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NOTES ET COMMENTAIRES :
Chronique de Francis DONNAT et Didier CASAS, Le Conseil d’Etat et les sanctions infligées aux magistrats, AJDA 2003, p.1334

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Conseil d’Etat, Section, 20 juin 2003, n° 248242, M. Daniel S.

Il résulte des dispositions des articles 65 de la Constitution, 48 et 66 de l’ordonnance portant loi organique du 22 décembre 1958 que lorsque le Conseil supérieur de la magistrature est saisi de manquements reprochés à un magistrat du parquet, il ne dispose pas d’un pouvoir de décision mais doit émettre un avis sur le principe d’une sanction et, s’il y a lieu, sur son quantum. Il appartient ensuite au garde des sceaux d’exercer son pouvoir disciplinaire pour, s’il estime qu’une faute peut être reprochée à ce magistrat, déterminer, au vu tant de l’avis du Conseil supérieur de la magistrature - qu’il peut consulter à nouveau dans les conditions prévues à l’article 66 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 - que de l’ensemble des circonstances de l’affaire, celle des sanctions figurant à l’article 45 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 qui lui paraît devoir être infligée. Le garde des sceaux doit être regardé comme ayant renoncé à exercer le pouvoir d’appréciation qu’en application de la Constitution et de l’ordonnance portant loi organique du 22 décembre 1958 il lui appartient de mettre en oeuvre lorsque, après fait savoir publiquement qu’il se conformerait à l’avis du Conseil supérieur de la magistrature, quel qu’il fût - intention confirmée par le directeur des services judiciaires lors de son audition par le Conseil - il s’est entièrement approprié les motifs et la portée de l’avis du Conseil supérieur de la magistrature. Le garde des sceaux a dans ces conditions méconnu l’étendue de sa compétence et entaché sa décision d’une erreur de droit.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 248242

M. Daniel S.

M. Keller
Rapporteur

M. Lamy
Commissaire du gouvernement

Séance du 6 juin 2003
Lecture du 20 juin 2003

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Le Conseil d’Etat, Statuant au contentieux

(Section du contentieux)

Sur le rapport de la 6ème sous-section de la section du contentieux

Vu la requête enregistrée le 28 juin 2002 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentée pour M. Daniel S. ; M. S. demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler la décision du 17 avril 2002 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, a prononcé à son encontre la sanction de la mise à la retraite d’office ;

2°) d’annuler le décret du 18 juin 2002 du Président de la République le radiant des cadres de la magistrature à compter du 2 mai 2002 ;

3°) de condamner l’Etat à lui verser la somme de 3 000 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la Constitution, et notamment son article 65 ;

Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 ;

Vu la loi n° 88-828 du 20 juillet 1988 ;

Vu la loi n° 95-884 du 3 août 1995 ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Keller, Maître des Requêtes,
- les observations de la SCP Garaud-Gaschignard, avocat de M. S.,
- les conclusions de M. Lamy, Commissaire du gouvernement ;

Considérant que le garde des sceaux, ministre de la justice, a saisi le Conseil supérieur de la magistrature, dans sa formation compétente à l’égard des magistrats du parquet, de manquements à la discipline imputés à quatre magistrats ; qu’il était reproché à ces derniers de ne pas avoir, alors qu’ils étaient en fonctions au parquet du tribunal de grande instance d’Auxerre, donné les suites qui convenaient tant à la disparition de sept jeunes femmes, intervenue entre 1975 et 1981 dans le ressort de ce tribunal, qu’aux investigations auxquelles ces événements avaient donné lieu ; que le 17 avril 2002, au vu de l’avis du Conseil supérieur de la magistrature, le garde des sceaux, ministre de la justice, a prononcé à l’égard de M. S., substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance d’Auxerre de janvier 1981 à juin 1984, la sanction de mise à la retraite d’office ; que le requérant demande l’annulation de cette décision ainsi que celle du décret du 18 juin 2002 par lequel le Président de la République l’a radié des cadres de la magistrature ;

Sur le moyen tiré de ce que M. S. n’aurait pas commis de faute :

Considérant qu’il ressort de l’avis du Conseil supérieur de la magistrature du 22 mars 2002, dont le garde des sceaux, ministre de la justice, déclare dans sa décision s’approprier les termes, qu’il est reproché à M. S. de ne pas avoir rendu compte au procureur de la République des éléments contenus dans un procès-verbal d’enquête préliminaire qui lui avait été remis par un sous-officier de gendarmerie, l’adjudant-chef Jambert, et de s’être borné à transmettre ce document au juge d’instruction, alors que ce procès-verbal concluait à l’existence de présomptions graves et concordantes sur l’implication d’une même personne dans les sept disparitions évoquées plus haut ; que, selon le ministre, cette manière de procéder aurait révélé une " inadéquation radicale entre la gravité des informations contenues dans le procès-verbal et la légèreté avec laquelle elles ont été traitées par ce substitut " et aurait provoqué " l’enlisement de l’enquête " dans une affaire particulièrement grave ;

Considérant qu’aux termes de l’article 5 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature : "Les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques (…)" ; qu’aux termes de l’article 43 de la même ordonnance : "Tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité constitue une faute disciplinaire" ; qu’aux termes de l’article 14 de la loi du 20 juillet 1988 : "Sont amnistiés les faits commis avant le 22 mai 1988 en tant qu’ils constituent des fautes passibles de sanctions disciplinaires ou professionnelles (...)/ Sauf mesure individuelle accordée par décret du Président de la République, sont exceptés du bénéfice de l’amnistie prévue par le présent article, les faits constituant des manquements à la probité, aux bonnes moeurs ou à l’honneur (...)" ; que l’article 14 de la loi du 3 août 1995 comporte des dispositions identiques pour les faits "commis avant le 18 mai 1995" ;

Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que M. S. a pris connaissance du procès-verbal de l’adjudant-chef Jambert le 26 juin 1984, alors qu’il était sur le point de quitter ses fonctions à Auxerre pour rejoindre sa nouvelle affectation ; qu’il a demandé que ce document soit joint au dossier d’une instruction ouverte pour le meurtre d’une des jeunes femmes disparues ; que, pour des raisons qui ne sont pas imputables au requérant, cette demande a abouti en fait au classement sans suite du procès-verbal qui n’a été retrouvé que douze ans plus tard au service des archives du tribunal de grande instance d’Auxerre ;

Considérant que le principe posé à l’article 5 précité de l’ordonnance du 22 décembre 1958 implique que le procureur de la République soit tenu informé par ses substituts des affaires importantes dont ils ont la charge et des principaux développements auxquels elles donnent lieu ; qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que M. S., avant de quitter ses fonctions, ait informé, sous quelque forme que ce soit, le procureur de la République, ni d’ailleurs aucun autre magistrat du parquet, des conclusions du procès-verbal de l’adjudant-chef Jambert et de la transmission de ce document au juge d’instruction ; que, dans ces conditions, son comportement, dans une affaire où apparaissaient des indices graves à l’encontre d’une personne soupçonnée d’avoir commis sept crimes, constitue un manquement aux devoirs de l’état de magistrat, de nature à justifier une sanction disciplinaire en application de l’article 43 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 ; qu’en agissant de cette façon, M. S. a commis un manquement à l’honneur de la profession de magistrat, qui échappe au bénéfice de l’amnistie instaurée par les lois du 20 juillet 1988 et du 3 août 1995 ;

Considérant, toutefois, que les conditions dans lesquelles M. S. a entendu transmettre le procès-verbal de l’adjudant-chef Jambert au juge d’instruction ne sont pas, par elles-mêmes, constitutives d’une faute ; qu’au contraire, cette transmission aurait dû permettre qu’une suite judiciaire appropriée fût donnée aux conclusions de l’enquête préliminaire ; que par ailleurs il ne ressort pas des pièces du dossier que la disparition ultérieure de ce document serait imputable, non au mauvais fonctionnement du tribunal, mais à une faute du requérant ; qu’ainsi, contrairement à ce que soutient le ministre, M. S. ne peut pas être tenu pour responsable de "l’enlisement de l’enquête" ;

Sur le moyen tiré de ce que la sanction serait excessive :

Considérant qu’aux termes de l’article 45 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 : " Les sanctions disciplinaires applicables aux magistrats sont :/ 1° La réprimande avec inscription au dossier ;/ 2° Le déplacement d’office ;/ 3° Le retrait de certaines fonctions ;/ 4° L’abaissement d’échelon ;/ 4° bis L’exclusion temporaire de fonctions pour une durée maximum d’un an, avec privation totale ou partielle du traitement ;/ 5° La rétrogradation ;/ 6° La mise à la retraite d’office ou l’admission à cesser ses fonctions lorsque le magistrat n’a pas le droit à une pension de retraite ;/ 7° La révocation avec ou sans suspension des droits à pension " ;

Considérant, d’une part, que la circonstance qu’un agissement imputable à un magistrat peut apparaître ultérieurement comme ayant joué un rôle dans un enchaînement de faits dont l’aboutissement révèle un mauvais fonctionnement du service public de la justice n’établit pas, par elle-même, la gravité de la faute qui peut être reprochée à ce magistrat ; qu’il appartient au contraire à l’autorité investie du pouvoir disciplinaire, pour apprécier cette gravité et déterminer en conséquence le choix d’une sanction, de tenir compte des éléments et des circonstances de l’époque à laquelle ces faits ont pris place et qui en constituent le contexte ;

Considérant, d’autre part, qu’il ressort des pièces du dossier que l’implication, dans les disparitions intervenues plusieurs années auparavant, de la personne mise en cause dans le procès-verbal de l’adjudant-chef Jambert apparaissait peu vraisemblable aux magistrats du parquet d’Auxerre qui privilégiaient l’hypothèse de la fugue, alors de plus que ni les parents des personnes disparues, ni les services de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales, auxquels elles étaient confiées, ne s’étaient manifestés à la suite des disparitions ; que, cependant, M. S. avait encouragé l’adjudant-chef Jambert dans ses recherches et lui avait demandé de lui remettre son procès-verbal avant qu’il ne quitte ses fonctions à Auxerre ; qu’ainsi qu’il a été dit ci-dessus, il ne peut être reproché à M. S. d’autre faute que celle ayant consisté à ne pas informer le procureur de la République des conclusions du procès-verbal et de la transmission de ce document au juge d’instruction ;

Considérant que, dans ces conditions, et quels qu’aient pu être les prolongements ultérieurs de cette affaire, le ministre, en retenant, parmi les sanctions énumérées à l’article 45 précité de l’ordonnance du 22 décembre 1958, la mise à la retraite d’office, a commis une erreur manifeste dans l’appréciation de la gravité des faits qui pouvaient être reprochés à l’intéressé ; qu’à ce titre déjà la décision du 17 avril 2002 encourt l’annulation ;

Sur le moyen tiré de ce que le garde des sceaux n’aurait pas exercé sa compétence :

Considérant, au surplus, qu’aux termes de l’article 65 de la Constitution : " (…) La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l’égard des magistrats du parquet donne son avis (…) sur les sanctions disciplinaires concernant les magistrats du parquet " ; qu’aux termes de l’article 48 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 : " Le pouvoir disciplinaire est exercé (…) à l’égard des magistrats du parquet (…) par le garde des sceaux, ministre de la justice " ; qu’aux termes du premier alinéa de l’article 66 de la même ordonnance : " Lorsque le garde des sceaux, ministre de la justice, entend prendre une sanction plus grave que celle proposée par la formation compétente du Conseil supérieur, il saisit cette dernière de son projet de décision motivée. Après avoir entendu les observations du magistrat intéressé, cette formation émet alors un nouvel avis qui est versé au dossier du magistrat intéressé " ; qu’il résulte de ces dispositions que lorsque le Conseil supérieur de la magistrature est saisi de manquements reprochés à un magistrat du parquet, il ne dispose pas d’un pouvoir de décision mais doit émettre un avis sur le principe d’une sanction et, s’il y a lieu, sur son quantum ; qu’il appartient ensuite au garde des sceaux d’exercer son pouvoir disciplinaire pour, s’il estime qu’une faute peut être reprochée à ce magistrat, déterminer, au vu tant de l’avis du Conseil supérieur de la magistrature - qu’il peut consulter à nouveau dans les conditions prévues à l’article 66 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 - que de l’ensemble des circonstances de l’affaire, celle des sanctions figurant à l’article 45 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 qui lui paraît devoir être infligée ;

Considérant qu’il n’est pas contesté qu’en saisissant le Conseil supérieur de la magistrature, le garde des sceaux a fait savoir publiquement qu’il se conformerait à l’avis de celui-ci, quel qu’il fût, et que le directeur des services judiciaires a confirmé cette intention lorsqu’il a été entendu, le 19 mars 2002, par le Conseil supérieur ; qu’il ressort des termes mêmes de la décision attaquée que le garde des sceaux s’est entièrement approprié les motifs et la portée de l’avis du Conseil supérieur ; qu’eu égard à l’ensemble de ces circonstances, le garde des sceaux doit être regardé comme ayant renoncé à exercer le pouvoir d’appréciation qu’en application de la Constitution et de l’ordonnance portant loi organique du 22 décembre 1958 il lui appartient de mettre en oeuvre ; qu’il a ainsi méconnu l’étendue de sa compétence et entaché sa décision d’une erreur de droit ;

Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que M. S. est fondé à demander l’annulation de la décision du 17 avril 2002 du garde des sceaux, ministre de la justice, ainsi que celle du décret du 18 juin 2002 du Président de la République le radiant des cadres de la magistrature qui constitue une mesure d’exécution de la première décision ; qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et de condamner l’Etat à verser à M. S. la somme de 3 000 euros au titre des frais exposés par le requérant et non compris dans les dépens ;

D E C I D E :

Article 1er : La décision du 17 avril 2002 du garde des sceaux, ministre de la justice, et le décret du 18 juin 2002 du Président de la République sont annulés.

Article 2 : L’Etat versera à M. S. la somme de 3 000 euros.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à M. Daniel S. et au garde des sceaux, ministre de la justice.

 


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