Le principe de précaution
est de plus en plus souvent mis en avant lorsqu’on parle de sécurité
sanitaire des aliments. Des conséquences juridiques importantes
peuvent en découler. Il importe donc de le définir, de savoir
quand et à qui il s’applique et d’en connaître les conséquences
concrètes.
I. Définition
Le principe de précaution
n’est pas défini juridiquement en Droit de l’Alimentation.
Pour trouver une définition
dans un texte, c’est vers le Droit de l’Environnement qu’il faut se tourner.
En droit français, il s’agit de l’article L.200-1 du Code Rural
(Loi Barnier du 2 Février 1995) qui se réfère au principe
de précaution en ces termes :
"le principe de précaution,
selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques
et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives
et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages
graves et irréversibbles à l’environnement à un coût
économiquement acceptable"
En Droit Communautaire, l’article
174 du Traité CEE dispose que "La politique de la Communauté
dans le domaine de l’environnement vise un niveau de protection élevé
(…). Elle est fondée sur les principes de précaution et d’action
préventive, sur le principe de la correction, par priorité
à la source, des atteintes à l’environnement et sur le principe
du pollueur-payeur…"(nous soulignons), sans toutefois que le principe
ne soit défini
S’agissant du Droit de l’Alimentation,
les efforts les plus importants de systématisation proviennent de
la Commission Européenne qui, dans sa Communication du 2 Février
2000, expose que "Le principe de précaution n’est pas défini
dans le traité, qui ne le prescrit qu’une seule fois - pour protéger
l’environnement. Mais, dans la pratique, son champ d’application est beaucoup
plus vaste, plus particulièrement lorsqu’une évaluation scientifique
objective et préliminaire indique qu’il est raisonnable de craindre
que les effets potentiellement dangereux pour l’environnement ou la santé
humaine, animale ou végétale soient incompatibles avec le
niveau de protection élevé choisi par la Communauté".
De l’ensemble de ces textes,
auxquels s’est ajoutée une multitude de commentaires, on peut retenir
les points suivants :
- le principe de précaution
est un outil de gestion des risques (et non d’évaluation des risques),
qui s’adresse donc aux décideurs
- c’est un principe
en vertu duquel, en cas d’incertitude scientifique quant aux risques encourus,
cette incertitude peut (ou doit - c’est une des questions qui se pose encore)
fonder des mesures. Ces mesures doivent être en tout état
de cause :
• provisoires (dans
l’attente de la poursuite des recherches scientifiques),
• proportionnées
au risque que l’on souhaite éviter,
• économiquement
acceptables compte tenu du risque en question.
De telles mesures peuvent
être, selon le cas et s’agissant de produits, des interdictions ou
des refus de mise sur le marché, des retraits ou suspensions, ou
encore des mesures moins restrictives telles que des restrictions d’utilisation
ou des obligations d’étiquetage, etc.
II. Champ d’application
1/ Champ d’application
matériel : hors du droit de l’environnement
On a pu un moment se
demander si, hors du droit de l’environnement, le principe de précaution
existait réellement, dans la mesure où il n’est visé
par des textes que dans ce domaine.
Toutefois, et au-delà
de discussions théoriques sur les bases juridiques, force est de
reconnaître aujourd’hui qu’il trouve certainement à s’appliquer
en droit de l’alimentation lorsque des questions de sécurité
sanitaire sont en jeu.
Cette conclusion s’appuie
essentiellement, en droit communautaire sur :
- la jurisprudence
(voir les affaires en matière d’ ESB et, plus récemment,
d’OGM)
- la réglementation
elle-même (voir en particulier le dernier projet de refonte de la
Directive communautaire en matière d’OGM), dont les "considérants"
visent explicitement le principe de précaution.
La question se pose
en fait de savoir si ce principe est à considérer comme un
principe de général de droit, destiné alors à
s’appliquer même sans texte à toute situation entrant dans
le champ de sa définition (c’est-à-dire une situation d’incertitude
scientifique quant aux risques encourus).
Enfin, sachons qu’
au niveau international, la discussion bat actuellement son plein, notamment
au Codex Alimentarius, sur la question de savoir si le principe de précaution
doit être admis comme principe d’analyse des risques, tant pour l’élaboration
des normes que pour l’application par les Etats membres. A l’heure actuelle,
certains considèrent que c’est ce principe qui est déjà
inscrit à l’article 5.7 de l’accord SPS de l’OMC, aux termes duquel
:
"Dans les cas où
les preuves scientifiques pertinentes sont insuffisantes, un Membre pourra
provisoirement adopter des mesures sanitaires ou phytosanitaires sur la
base des renseignements pertinents disponibles, y compris ceux qui émanent
des organisations internationales compétentes ainsi que ceux qui
découlent des mesures sanitaires ou phytosanitaires appliquées
par d’autres Membres. Dans de telles circonstances, les Membres s’efforceront
d’obtenir les renseignements additionnels nécessaires pour procéder
à une évaluation plus objective du risque et examineront
en conséquence la mesure sanitaire ou phytosanitaire dans un délai
raisonnable".
2/ Champ d’application
personnel : pour les autorités publiques ou les opérateurs
privés
Etant donné le contenu
qui lui a été donné, il est certain que le principe
de précaution est un principe d’action s’adressant à ceux
qui doivent prendre des décisions.
- Il n’est pas discuté
que ce principe s’adresse aux autorités publiques qui, dans l’incertitude,
ont la responsabilité d’autoriser des produits, de les retirer du
marché, d’en encadrer l’emploi, etc.
- Le débat reste ouvert
de savoir si ce principe s’adresse aussi aux opérateurs privés,
aux chefs d’entreprise.
La question est importante
car, si le principe de précaution s’adresse aussi aux opérateurs,
et si l’on admet en même temps que ce principe, non seulement autorise
des mesures restrictives, mais aussi oblige à en prendre en
tant que de besoin, cela signifie qu’ un opérateur pourra voir sa
responsabilité, pénale et civile, engagée sur ce terrain
(par exemple, pour ne pas avoir retiré un produit du marché
si un doute existait quant à sa sécurité).
III. Conséquences
du principe de précaution sur le droit de la responsabilité
Les responsabilités
respectives des autorités publiques et des opérateurs, dans
les différentes hypothèses évoquées précédemment,
sont examinées ci-après.
1/ Principe de précaution
et responsabilité de l’Administration
Cette responsabilité
est appelée à jouer, en particulier, dans la gestion des
régimes prévoyant des autorisations de mise en marché
de produits (denrées alimentaires régies par des régimes
particuliers - y inclus mais non exclusivement les OGM). Mais elle peut
jouer aussi en matière de produits qui, normalement, ne sont soumis
à aucune mesure administrative particulière.
1.1. Produit ordinaire
(non soumis à un régime particulier)
1.1.1. Cas où
l’Administration pourrait appliquer le principe de précaution
Cette première hypothèse
est celle où l’Administration retire un produit du marché,
ou en bloque la circulation en procédant à une mesure d’urgence,
en justifiant cette mesure par le recours au principe de précaution
:
- En droit communautaire
:
Tel a été le
cas de l’embargo décidé en 1996 par la Communauté
Européenne à l’encontre des viandes bovines britanniques,
ou encore, l’an dernier, du retrait d’un certain nombre de produits suite
à l’affaire de la dioxine.
Saisie par le Royaume-Uni
dans l’affaire de l’ESB, la CJCE a, par un arrêt du 5 Mai 1998 (1),
rejeté le recours de ce dernier pour les motifs suivants :
“A l’époque de
l’adoption de la décision attaquée, il existait une grande
incertitude quant aux risques présentés par les animaux vivants,
la viande bovine ou les produits dérivés.
Or, il doit être
admis que, lorsque des incertitudes subsistent quant à l’existence
ou à la portée de risques pour la santé des personnes,
les institutions peuvent prendre des mesures de protection sans avoir à
attendre que la réalité et la gravité de ces risques
soient pleinement démontrées.
Cette approche est corroborée
par l’article 130R, paragraphe 1, du traité CE, selon lequel la
protection de la santé des personnes relève des objectifs
de la politique de la Communauté dans le domaine de l’environnement.
Le paragraphe 2 du même article prévoit que cette politique,
visant un niveau de protection élevé, se fonde notamment
sur les principes de précaution et d’action préventive et
que les exigences en matière de protection de l’environnement doivent
être intégrées dans la définition et la mise
en œuvre des autres politiques de la Communauté. ”
L’appel au principe de précaution
semble donc bien admis par la Cour pour justifier des mesures restrictives
en matière de denrées alimentaires, par analogie avec le
droit de l’environnement.
- En droit français
Aux termes des articles L.
215-5 à L.215-8 du Code de la Consommation sur les saisies et les
consignations, la DGCCRF peut prendre des mesures d’urgence. Il s’agit
dans ces deux articles de mesure similaires, mais avec des conséquences
et des degrés de précaution différents. Les saisies
ne peuvent être effectuées que lorsqu’elles portent sur des
produits reconnus falsifiés, corrompus ou toxiques. Dans un tel
cas, il n’y a donc pas d’incertitude. En revanche, l’article L.215-7 relatif
aux consignations dispose que celles-ci ont lieu, dans l’attente des
résultats des contrôles nécessaires, pour les produits
susceptibles d’être falsifiés, corrompus ou toxiques.
La consignation, à l’inverse de la saisie, intervient donc dans
une situation d’incertitude, en l’attente de résultats.
La différence entre
les deux mesures reflète donc une recherche de proportionnalité
en fonction de la certitude du risque encouru par le consommateur. Toutefois,
l’incertitude dont il s’ agit en cas de consignations est purement factuelle,
et non scientifique. A mon sens, on ne saurait donc parler ici du principe
de précaution tel qu’il a été précédemment
défini.
De même et pour les
mêmes raisons, ce principe ne devrait pas pouvoir être mis
en avant pour justifier un excès de mesures restrictives à
l’encontre de produits suspectés d’être cause de dommages
bien répertoriés (cas récents de listeria par exemple).
En revanche, une mesure restrictive
touchant un type de produits soupçonnés de présenter
certains risques - mais sans qu’on ait de certitudes - pourrait être
fondée sur le principe de précaution. L’Administration ne
devrait néanmoins pas pouvoir prendre des mesures disproportionnées
par rapport au risque avancé.
1.1.2. Cas où l’Administration
se verrait reprocher de ne pas avoir appliqué le principe de précaution
La question est ici de savoir
si le principe de précaution impose des obligations juridiques.
On a vu par exemple dans
la presse l’ été dernier que l’UFC-Que Choisir avait déposé
une plainte contre la Grande Bretagne auprès de la Commission Européenne
en affirmant que "les Britanniques ont bafoué le principe communautaire
de précaution et de santé publique et ont sciemment omis
de prendre des mesures qui auraient pu limiter la propagation de l’ESB"
(2).
Si l’Administration se voyait
ainsi obligée d’agir au nom du principe de précaution,
encore faudrait-il aussi déterminer si et dans quel cas l’absence
d’action constituerait une faute de nature à engager sa responsabilité.
La violation du principe de précaution constituerait-elle une faute
lourde ? Et Quid alors du pouvoir d’appréciation laissé aux
pouvoirs publics, précisément en cas d’incertitude ?
1.1.3. Cas où l’Administration
se verrait reprocher de recourir (à tort ou non) au principe de
précaution
L’Administration, pour agir,
devra se fonder sur l’existence d’une incertitude scientifique. Il faut
donc déterminer de quel type d’incertitude il s’agit, tout doute
émis par n’importe quelle source ne devant pas pouvoir être
pris en compte (3). L’importance de l’expertise risque
d’en être accrue.
Si, au nom du principe de
précaution, l’Administration prend une mesure causant un grave préjudice
à un opérateur - soit en l’empêchant de commercialiser
un produit, soit même en divulguant des informations portant atteinte
à la réputation de son entreprise - il sera important de
savoir si l’Administration a, ce faisant, commis une faute ou non.
Si elle a commis une faute,
parce que l’on considère que les conditions de mise en jeu du principe
de précaution n’étaient pas remplies, il convient de déterminer
si cette faute est de nature à engager sa responsabilité.
Si donc le principe de précaution
est officiellement reconnu comme pouvant fonder les pouvoirs de l’Administration,
encore faudrait-il que ce principe soit clairement défini et que
les conditions de sa mise en jeu soient nettement déterminées
pour que les droits des opérateurs soient sauvegardés.
On peut aussi se demander
si, dans l’hypothèse où une action de l’Administration fondée
sur le principe de précaution serait reconnue justifiée,
et donc non fautive, la responsabilité sans faute de celle-ci ne
devrait pas pouvoir être parfois engagée. Tel pourrait être
le cas en particulier si, une fois dissipées les "incertitudes scientifiques"
ayant donné lieu à des mesures ayant causé un grave
préjudice à un opérateur, il apparaissait finalement
qu’aucun danger n’avait réellement existé.
On doit aussi replacer cette
réflexion dans le cadre du droit communautaire, où
le principe de précaution n’est pas inscrit au nombre des justifications
permettant de fonder des obstacles à la libre circulation des marchandises
entre Etats membres, et où lesdites mesures, qui peuvent par exemple
être fondées sur la protection de la santé, doivent
respecter le principe de proportionnalité. Un Etat qui, unilatéralement,
prend une mesure restrictive au nom du "principe de précaution"
qui sera considérée ensuite comme injustifiée commet-il
une faute de nature à engager sa responsabilité ?
L’exemple typique est ici
celui du maintien par la France de l’embargo sur les viandes britanniques
suite à l’avis de l’AFSSA faisant état d’incertitudes. Les
suites contentieuses de cette affaire, à présent devant la
Cour de Justice, seront particulièrement intéressantes à
cet égard.
1.1.4. L’Administration
et son devoir d’information
L’administration a un devoir
d’information vis à vis des consommateurs. Dans l’affaire de la
dioxine, la France a été accusée d’avoir réagi
avec retard. Appliquer le principe de précaution, c’est aussi prévenir
le public en cas de danger ou de risque de danger. Toutefois, dans cette
hypothèse on n’est pas forcement dans le cas où le principe
de précaution devrait s’appliquer. En effet, rappelons que celui
ci s’applique en cas d’incertitude scientifique. Le devoir d’information
doit s’exercer la plupart du temps dans des circonstances où il
n’y a pas d’incertitude et où l’administration a le devoir de déterminer
préalablement si un produit est ou non dangereux.
1.2 Produits spécifiques
On entend ici par "produits
spécifiques" les produits pour lesquels une autorisation préalable
de mise en marché est nécessaire (OGM, novel foods, additifs,…)
Il convient de rappeler que
le fait qu’un producteur ait obtenu une autorisation de mise sur le marché
ne permet pas d’écarter l’hypothèse où ce produit
serait défectueux. Cela veut donc dire que l’Administration peut
autoriser un produit qui, finalement, se révélera défectueux.
C’est d’ailleurs au demandeur
de l’autorisation de procéder à une évaluation des
risques. Il est le premier agent de la décision et c’est donc lui
qui a la responsabilité de la mise en marché. Cela n’empêche
pas, néanmoins, qu’on puisse envisager la responsabilité
de l’Administration pour son comportement au moment de l’examen de la demande
d’autorisation, car elle prend bien là alors une décision
administrative (de refus ou d’autorisation).
Cette problématique
peut s’apprécier à présent à la lumière
de l’arrêt rendu par la Cour de Justice le 21 Mars 2000 dans l’affaire
"Greenpeace", relative à la procédure d’autorisation des
OGM, où la Cour a considéré comme allant de soi que,
dans la procédure même de mise en marché prévue
par la Directive communautaire, le principe de précaution était
mis en œuvre (4).
1.2.1 Cas où l’Administration
refuse une autorisation
Lorsque l’administration
ne donne pas l’ autorisation demandée, elle ne le fait pas forcement
au nom du principe de précaution. L’administration peut tout simplement
décider de ne pas donner d’autorisation parce qu’elle estimera que
le demandeur n’a pas apporté toutes les preuves de l’innocuité
de son produit.
Il n’est pas exclu toutefois
que l’Administration invoque le principe de précaution. Même
si elle ne l’invoque pas explicitement pour motiver son refus, ce principe
pourrait aussi être invoqué ultérieurement devant le
juge, en défense, si le refus d’autorisation etait attaqué
par le demandeur.
Si un tel principe était
reconnu, ne serait-ce que comme principe général de droit,
l’Administration serait alors, bien entendu, en bien meilleure position
pour justifier son refus d’autorisation et sa responsabilité serait
alors très difficile à engager.
1.2.2. Cas où l’Administration
a octroyé l’autorisation
Nous envisageons ici le cas
du produit autorisé, mais qui ultérieurement se révèle
dangereux. Dans cette hypothèse, le producteur et/ou la victime
peuvent-ils se retourner contre l’Administration pour ne pas avoir, au
moment de la délivrance de l’autorisation, appliqué le principe
de précaution ?
Si le demandeur pouvait prouver
que l’autorisation a été donnée nonobstant l’existence
d’une incertitude scientifique, la reconnaissance de l’existence d’un principe
de précaution s’imposant à l’Administration devrait bien
évidemment conduire à conclure plus facilement à l’existence
d’une faute de nature à engager la responsabilité de cette
dernière.
Il ne faut pas oublier non
plus qu’une autorisation est toujours donnée sur la base des éléments
connus à l’époque de la prise de décision. L’Administration
est-elle tenue, au nom du principe de précaution, et sous peine
d’engager sa responsabilité pour faute, de suivre elle-même
l’évolution scientifique pour retirer l’autorisation (ou l’assortir
de conditions nouvelles) dès qu’une incertitude se fait jour ? (la
problématique est alors semblable à celle exposée
ci-dessus en 1.1. au sujet des produits ordinaires).
2/ Principe de précaution
et responsabilité du producteur
Comme indiqué ci-dessus,
la question de savoir si, en l’état actuel du droit, le principe
de précaution peut s’imposer à un opérateur et engager
sa responsabilité est très controversée. Néanmoins,
si un tel principe venait à s’imposer, il importe d’en examiner
les conséquences.
2.1 Cas des produits ordinaires
droit commun.
Comme indiqué précédemment,
il s’agit ici des produits non soumis à autorisation de mise en
marché.
L’actualité, avec
par exemple des affaires récurrentes de listeria, ou encore celle
du Coca-Cola l’an dernier, nous offre matière à réflexion.
Il convient ici de distinguer
les hypothèses de responsabilité pénale et de responsabilité
civile.
- En matière pénale
:
Notons déjà
qu’existent, à charge des producteurs, des obligations de sécurité,
d’autocontrôles et, dans certains cas, de traçabilité.
La loi d’orientation agricole
du 9 juillet 1999 a introduit pour la première fois une obligation
de traçabilité de certains produits. Les producteurs et distributeurs
devront assurer la traçabilité des produits ou denrées
dont la liste sera fixée par décret, et ce afin de permettre
d’identifier rapidement et efficacement les sources d’éventuels
dangers. Est-ce à dire que le producteur sera alors tenu, au nom
du principe de précaution, de prendre des mesures dès qu’un
doute pourra surgir ? Mais alors, une fois de plus, quand commencera le
doute, l’incertitude en question ?
Plus simplement, n’oublions
pas que déjà, à l’heure actuelle et en vertu du Code
de la Consommation, l’opérateur est tenu de mettre sur le marché
des produits sûrs, la négligence en la matière étant
constitutive d’infraction. Doit-on en outre considérer que la négligence
coupable inclut l’absence de prise en compte de l’incertitude scientifique
? Invoquer ainsi le principe de précaution reviendrait donc à
obliger un producteur à prouver à tout moment qu’aucune incertitude
n’existe quant à d’éventuels risques liés à
l’emploi de son produit, et ce alors même qu’il est un lieu commun
de dire que le risque zéro n’existe pas.
- En matière civile
:
Tout d’abord, et c’est une
évidence s’agissant de responsabilité civile, si violer le
principe de précaution signifie commettre une faute de nature à
engager la responsabilité du producteur, encore faudrait-il aussi
qu’il y ait un dommage. Mais s’il y a dommage, c’est que le risque s’est
réalisé, ou du moins qu’il est certain. Dans bien des cas,
on sera donc dans un cas bien classique où il n’y a pas d’incertitude,
et le principe de précaution n’aura pas à s’appliquer.
Le véritable problème
ici est donc autre. Il est de savoir si l’instauration d’un principe de
précaution à charge des opérateurs est compatible
avec la reconnaissance de l’exonération pour risque de développement,
introduite par la Loi du 19 Mai 1998 en cas de responsabilité objective
du fait des produits défectueux, et qui est applicable en France
aux denrées alimentaires. Cette cause d’exonération permet
à un opérateur de dégager sa responsabilité
s’il peut prouver que l’état des connaissances scientifiques au
moment de la mise en marché du produit ne permettait pas de déceler
le défaut de sécurité.
2.2. Cas des produits
spécifiques (produits nécessitant une autorisation de mise
sur le marché)
On a dit précédemment
que l’obtention d’une autorisation de l’Administration n’écarte
pas la possibilité de se voir reprocher le défaut de sécurité
du produit. La Loi du 19 Mai 1998 sur la responsabilité objective
du fait des produits défectueux le précise explicitement,
mais ce principe joue en toute hypothèse.
Autrement dit, en droit,
les produits soumis à autorisation préalable se trouvent,
une fois autorisés, dans la même situation que les produits
"ordinaires" au regard du droit de la responsabilité.
Néanmoins, en pratique,
le fait d’avoir reçu une autorisation préalable nous paraît
revêtir une importance non négligeable. En effet, que ce soit
dans le cadre de la responsabilité "classique" ou dans celui de
la responsabilité objective du fait des produits défectueux,
un producteur qui a respecté la longue et complexe procédure
de l’autorisation de mise en marché devrait être en meilleure
posture pour établir, soit qu’il n’a commis lui-même aucune
faute, soit que le défaut n’existait pas ou n’était pas décelable
lors de la mise en marché.
Dans ce cadre juridique,
plus l’Administration annoncera avoir mis en œuvre la principe de précaution,
lors de la décision d’autorisation, plus l’opérateur devrait
pouvoir, de son côté, avancer des causes d’exonération
sérieuses. A cet égard, l’arrêt cité précédemment
de la Cour de Justice du 21 Mars 2000 dans l’affaire "Greenpeace" pourrait
être d’un précieux secours, surtout si la raisonnement qui
le sous-tend était transposable à d’autres régimes
d’autorisation préalable (additifs par ex).
En revanche, conformément
aux principes résultant cet arrêt, le principe de précaution
au niveau de l’opérateur implique pour ce dernier une obligation
de suivi de l’état des connaissances scientifiques après
l’obtention de l’autorisation. Mais les textes actuels semblent bien imposer
déjà une telle obligation, explicitement ou implicitement
(5), sans qu’il soit nécessaire pour cela de faire
appel à un nouveau principe de droit.
En matière de produits
défectueux, il apparaît en fait que deux situations doivent
être distinguées :
- les produits qui
causent un dommage immédiatement identifiable, pour lesquels les
preuves du préjudice sont relativement faciles à apporter
(certaines intoxications alimentaires par exemple)
- les produits dont
la défectuosité (le défaut de sécurité)
a un effet beaucoup plus latent sur la santé, entraînant des
maladies dont la période d’incubation est longue. De nombreux exemples
de cette catégorie peuvent être cités, aussi bien dans
le domaine des produits non alimentaires (tabac, amiante) qu’alimentaire
(dioxine, ESB)
Cette classification ne se
retrouve pas dans les textes, mais il est a priori certain qu’il est plus
facile d’obtenir réparation pour un dommage causé par un
produit appartenant à la première catégorie qu’à
la seconde.
Les preuves du dommage, et
surtout du lien de causalité entre le dommage et la défectuosité
du produit, sont plus difficiles à apporter pour la victime concernant
la seconde catégorie, surtout en matière alimentaire où
les produits consommés sont extrêmement variables et variés.
Mais c’est aussi pour cette catégorie que le principe de précaution
pourrait être avancé, puisque c’est précisément
dans de telles circonstances que l’incertitude scientifique peut être
la plus grande.
Or, les règles juridiques
qui s’appliquent notamment en matière de responsabilité,
sont exactement les mêmes pour ces deux catégories de produits.
Le facteur "durée"
va donc jouer ici un rôle décisif pour savoir comment va intervenir
le risque de développement (qui prend en compte l’état des
connaissances scientifiques au moment de la mise en marché), si
l’on y ajoute le principe de précaution (qui jouerait en cas d’insuffisance
des connaissances scientifiques).
Selon certaines opinions,
le risque de développement ne pourrait être exonératoire
de responsabilité que lorsqu’il n’existait aucun débat scientifique
ou technique sur le risque au moment où le produit a été
mis sur le marché. Pour ces auteurs, il paraîtrait sain de
faire produire des effets juridiques non seulement aux connaissances scientifiques
avérées, mais aussi aux opinions dissidentes.
Il est encore bien tôt
pour avoir réponse à toutes ces questions, mais on peut déjà
citer un arrêt de la CJCE (6) aux termes duquel
l’état des connaissances scientifiques et techniques doit être
apprécié de manière objective, pas uniquement au regard
de la pratique et des normes de sécurité en usage dans le
secteur industriel dans lequel opère le producteur, et doit prendre
en considération le niveau le plus élevé de ces connaissances,
à condition toutefois que ces connaissances aient été
accessibles.
Cette jurisprudence communautaire,
qui laisse elle-même une large place à l’interprétation,
concerne la responsabilité objective du fait des produits défectueux,
mais elle pourrait bien influencer le régime général
de la responsabilité, surtout si le principe de précaution
entre dans la pratique à charge des opérateurs.
Il est donc fondamental de
veiller à ce que, par glissements successifs, on ne passe pas de
ce qui n’était à l’origine qu’une possibilité laissée
à des Etats de prendre des mesures restrictives à l’importation
en dérogation au principe de la liberté du commerce -,
à des obligations aggravées pesant sur les opérateurs
économiques. Les conséquences juridiques qui en découleraient
sont considérables, notamment en termes de responsabilités,
et des définitions très précises du contenu du principe
devraient être un préalable absolu à toute évolution
en ce sens.
Notes de Bas de page
:
(1) Aff.
C-180/96, Rec. 1998 p. I - 2265 [retour au texte]
(2) Voir
Les Echos du 29 Juillet 1999. On ne s’arrêtera pas ici sur la contradiction
intrinsèque entre l’appel au principe de précaution et le
reproche d’avoir sciemment omis de prendre des mesures. [retour
au texte]
(3) On a
en mémoire le (trop) fameux "tract de Villejuif" selon lequel un
nombre considérable d’additifs courants seraient dangereux. Assurément,
même si un tel document remplit certains d’"incertitudes", il ne
saurait fonder une mesure au nom du principe de précaution. Même
en écartant un tel cas extrême, à partir de quand une
incertitude peut-elle être qualifiée de "scientifique" ? Et
même si les scientifiques le savent, il ne faut pas oublier qu’en
cas de litige, ce sont des juristes qui devront apprécier in fine
si le principe a été appliqué on non à bon
escient, et ce même si les juges peuvent faire appel à des
experts. [retour au texte]
(4) On pourrait
d’ailleurs longuement disserter ici sur la conception de la Cour, pour
qui dans cet arrêt le principe de précaution ne semble pas
limité aux cas d’incertitude quant aux risques. Mais tel n’est pas
l’objet du présent exposé. [retour au
texte]
(5) En toute
hypothèse, une autorisation administrative est toujours donnée
en fonction des éléments du dossier au moment où elle
est accordée. Une modification des conditions peut donc entraîner
une modification de cette décision, voire le retrait de celle-ci.
[retour au texte]
(6) Arrêt
CJCE du 29 mai 1997, aff. C-300/95 Commission contre Royaume Uni, relatif
à la transposition au Royaume-Uni de la Directive du 25 Juillet
1985 sur la responsabilité des produits défectueux.
[retour au texte]
(*)
Texte de la conférence de Me Nicole COUTRELIS donnée à
l’Institut Français de la Nutrition
(IFN) le 16 mai 2000. L’IFN est une association d’information et de réflexion scientifique de haut niveau et indépendante. Son site [http://www.ifn.asso.fr/] présente un agenda des conférences à venir en nutrition, le catalogue de ses publications, des bibliographies et des listes de liens (organismes d’information ou de recherche dans les domaines de l’alimentation et de la nutrition, sociétés et organismes membres de l’IFN). [retour au texte]