LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE,
Vu la lettre enregistrée le 24 janvier 1994 sous le numéro
F 656 par laquelle le ministre de l’économie a saisi le Conseil
de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la Compagnie Nationale
d’Aménagement de la Région du Bas-Rhône et du Languedoc
(CNARBRL) dans le secteur du négoce du matériel d’irrigation
;
Vu le livre IV du code de commerce et le décret n° 86-1309
du 29 décembre 1986 modifié, pris pour l’application de l’ordonnance
n° 86-1243 du 1er décembre 1986 ;
Vu les observations présentées par le commissaire du Gouvernement
et la CNARBRL ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Le rapporteur, le rapporteur général suppléant,
le commissaire du Gouvernement et la CNARBRL entendus au cours de la séance
du 21 novembre 2000 ;
Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et
les motifs (II) ci-après exposés :
I. – Constatations
A. - Les produits en cause
Il existe deux grandes catégories de matériel d’irrigation
: d’une part, le matériel mobile qui comprend trois types d’appareils
d’arrosage par aspersion, " les enrouleurs " qui permettent l’arrosage
d’une superficie importante au moyen d’un seul appareil, " la couverture
intégrale " qui assure l’arrosage simultané d’une grande
superficie et " les pivots " qui effectuent l’irrigation de surfaces étendues
de façon uniforme ; d’autre part, le matériel fixe qui inclut
à la fois la micro-irrigation (goutte-à-goutte), surtout
utilisée pour les cultures maraîchères et l’horticulture,
et le matériel enterré à usage agricole, urbain ou
privatif.
B. - Les activités de la CNARBRL
La CNARBRL a été créée en 1955, sous la
forme d’une société anonyme d’économie mixte. Son
capital est divisé en actions de catégorie A, appartenant
à des personnes morales de droit public, parmi lesquelles la Caisse
nationale de crédit agricole, les départements du Gard et
de l’Hérault, des municipalités, des chambres d’agriculture,
ainsi que des chambres de commerce, et en actions de catégorie B,
pouvant appartenir soit à des personnes de droit privé, soit
à des personnes morales de droit public. Avant sa restructuration
en 1992/1993, cette Compagnie détenait, par l’intermédiaire
de sa principale filiale, la société holding SETI SA, plusieurs
entreprises, dont les sociétés Irrifrance Cofadsi, Bancilhon,
Ferbo Cofadsi et Irritec, ainsi que de nombreuses participations dans d’autres
sociétés.
1. Les activités de la CNARBRL avant sa restructuration
La vocation principale de la CNARBRL est " de contribuer à l’aménagement,
à l’équipement et au développement économique
du Languedoc-Roussillon ". Ses activités ont été définies
par plusieurs lettres de mission interministérielles successives
et, notamment, par celle du 6 avril 1990, qui régissait ses diverses
fonctions au moment des faits relevés.
Les interventions de la Compagnie pour tous travaux, études ou
conseils effectués pour le compte de structures aussi bien de droit
public que de droit privé sont organisées et réparties
entre " des activités essentielles " et des " activités autonomes
". Les activités essentielles sont celles qui peuvent bénéficier
d’aides spécifiques de l’Etat financées sur les crédits
ouverts au chapitre 61-84 des grands aménagements régionaux
du budget du ministère de l’agriculture et de la forêt. Elles
s’articulent autour de deux fonctions : " une mission générale
de maîtrise de l’eau dans la région Languedoc-Roussillon,
l’autorisant à prendre toutes initiatives visant à améliorer
la sécurisation, la desserte et la valorisation des ressources en
eau " et " une mission de développement des zones rurales les plus
fragiles du Languedoc-Roussillon ".
Outre ses activités essentielles, la CNARBRL, peut, dans le cadre
d’actions autonomes, intervenir " pour valoriser et développer ses
savoir-faire ", à l’intérieur de son périmètre
statutaire, pour tous programmes financés par l’Etat, les collectivités
territoriales du Languedoc-Roussillon, la CEE ou des tiers publics ou privés,
qui ne font pas appel à un co-financement sur des crédits
du chapitre-61-84 des grands aménagements régionaux ; elle
peut aussi étendre cette activité aux autres régions
françaises, à la demande des autorités locales, départementales
ou régionales ou de tiers publics ou privés et à l’étranger,
le cas échéant, en association avec d’autres organismes,
notamment d’autres sociétés d’aménagement régional.
La lettre de mission précitée précise que " dans le
cadre de ses activités autonomes, la Compagnie agit en tant que
société de droit privé soumise au régime du
marché concurrentiel ".
Ainsi, en vertu de ses statuts, la CNARBRL a développé
une activité de vente de matériel mobile d’irrigation dans
les départements de la région Languedoc-Roussillon, c’est-à-dire
le Gard, l’Hérault, la Lozère, l’Aude et les Pyrénées-Orientales.
Les ventes de matériel mobile d’irrigation étaient subventionnées
par les fonds publics qui lui étaient alloués.
En effet, la CNARBRL a obtenu l’agrément du ministre de l’agriculture
pour la mise en œuvre de programmes d’acquisition subventionnée
de matériels d’irrigation. Dans ce cadre, elle octroie des subventions
à hauteur de 30 % du montant des investissements aux conditions
suivantes : être agriculteur, souscrire un contrat d’irrigation auprès
de la Compagnie et investir pour un montant d’au moins 7 500 F.
En outre, la Compagnie subventionne au taux de 30 % l’acquisition de
matériel fixe d’irrigation, lorsque les acheteurs sont situés
dans son périmètre statutaire. A la différence du
matériel mobile, elle ne commercialise pas ce type d’équipements.
2. Les activités de la CNARBRL après sa restructuration
La restructuration de la CNARBRL a eu lieu en 1992 et 1993 et a consisté
à séparer les activités relevant de sa mission publique
d’aménagement des activités de type commercial. Désormais,
la Compagnie est organisée en un groupe comprenant trois filiales
: " BRL Exploitation ", pour l’exploitation et la maintenance des ouvrages
hydrauliques, " BRL Ingénierie ", pour l’ingénierie, les
études techniques et le conseil, et " BRL espaces naturels ", pour
les travaux d’espaces verts, de pépinières et forestiers.
Chacune de ces filiales a vocation à accueillir dans son capital
des partenaires privés à une hauteur comprise entre 34 et
49 %.
La société mère, BRL, dont les collectivités
publiques sont actionnaires majoritaires, détient la propriété
des ouvrages hydrauliques, est chargée de la mission publique d’aménagement,
de la fonction " holding " des filiales, de certaines prestations de services
pour ces filiales, de la charge de la dette, ainsi que de toutes les activités
diversifiées destinées à être liquidées.
S’agissant de la vente de matériel d’irrigation, M. Jean-Pierre
Nicol, membre du directoire, directeur de l’Aménagement régional
de la CNARBRL, a déclaré le 1er juillet 1998 : " Actuellement,
BRL a une filiale, BRL Exploitation, qui a pour activité accessoire
la vente de matériel d’irrigation. Cette activité ne bénéficie
d’aucune subvention. Son chiffre d’affaires pour la vente de matériel
d’irrigation s’est élevé à 4 789 000 F en 1997. Les
fournisseurs n’ont plus aucun lien juridique ou financier avec BRL, étant
donné sa restructuration en 1992-1993 ".
C. - Les marchés en cause
Deux marchés sont concernés : celui de l’aménagement
hydraulique de la région Languedoc-Roussillon et celui de la vente
de matériel mobile d’irrigation dans cette région.
Sur le premier marché, la CNARBRL dispose, dans le cadre de ses
" activités essentielles ", d’un monopole local de la distribution
de l’eau et de l’aménagement hydraulique.
Sur le second marché, la Compagnie, qui est chargée de
l’octroi des subventions accordées par l’Etat, détenait au
moment des pratiques relevées, par l’intermédiaire de ses
filiales, les parts de marché suivantes :
En ce qui concerne les enrouleurs, pour la période comprise entre
le 1er octobre 1990 et le 30 septembre 1991, le nombre d’unités
vendues par la société Irrifrance Cofadsi était de
1591, par la société Bancilhon de 340 et par la société
Ferbo de 140, soit au total pour le groupe BRL 2 071 unités vendues
et une part de marché de 44,5 %, alors que la part de ses concurrents
oscillait entre 11,8 % et 4,3 %.
S’agissant des pivots, de septembre 1990 à fin juillet 1991,
les ventes des sociétés du groupe BRL, Irrifrance Cofadsi/Irritec,
représentaient 46 % du marché national, la concurrence étant
représentée par des sociétés américaines
(Lindsay, Valmont, Lockwood, Rienke) et par des sociétés
françaises (Perrot et IIE).
Pour la couverture intégrale, la part de marché des sociétés
du groupe BRL (Irrifrance Cofadsi et Bancilhon) était, de septembre
1990 à fin juillet 1991, de 51 %, ses principaux concurrents étant
la société Kulker avec 18 % du marché national et
la société MPSA avec 16 %, les autres concurrents étant
la société espagnole Champsa et des sociétés
italiennes.
D. - Les pratiques relevées
1. En ce qui concerne les achats de matériel
Pour acheter le matériel mobile d’irrigation qu’elle revendait
aux agriculteurs remplissant les conditions d’octroi de la subvention de
30 %, la CNARBRL avait recours à la procédure d’appel d’offres
restreint.
Le procès-verbal d’ouverture des plis dressé à
la suite de l’appel d’offres pour la fourniture de matériel mobile
d’irrigation du 17 octobre 1990 fait apparaître que les fournisseurs
ci-après ont été retenus :
lot n° 1 : conduites et accessoires : sociétés Irrifrance
et Perrot ;
lot n° 2 : asperseurs : sociétés Kulker et Rolland
;
lot n° 3 : tuyaux souples : la commission a enregistré la
proposition des établissements Bordet, la Compagnie BRL devant étudier
en fonction de ses besoins les quantités à commander ;
lot n° 4 : enrouleurs : sociétés Bancilhon, Irrifrance,
Irrimec, Kulker et Perrot. Il est précisé dans le procès-verbal
que : " les agriculteurs feront leur choix principalement en fonction de
la spécificité de leurs problèmes techniques et pour
certains de la proximité du service après-vente " ;
lot n° 5 : couvertures intégrales : quatre fournisseurs,
les sociétés Bancilhon, Irrifrance, Kulker et MPSA ont proposé
des couvertures intégrales en polyéthylène et un fournisseur,
la société Aqua d’Oc, des couvertures intégrales en
PVC. La commission a décidé de " tester la couverture intégrale
MPSA chez quelques agriculteurs pendant la prochaine campagne d’irrigation
". Quant aux autres fournisseurs dont les matériels présentaient
des caractéristiques de tenue à la pression correcte, ils
ont été retenus.
Le procès-verbal d’ouverture des plis dressé à
la suite de l’appel d’offres du 17 octobre 1991 fait apparaître que
la commission a retenu les fournisseurs suivants :
lot n° 1 : conduites et accessoires : le groupement Irrifrance
Bancilhon et la société Perrot. Le procès-verbal mentionne
: " Les deux fournisseurs font des offres très voisines, et les
deux types de matériel sont utilisés sur nos périmètres,
la commission décide de retenir les deux propositions " ;
lot n° 2 : asperseurs : la société Rolland pour les
arroseurs en laiton, le groupement Irrifrance Bancilhon pour les arroseurs
en delrin ;
lot n° 3 : tuyaux souples d’arrosage diamètre 20/25 : la
société Bordet ;
lot n° 4 : enrouleurs : le procès-verbal indique : " la
commission décide de retenir comme les années précédentes
l’ensemble des propositions (groupement Irrifrance-Bancilhon, Irrimec,
Kulker et Perrot) et d’adapter la demande aux contraintes techniques "
;
lot n° 5 : couvertures intégrales : ont été
retenus le groupement Irrifrance-Bancilhon pour les fournitures en aluminium
et en polyéthylène et la société Aqua d’Oc
également pour les fournitures en polyéthylène.
Au 20 septembre 1991, la répartition des achats de matériel
d’irrigation entre les différents fournisseurs était la suivante
: Irrifrance Cofadsi 54 %, Bancilhon 24 %, Perrot 9 %, Aqua d’Oc 6 %, Irrimec
1 %, Kulker 1 % et les autres fournisseurs 6 %. Ainsi, en 1991, la Compagnie
BRL s’est adressée en priorité aux sociétés
de son groupe : Irrifrance Cofadsi et Bancilhon.
La priorité donnée par la CNARBRL, dans le choix de ses
fournisseurs, à la société Irrifrance Cofadsi, est
confortée par la manière dont fonctionnait en aval le réseau
commercial de cette dernière société. Ainsi, le 20
septembre 1991, le directeur général de la société
Irrifrance Cofadsi a déclaré : " Nous n’avons pas de clients
en direct, hormis la Compagnie du Bas-Rhône Languedoc que l’on pourrait
considérer comme un concessionnaire ". Le 18 octobre 1991, le directeur
commercial de la même société a ajouté : " Dans
la zone du Bas-Rhône Languedoc, nous n’avons que deux revendeurs,
les sociétés Vidal à Redessan (30) et Hydrasol à
Servian (34), avec lesquelles nous avons un protocole d’accord concernant
le S.A.V. des matériels vendus à la CNARBRL ".
2. En ce qui concerne la politique de remise
Il résulte des tarifs de vente du matériel mobile d’irrigation
de la Compagnie BRL qu’en 1990, 1991 et 1992 elle accordait des remises
sur quantité à déduire des prix de base qui étaient
variables selon les catégories de matériel. Le taux de ces
remises était de :
20 % sur les conduites et accessoires ;
5 % sur la couverture intégrale en 1991 et 15 % en 1990 et 1992,
majorée de 4 % pour une installation couvrant de cinq à dix
hectares, de 6 % pour celles couvrant de dix à vingt hectares et,
au-delà de vingt hectares, de 8 % ;
10 % sur les enrouleurs Irrifrance en 1990, 1991 et 1992 ;
15 % sur les enrouleurs Kulker en 1990, 17 % en 1991 et 18 % en 1992
;
0 % sur les enrouleurs Irrimec en 1991 et 7 % en 1992.
Selon la Compagnie BRL, ces remises différentes en fonction
des marques étaient justifiées par les conditions consenties
par les fournisseurs. Plus la remise accordée par le fournisseur
était élevée, plus celle consentie par la Compagnie
était importante. Ces justifications sont cependant contredites
par le procès-verbal d’ouverture des plis dressé à
la suite de l’appel d’offres de la Compagnie BRL pour la fourniture de
matériel mobile d’irrigation en date du 17 octobre 1990, qui comporte
un tableau comparatif des offres faites par les fournisseurs pour des enrouleurs
de caractéristiques hydrauliques très voisines et qui fait
apparaître des remises de l’ordre de 30 % pour Kulker, 25 % pour
Irrifrance et 21 % pour Irrimec.
E. - Les griefs notifiés
Sur la base des pratiques décrites ci-dessus, deux griefs ont
été notifiés à la CNARBRL :
pour avoir, d’une part, abusé, sur le marché de la vente
de matériel mobile d’irrigation sur lequel elle exerçait
des activités accessoires, de la position dominante qu’elle détenait
en favorisant comme fournisseurs de matériel mobile d’irrigation
les sociétés de son groupe, les SA Irrifrance Cofadsi et
Bancilhon, pratiques ayant pour objet et pour effet de fausser le jeu de
la concurrence et qui, par suite, sont prohibées par les dispositions
du 1 de l’article 8 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, devenu
l’article L. 420-2 du code de commerce ;
pour avoir, d’autre part, abusé de la position dominante qu’elle
détenait sur le marché de la vente de matériel mobile
d’irrigation, en accordant 0 % de remise dans son tarif 1991 sur les enrouleurs
Irrimec, alors que les enrouleurs Irrifrance et Kulker bénéficiaient
de remises sur quantité de 10 % et 17 %, donc en traitant de manière
discriminatoire la société Irrimec, pratique ayant pour objet
et étant susceptible d’avoir pour effet de fausser le jeu de la
concurrence et qui est, par suite, prohibée par les dispositions
du 1 de l’article 8 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, devenu
l’article L. 420-2 du code de commerce.
II. - Sur la base des constatations qui précèdent, le
Conseil,
Sur la compétence du Conseil de la concurrence
Considérant que la CNARBRL soutient que les pratiques qui lui
sont reprochées relèvent de la mise en oeuvre de ses " activités
essentielles " exercées en sa qualité de société
d’aménagement régional, délégataire de service
public ; qu’elle fait valoir que son activité de vente de matériel
d’irrigation bénéficie des crédits du chapitre 61-84
des grands aménagements régionaux sur le budget du ministère
de l’agriculture et de la forêt et ne peut donc être qualifiée
d’activité de production, de distribution ou de service au sens
de l’article 53 de l’ordonnance du 1er décembre 1986, devenu l’article
L. 410-1 du code de commerce ; qu’en conséquence, le Conseil de
la concurrence est incompétent pour apprécier les faits visés
dans la notification de griefs ;
Considérant que, par une décision en date du 18 octobre
1999, ADP, le Tribunal des conflits a précisé que " (…) Si
dans la mesure où elles effectuent des activités de production,
de distribution ou de service, les personnes publiques peuvent être
sanctionnées par le Conseil de la concurrence agissant sous le contrôle
de l’autorité judiciaire, les décisions par lesquelles ces
personnes assurent la mission de service public qui leur incombe au moyen
de prérogatives de puissance publique, relèvent de la compétence
de la juridiction administrative pour en apprécier la légalité,
et, le cas échéant, pour statuer sur la mise en jeu de la
responsabilité encourue par les personnes publiques (...) " ;
Considérant qu’au cas particulier, l’activité concernée
par les pratiques est relative à l’achat et à la revente
de matériel d’irrigation ; qu’elle constitue donc une activité
de distribution visée par l’article L. 410-1 du code de commerce
; que le fait que l’acquisition de ce matériel par les agriculteurs
fasse l’objet d’une subvention qui transite par la CNARBRL ne change pas
sa nature d’activité de distribution ; que la CNARBRL ne dispose
et ne met en œuvre, à cet égard, aucune prérogative
de puissance publique ;
Considérant, dès lors, que le Conseil de la concurrence
est compétent pour examiner les pratiques relevées ;
Sur la violation de l’article 6 de la Convention européenne de
sauvegarde des droits de l’homme
Considérant que la CNARBRL fait valoir que les pratiques examinées
remontent à une période comprise entre 1988 et 1991 ; que
le rapport administratif d’enquête a été établi
le 9 janvier 1992 et que deux ans plus tard, le 24 janvier 1994, le ministre
de l’économie a saisi le Conseil de la concurrence ; que ce n’est
que le 17 juin 1999 qu’elle a été destinataire de la notification
de griefs ; que ces dates établissent la violation de l’obligation
de sanctionner les faits reprochés dans un délai raisonnable,
prescrite par les dispositions de l’article 6 de la Convention européenne
de sauvegarde des droits de l’homme ;
Mais considérant, d’une part, qu’à supposer que la cause
n’ait pas été entendue dans un délai raisonnable,
la sanction qui s’attache à cette circonstance est le versement
d’une indemnité en réparation du préjudice éventuellement
subi et non la nullité de la procédure ; que, d’autre part,
la Compagnie mise en cause ne fait état que de difficultés
liées à sa propre organisation et ne démontre nullement
en quoi la durée de la procédure l’aurait empêchée
d’exercer efficacement sa défense ;
Sur la prescription
Considérant que la CNARBRL prétend que la prescription
est acquise en l’espèce, puisque le Conseil a été
saisi le 24 janvier 1994 et que la notification de griefs ne lui a été
adressée que le 17 juin 1999, soit plus de cinq ans après
la saisine ;
Mais considérant que, par lettre en date du 13 décembre
1996, le président de la CNARBRL a été convoqué,
par le rapporteur, pour une audition fixée le 20 décembre
1996 ; que le 19 décembre 1996, le président du directoire
de la Compagnie a écrit au rapporteur en lui indiquant : " ...il
ne nous sera matériellement pas possible d’être présents
à cette audition... " ; que ce dernier a dressé un procès-verbal
de carence constatant, le 20 décembre 1996, que l’intéressé
ne s’était pas présenté au siège du Conseil
de la concurrence ; que ces divers actes tendent à la recherche,
à la constatation et à la poursuite des faits incriminés
et ont, dès lors, interrompu la prescription de trois ans prévue
à l’article L. 462-7 du code de commerce ; qu’en conséquence,
le Conseil est fondé à examiner les faits qui se sont déroulés
entre le 24 janvier 1991 et le 24 janvier 1994, jour de sa saisine ;
Sur les procès-verbaux
Considérant, en premier lieu, que, dans la notification de griefs,
le rapporteur a considéré que les déclarations de
M. Veyrenc, en date du 2 mai 1990, n’avaient pas été recueillies
dans des conditions régulières et estimé que le procès-verbal
consignant les déclarations de ce dernier devait être écarté
de la procédure ; que la CNARBRL soutient que la nullité
ainsi constatée par le rapporteur entraîne la nullité
de tous les actes d’enquête et de procédure subséquents
;
Mais considérant, qu’ainsi que l’a observé le commissaire
du Gouvernement dans ses observations à la notification de griefs,
la personne entendue, au cas particulier, n’était pas mise en cause,
mais témoin de dysfonctionnements qu’elle était venue dénoncer
aux enquêteurs ; qu’en application de la jurisprudence de la Cour
de cassation (Chambre commerciale - 1er juin 1999 – SARL Normandie Béton
et autres), les agents enquêteurs qui recueillent de telles déclarations
n’ont pas à préciser au procès-verbal qu’ils ont fait
connaître l’objet de l’enquête à la personne entendue
; qu’en conséquence, le procès-verbal susvisé doit
être maintenu dans le cadre de la présente procédure
;
Considérant, en second lieu, que la CNARBRL soutient que les
autres procès-verbaux établis au cours de l’enquête
sont irréguliers, dans la mesure où ils comportent uniquement
la mention pré-imprimée : " nous avons justifié de
notre qualité et indiqué l’objet de notre enquête ",
sans qu’aucun d’entre eux ne précise l’objet de l’enquête
; qu’en conséquence, tous les procès-verbaux doivent être
déclarés nuls et écartés du dossier, de même
que l’ensemble des documents les accompagnant ;
Considérant que, si les fonctionnaires habilités par le
ministre de l’économie à procéder aux enquêtes
nécessaires en application de l’ordonnance du 1er décembre
1986 peuvent procéder à toutes recherches et vérifications
sur les pratiques incriminées sans communication de la procédure
aux personnes entendues, l’enquête préalable à laquelle
ils se livrent ne peut avoir pour effet de compromettre irrémédiablement
l’exercice des droits de la défense ;
En ce qui concerne les procès-verbaux de MM. Laborde, Rouanet,
Domeck et Bardelli
Considérant que les procès-verbaux de déclarations
et d’inventaire des documents communiqués de M. André Laborde,
directeur général de la société Irrifrance
Cofadsi, du 20 septembre 1991, de M. Jean-Claude Rouanet, directeur commercial
de la société Irrifrance, du 18 octobre 1991, de M. Domeck,
directeur général adjoint de la société Kulker,
du 17 octobre 1991, ainsi que le procès-verbal d’audition de M.
Bardelli, directeur de la Sica d’Irrigation de l’Ouest Audois, du 28 août
1991, comportent une mention pré-imprimée selon laquelle
les enquêteurs ont fait connaître aux personnes interrogées
l’objet de l’enquête, sans que cet objet ne soit davantage précisé
;
Mais considérant, qu’ainsi que l’a précisé la cour
d’appel de Paris, notamment dans un arrêt en date du 15 juin 1999
(SA Languedocienne de travaux publics et de génie civil [Solatrag]
et autres), si la formule pré-imprimée selon laquelle les
enquêteurs ont justifié de leur qualité et indiqué
l’objet de leur enquête ne permet pas, en soi, de vérifier
que les exigences légales et réglementaires ont été
respectées, dès lors qu’elles ne mentionnent pas de façon
concrète l’objet et l’étendue de l’enquête, une entreprise
n’est cependant pas fondée à remettre en cause la régularité
du procès-verbal concernant une autre entreprise qui n’a jamais
discuté avoir été valablement informée de l’objet
de l’enquête et de la nature des investigations exercées ;
qu’en l’espèce, aucune des sociétés dont les représentants
ont ainsi été entendus n’ont contesté les conditions
dans lesquelles les investigations s’étaient déroulées
; qu’en conséquence, les procès-verbaux susvisés doivent
être considérés comme réguliers ;
En ce qui concerne les procès-verbaux de MM. Guiot et Feriaud
de la CNARBRL
Considérant que le procès-verbal d’inventaire des documents
communiqués par M. Guiot, ingénieur au service mise en valeur
et irrigation de la CNARBRL, du 19 juillet 1991, comporte la mention pré-imprimée
" Nous avons justifié de notre qualité et indiqué
l’objet de notre enquête " et indique : " A notre demande, M. Guiot
nous remet spontanément copies des documents dont la liste suit
:
- Avis d’appel de candidatures 1988, 1989 et 1990 ;
- Procès-verbaux d’appel public de candidatures 1988, 1989, 1990
;
- Procès-verbaux d’ouverture des plis 1988, 1989, 1990 " ;
que le second procès-verbal d’inventaire des documents communiqués
par M. Guiot, en date du 17 septembre 1991, contient la même mention
pré-imprimée et mentionne : " A notre demande, M. Guiot nous
remet spontanément :
- Contrat de fourniture de matériel d’irrigation à Madame
Vu Sao
- Contrat de fourniture de matériel d’irrigation à Monsieur
Henri Pierre
- Circulaire et tarif du GIE/SOBRL en 1991
- GIE SOBRL modèle vierge de contrat d’abonnement de l’eau
- Contrat vierge de distribution d’eau, modèle A
- Contrat vierge de distribution d’eau modèle B
- Extrait du marché n° 2075 avec PERROT France
- Marché n° 2090 avec PERROT FRANCE
- Marché n° 2074 avec Irrifrance Cofadsi
- Marché n° 2075 avec KULKER
- Marché n° 2076 avec BANCILHON IRRIGATION EQUIPEMENTS
- Marché n° 2077 avec AQUA D’OC " ;
Qu’enfin, le procès-verbal d’inventaire des documents communiqués
par M. Feriaud, ingénieur au service des mises en valeur de la CNARBRL,
en date du 28 novembre 1991, comporte la même mention pré-imprimée
et indique que l’intéressé a spontanément remis la
copie des documents ci-après :
" - projet de modification des critères d’attribution des contrats
de mise en valeur... ;
- appel d’offre pour la fourniture de matériel mobile d’irrigation
du 17 octobre 1991... ;
- tarif 1992 BRL matériel mobile d’irrigation... ;
- tarif 1990 BRL matériel mobile d’irrigation... " ;
Considérant que, si la preuve de l’obligation de loyauté
peut être recherchée dans les énonciations du procès-verbal
ou dans les éléments extrinsèques à celui-ci,
aucun élément extrinsèque ou intrinsèque aux
procès-verbaux ne permet, en l’espèce, de considérer
que cette obligation a été respectée ; qu’en effet,
ni la nature, ni le contenu des pièces remises qui concernaient
des appels d’offres ainsi que des tarifs, ne permettent d’établir
que les personnes intéressées savaient qu’elles communiquaient
des documents dans le cadre d’une enquête portant sur la mise en
œuvre de pratiques anticoncurrentielles par la CNARBRL dans le secteur
des matériels d’irrigation, ou même, qu’elles ne pouvaient
se méprendre sur l’objet des investigations des enquêteurs
et sur la portée de la remise de ces documents ;
Considérant que le commissaire du Gouvernement a fait valoir
en séance, d’une part, que les documents remis par MM. Guiot et
Fériaud sont des documents professionnels qui devaient être
tenus à la disposition des enquêteurs et que, d’autre part,
en vertu de l’article L. 450-7 du code de commerce qui précise que
: " les enquêteurs peuvent, sans se voir opposer le secret professionnel,
accéder à tout document ou élément d’information
détenu par les services et établissements de l’Etat et des
autres collectivités publiques ", la CNARBRL était tenue
de remettre ces documents ;
Mais considérant, en premier lieu, qu’il ressort de la jurisprudence
de la cour d’appel de Paris, et notamment d’un arrêt en date du 12
mai 1998 (société Pompes Funèbres Générales
Ile-de-France), que la nature professionnelle ou le caractère obligatoire
de l’établissement et de la conservation de documents remis, ainsi
que l’absence de déclaration accompagnant cette remise, ne sont
pas, en soi, de nature à valider un procès-verbal qui, ne
comportant pas la mention de l’objet de l’enquête, se trouve entaché
d’irrégularité ; que la nature des documents remis aux enquêteurs
par la CNARBRL ne peut être invoquée pour valider les procès-verbaux
susvisés ;
Considérant, en second lieu, que la CNARBRL est une société
d’économie mixte ; que, si elle peut être considérée
comme investie d’une mission de service public, elle n’est toutefois pas
un service ou établissement de l’Etat ou d’une autre collectivité
publique ; que, dans ces conditions, les dispositions de l’article L. 450-7
du code de commerce, qui visent la nature juridique des détenteurs
de documents et non la mission de ces derniers, ne lui sont pas applicables
;
Considérant, dans ces conditions, que les procès-verbaux
susvisés doivent être écartés de la procédure,
ainsi que l’ensemble des documents communiqués par les intéressés
;
Considérant que, dès lors, les éléments
subsistant au dossier ne constituent pas des indices suffisants à
établir la preuve des pratiques reprochées à la CNARBRL
par la notification de griefs ; qu’il y a lieu, en conséquence,
de faire application des dispositions de l’article L. 464-6 du code de
commerce,