander
au Sénat l’approbation d’une déclaration de politique générale.
"
(4)
Il
est vrai que le 5 octobre 1962, pour la première et dernière
fois, la majorité gaulliste de l’Assemblée nationale mis
en minorité Georges POMPIDOU sur le fondement de l’article 49. Mais
le vote de cette motion de censure visait principalement Charles de GAULLE.