Monsieur le Vice-Président,
Mesdames, Messieurs,
Les anniversaires sont l’occasion,
pour les institutions comme pour les personnes, de faire retour sur soi
et de se projeter dans l’avenir. On mesure le chemin parcouru. On prend
conscience de son identité, de la manière dont le passé
l’a façonnée. On cherche à apprécier ce qu’elle
pèsera pour les temps à venir.
Les débats que vous
avez conduits durant les trois journées de ce colloque contribueront
à cette réflexion. Ils reflètent dans toutes ses facettes
l’œuvre entreprise depuis deux siècles par le Conseil d’état
: d’abord son rôle dans la constitution progressive du droit public,
par sa participation, au titre de sa fonction consultative, à l’élaboration
de la norme et par l’apport de sa jurisprudence ; sa contribution à
l’instauration de l’état de droit, par le développement d’un
contrôle effectif de la légalité de l’action administrative.
Madame la ministre de la justice, garde des sceaux, conclura tout à
l’heure vos travaux.
Je souhaite, pour ma part,
vous exprimer l’attachement que porte le Gouvernement à celui qui
est à la fois son conseiller et le juge de l’administration, et
évoquer la place éminente qu’il tient dans notre République.
Il est, dans notre République,
peu d’institutions dont l’identité soit aussi riche.
C’est qu’elle s’est forgée,
non pas à l’abri de l’histoire, mais dans les mutations qu’a connues,
depuis deux cents ans, la vie politique, administrative et sociale de la
France. L’histoire de ces deux siècles, vous l’avez évoquée
avec précision. Je ne veux donc pas la retracer à nouveau,
mais m’attacher à en dégager les grands enseignements.
Vous êtes en premier
lieu un collège de conseillers. Placé au plus près
de l’exécutif, créé pour collaborer à son action,
le Conseil d’état s’est affirmé comme un conseiller d’autant
plus irremplaçable qu’il a su éviter le piège de la
complaisance. Les traits saillants qui ont constitué sa personnalité
et affermi son autorité, on les retrouve intacts aujourd’hui. C’est
le souci de l’intérêt général allié au
sens de l’équité. C’est une exigence de rigueur intellectuelle,
allant de pair avec le pragmatisme qu’inspire une connaissance approfondie
des réalités administratives. C’est l’aptitude à tracer
la subtile frontière entre ce qui relève des choix politiques,
qu’il n’appartient pas au Conseil de discuter, et les préoccupations,
non seulement de rectitude juridique, mais aussi de qualité et de
pertinence du droit, qu’il sait rappeler avec constance.
Votre Conseil s’est imposé
comme une juridiction. De l’exigence que vous avez mise dans vos fonctions
de conseiller du Gouvernement, les grands codes napoléoniens ont
témoigné très tôt de façon éclatante.
Cette exigence explique sans doute l’ampleur qu’a progressivement prise
votre fonction contentieuse. Les avis d’abord donnés au Chef de
l’Exécutif pour statuer sur les différends nés de
l’action administrative se sont affirmés avec une telle évidence
qu’ils ont fini par se confondre, en 1872, avec la décision juridictionnelle.
L’émergence progressive
de la fonction contentieuse, à partir du ferment que contenait la
Constitution de l’an VIII ; le rayonnement qu’elle a acquis ; la reconnaissance,
par le Conseil constitutionnel, de son fondement dans la Constitution :
tout cela démontre la vocation du Conseil d’état à
créer une œuvre qui se développe, au fil des ans, avec cohérence,
dans la continuité, en progressant à partir de quelques grands
principes, dont la portée est précisée et la teneur
enrichie par les apports successifs de la jurisprudence.
Les deux cents ans écoulés
le révèlent :
L’oeuvre du Conseil d’état
se fonde sur une fidélité et une mémoire vive. Vous
vous défiez des ruptures brutales, incompatibles avec la bonne marche
de l’administration. Vous n’adoptez de nouvelles positions que lorsqu’elles
peuvent prendre solidement appui sur des solutions éprouvées.
Patiemment, mais avec détermination, vous avez perfectionné
les instruments de votre contrôle de l’action publique.
Cette démarche vous
a gagné la considération du Gouvernement, attentif à
vos avis. Elle vous a valu le respect de l’administration, qui a besoin,
pour mener son action, d’un cadre clair et de repères solides. Elle
n’est pas pour autant conservatrice.
Parce qu’elle se fonde sur
une mémoire vive. Le droit administratif, tel que vous l’avez élaboré,
est un droit vivant et ouvert. Vivant, car il sait prendre en compte les
évolutions des moeurs et de la société, de manière
à toujours garantir le nécessaire et difficile équilibre
entre les exigences de l’intérêt général et
la protection des droits et des libertés des citoyens. Vous êtes
ainsi intervenus dans des débats essentiels, tels que celui du foulard
islamique ou la révision de la loi sur la bioéthique. C’est
aussi un droit ouvert, car vous avez gardé le souci de confronter
vos pratiques aux exemples étrangers. La circonstance même
qui nous réunit le souligne, puisque célébrant le
deuxième siècle de votre institution, vous avez convié
des intervenants prestigieux de nombreux pays.
Riche de cette identité,
le Conseil d’Etat est aujourd’hui une institution centrale de notre République.
Il assume et la continuité
et les changements qui ont rythmé son histoire.
Continuité qu’atteste
la permanence de titres et de fonctions qui plongent leurs racines dans
le Conseil du Roi. Vous y êtes attachés au point de préférer
l’ambiguïté sémantique d’un " commissaire du gouvernement
" -qui, comme chacun sait, au contentieux, ne représente pas le
Gouvernement- à une désignation nouvelle qui romprait avec
la tradition.
Continuité dans les
principes qui guident votre jurisprudence, forgée au fil des décennies.
Continuité dans l’approche
que vous avez de votre rôle de conseiller du Gouvernement : vous
ne ménagez pas vos efforts pour faciliter ses travaux, pour épouser
son rythme, qui peut être commandé par des accélérations
du temps politique, sans renoncer pour autant à l’examen approfondi
qui fait la grandeur de votre tâche.
Dans votre institution, René
CASSIN voyait il y a cinquante ans " une des plus anciennes réalités
vivantes de notre pays ", qu’il comparait à notre langue et à
nos cathédrales.
Cette continuité est
aussi celle de l’Etat que vous servez.
Cet Etat, vous l’avez accompagné
dans ses métamorphoses. C’est ainsi que vous êtes restés
vous-mêmes tout en refusant de " couler la réalité
présente dans des formes abolies ", comme l’écrivait l’un
des plus prestigieux de vos membres, Léon BLUM. Vous avez été
non seulement les témoins mais les acteurs volontaires de la transformation
profonde de notre univers juridique.
Pour n’évoquer que
l’histoire récente, la Constitution de la Vème République,
tout en renforçant votre rôle dans l’examen des projets de
loi, vous a fait prendre part au nouvel ordonnancement des institutions.
Si vous avez cessé d’être les seuls à vous prononcer
sur les questions de constitutionnalité, les avis que vous donnez
en la matière au Gouvernement n’en sont que plus précieux.
Face à la vigilance du Conseil constitutionnel, il vous appartient
en effet de nous mettre préventivement en garde contre les risques
que peut courir le législateur. Vous avez contribué à
la répartition des matières entre loi et règlement.
Vous avez développé depuis une jurisprudence particulièrement
riche et exigeante sur les rapports entre droit interne et droit international.
Serviteurs de la loi, profondément attachés à cette
vocation, vous avez finalement accepté d’en apprécier la
portée relative au regard des traités ou de certains actes
dérivés.
Cette évolution intimement
mélée du droit et de votre institution se poursuivra.
Nous sommes d’ailleurs en
mesure de repérer quelques-unes des évolutions auxquelles
le Conseil d’Etat sera confronté dans les années à
venir, auxquelles pour une part il est déjà confronté.
Un droit qui se diversifie,
des justiciables plus exigeants envers leurs juges, une juridiction administrative
soucieuse de son identité : tels sont les trois aspects que je voudrais
souligner.
Les sources du droit se multiplient,
comme les juridictions chargées de l’appliquer. Droit international
public et privé, droit communautaire, droit issu de la convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme, droit national à
la technicité sans cesse croissante : le droit prospère et
prolifère. Les juges, -ceux des tribunaux administratifs et judiciaires,
ceux de la Cour de justice des Communautés européennes et
de la Cour européenne des droits de l’homme-, ceux qui doivent dire
le droit se font plus nombreux. Ainsi se développe le dialogue des
juges. Nul n’a plus tout à fait le dernier mot. Cour suprême,
vous pouvez ne pouvez rester indifférents pour autant à ce
que jugent la Cour de justice ou la Cour européenne des droits de
l’homme. Les voies de recours semblent au justiciable ne jamais être
définitivement épuisées.
Cette situation appelle de
la part des juges clarté et rigueur. Le pouvoir redoutable qu’ils
se sont reconnu d’écarter la loi suppose en contrepartie une connaissance
et une parfaite maîtrise du droit international et des conditions
de son application. Cette situation renforce aussi votre responsabilité
dans l’exercice de votre fonction consultative. Il est essentiel pour le
Gouvernement d’avoir de votre part un avis assuré, informé
aux multiples sources du droit. De ce point de vue, la nomination au tour
extérieur de maîtres des requêtes et de conseillers
d’Etat aux compétences techniques et juridiques variées est
plus que jamais nécessaire. Je sais que les différentes sections
administratives sont conscientes de ce nouvel aspect de leur rôle.
Les rapports du citoyen et
de l’Etat continuent d’évoluer. Une considération plus grande
est demandée par les justiciables dans le procès administratif,
comme dans le procès judiciaire. Depuis longtemps, le Conseil d’Etat
s’est montré attaché à corriger l’inégalité
qui caractérise un procès opposant un particulier à
l’Etat. Mais, trop longtemps aussi, la justice administrative a pu sembler
négliger les droits que le justiciable pouvait tirer d’une décision
favorable en s’intéressant insuffisamment à l’exécution
des décisions de justice. Jean Rivéro l’avait montré
avec talent en décrivant les tribulations de son Huron au Palais-Royal.
Pour accompagner ce nouvel
état d’esprit, il vous faut de nouveaux pouvoirs : le pouvoir d’injonction
qui vous est dorénavant reconnu par la loi, le pouvoir de condamner
l’administration à des astreintes, demain le pouvoir d’intervenir
en urgence pour prévenir l’action illégale de l’administration.
Ces réformes ont été faites ou vont l’être malgré
les principes traditionnels forts auxquels elles se heurtaient : il faut
s’en réjouir.
Sans doute faudra-t-il demain
aller plus loin encore. Votre Conseil a pu, grâce à la réforme
de 1987 engagée par M. Marceau Long, résorber de façon
efficace le retard qui était le sien. Si cela lui permet de jouer
effectivement le rôle de censeur des illégalités de
l’administration, l’accumulation du contentieux devant les tribunaux et
les cours reste un phénomène inquiétant.
Oserai-je, alors que le Conseil
fête son bicentenaire, indiquer que le troisième défi
auquel le Conseil d’Etat fera face demain sera celui de la légitimation
d’une justice administrative ?
C’est bien encore de votre
identité qu’il s’agit. Les principales critiques qui ont été
adressées à la juridiction administrative au cours de ces
deux siècles sont aujourd’hui dépourvues de pertinence :
le justiciable y est aussi bien traité que devant les juridictions
judiciaires ; l’Etat n’y jouit plus de privilèges exorbitants ;
les procédures se sont banalisées ; l’urgence y est prise
en compte ; les libertés individuelles sont assurément bien
défendues.
Mais par un paradoxe qui
n’est qu’apparent, au fur et à mesure que la justice administrative
se " judiciarise ", de nouvelles voix s’élèvent pour soutenir
que sa spécificité n’a plus de raison d’être. Il est
vrai que des pans entiers du droit ne connaissent pas la distinction entre
le droit public et le droit privé : le droit de la concurrence,
que vous mettez en œuvre, en est un exemple. Le droit communautaire l’est
largement aussi. Quant à votre double fonction, certains y voient
quelque archaïsme : alors que vous observez qu’on juge mieux de ce
que l’on connaît, ils estiment au contraire que l’impartialité
du juge suppose de sa part une grande distance vis-à-vis de la situation
des parties.
Vous avez bien des arguments
à leur opposer.
Et d’abord celui de l’exemple
que vous donnez tous les jours, en conseillant et jugeant à la fois,
dans une indépendance que nul ne vous conteste, enrichissant par
votre approche pragmatique des questions de droit une jurisprudence qui
défend les libertés et protège les droits des individus.
Si l’état change et se transforme, il n’est pas un justiciable comme
un autre. Ses droits sont différents comme sont souvent plus lourdes
ses sujétions. Ses responsabilités sont plus grandes. Son
action, si elle se contractualise souvent, reste largement unilatérale.
Il vous appartiendra au long des années à venir de le rappeler
et d’en convaincre nos concitoyens, comme vous avez su le faire jusqu’à
présent.
Monsieur le vice-président,
Mesdames, Messieurs,
A ce point de nos réflexions
la question vient naturellement à l’esprit : comment résumer
votre œuvre, votre apport à la Nation, à ses seuls aspects
institutionnels ?
Le Conseil d’Etat s’est bâti,
et continue de se bâtir par l’action d’hommes -et de femmes- profondément
engagés dans notre histoire. Les personnalités les plus diverses
s’y sont succédé depuis sa création, de MAINE de BIRAN
au jeune STENDHAL, de CUVIER à Léon BLUM, de CAMBACERES au
Président René CASSIN. La rigueur de grands juristes y a
côtoyé les talents littéraires et scientifiques. C’est
aussi à ce foisonnement d’intelligences que votre institution doit
son rayonnement.
Le Conseil d’Etat est d’abord
cet esprit qui souffle depuis le cœur de notre tradition républicaine,
qui la sert fidèlement, qui l’enrichit de la diversité de
ses compétences, qui la construit en perfectionnant l’Etat de droit.
Pour définir demain, comme par le passé, de nouveaux équilibres
entre l’efficacité de l’action publique et le respect de la légalité,
c’est vers le Conseil d’Etat que nous nous tournerons encore et toujours,
en puisant à une source d’inspiration constante de la République.