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Les fournisseurs d’accès à Internet au pilori

Par Benoit Tabaka

Se fondant sur le précédent ouvert par l’affaire Yahoo à propos de la vente d’objets nazis sur le portail américain, l’association "J’accuse", ayant pour but de combattre le racisme, a assigné en référé une quinzaine de fournisseurs d’accès à Internet (FAI) ainsi que l’AFA (Association des fournisseurs d’accès et de services à Internet), leur association professionnelle. Elle souhaite obtenir du juge que les FAI prennent "toutes les mesures de nature à rendre impossible toute consultation à partir du territoire français du site Front 14 et de l’ensemble des sites utilisateurs qui s’y trouvent hébergés et/ou présentés, ceci sous une astreinte suffisamment dissuasive".

Au cours du mois de mai 2001, J’accuse a constaté l’existence sur Internet d’un portail multiservices à contenu néo-nazi composé de plus de 500 sites et 8200 pages. Souhaitant une transposition de la position des principaux FAI suisses qui ont pris l’initiative de bloquer l’accès audit site, les avocats de J’accuse ont fait parvenir un courrier aux divers opérateurs français afin qu’ils adoptent "toute mesure de nature à empêcher, apaiser, limiter ou même restreindre le trouble causé à l’ordre public et aux intérêts légitimes de ma cliente auxquels est portée une atteinte grave et renouvelée". Par la voie de son association professionnelle, les FAI ont refusé de prendre ces mesures au motif qu’aucun texte légal ne les oblige à filtrer l’accès à Internet.

Mécontente de la réponse apportée, J’accuse a porté le débat devant le Tribunal de grande instance de Paris en se fondant principalement sur les motifs de la décision du même tribunal, à propos de l’affaire Yahoo, qui avait estimé que l’exposition d’objets nazis, en vue de leur vente, constituait non seulement une contravention à la loi française "mais plus encore une offense à la mémoire collective du pays, profondément meurtri par les atrocités commises par et au nom de l’entreprise criminelle nazie à l’encontre de ses ressortissants et surtout de ses ressortissants de confession juive".

Au cours des débats qui ont eu lieu aujourd’hui, sous la présidence du juge Gomez, Stéphane Lilti, avocat de J’accuse, a rappelé dans sa plaidoirie l’impossibilité pour l’association d’identifier les principaux responsables, à savoir les auteurs des sites en question. En outre, il a relevé qu’au cours de la procédure, le site avait changé d’hébergeur. Sur le fond, il a appuyé sa demande sur les conclusions de l’arrêt Yahoo qui avait assimilé à un trouble manifestement illicite – condition requise par l’article 809 du Nouveau code de procédure civile pour ordonner des mesures conservatoires – la "banalisation de l’antisémitisme et du racisme ".

Une action fortement contestée

De leur côté, les FAI ont tout d’abord mis en cause le principe même de l’action collective dont ils font l’objet. Ils estiment que "J’accuse cherche à faire un coup d’éclat ou un coup d’Etat, une véritable campagne de communication. Cette association n’entend-elle pas tout simplement faire reconnaître une obligation pour tous les FAI d’effectuer un filtrage automatique, une sorte de vérification préalable ?". Ils ont, tour à tour, indiqué avoir été "salis, dénigrés" par la demanderesse . Plus précisément, AOL par la voix de Me Marion Barbier s’est ainsi étonnée du fait que J’accuse ne cherche pas directement à mettre en accusation les 500 auteurs des divers sites présents sur Front14.org et, pour certains facilement identifiables. De même, Me Christiane Féral-Schuhl, représentant ISDNET, s’est interrogé sur le refus par J’accuse de donner au débat une dimension publique notamment en faisant appel au Forum des Droits sur l’Internet. Pour sa part, Club-Internet a mis en cause J’accuse d’avoir fait la promotion de ce site néo-nazi. Plus précisément, le FAI relève que depuis son ouverture à la fin de l’année 1999, seulement quelques centaines de visiteurs avaient parcouru ses pages. En conséquence, le site n’avait qu’une faible fréquentation jusqu’au "battage médiatique réalisé par l’association ".

Le régime juridique de l’accès à Internet discuté

Le régime juridique applicable aux fournisseurs d’accès a été largement débattu au cours de l’audience. Ainsi, les représentants de l’AFA ont indiqué qu’un FAI est "un prestataire qui va transmettre des signaux par des réseaux de télécommunications ". Il aurait ainsi, et selon les positions adoptées notamment par la Cour d’appel de Paris et l’Autorité de régulation des télécommunications, la qualité d’opérateur de télécommunications. Le régime juridique applicable serait alors celui indiqué dans le Code des postes des télécommunications. Notamment, l’article 32-1 5° qui impose aux opérateurs une obligation fondamentale, celle de neutralité, sous peine de retrait de l’autorisation de fournir des services de télécommunications, voire d’une amende pouvant atteindre 3% du chiffre d’affaire. Ainsi, selon l’AFA, en refusant de bloquer l’accès au site contesté, les "FAI n’ont fait rien d’autre que respecter la loi" et particulièrement leur principe de neutralité.

De son côté, J’accuse a réfuté ces allégations et a indiqué que les FAI " n ’étaient pas invités dans le paradis fiscal (sic) des hébergeurs de site" créé par la loi d’août 2000, posant le principe de l’irresponsabilité de l’hébergeur pour les contenus présents sur ses serveurs. A l’appui de ses arguments, l’association a cité les dispositions du protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité qui conduira les FAI à couper, obligatoirement, l’accès à des sites manifestement illicites. L’Amicale des déportés d’Auschwitz indique pour sa part que la loi de 1986 sur la liberté de communication n’impose qu’un service minimum aux FAI - à savoir une simple communication des coordonnées d’un abonné sur demande judiciaire -, le reste du droit étant applicable . "Il ne faut pas permettre que les FAI détournent leur regard de leurs mains sales et impropres", a-t-elle indiqué par la voix de son avocat.

Les fournisseurs d’accès, "des fournisseurs de désaxés" ?

La Ligue des Droits de l’Homme, intervenant volontaire à l’instance, a indiqué pour sa part que la "pseudo-neutralité des FAI est déjà une position sur le sujet" et qu’ils ne devaient pas devenir les "fournisseurs des désaxés". La question de la responsabilité du fournisseur d’accès a été mise en avant dans l’assignation de J’accuse qui compare les FAI aux "deux cents passagers qui assistaient passivement au viol collectif d’une jeune femme dans un train de banlieue", provoquant l’indignation des avocats. Pour leur part, les FAI ont souhaité se dégager de toute responsabilité. "Les FAI ne sont pas les diffuseurs. Nous sommes comme les facteurs des PTT. Nous ne réalisons qu’une simple activité de transport" a soulevé Me Valérie Sédaillan, représentante du Groupe Wanadoo Interactive.

Pour les FAI, une solution technique irréalisable

"La technique est là. Manque la bonne volonté" a lancé le Consistoire Israélite de France au "concert de vierges offensées" composé des FAI. En effet, ceux-ci ont indiqué qu’il existait à ce jour trois moyens pour bloquer l’accès au site contesté : un filtrage au niveau de l’adresse IP du site, un filtrage au niveau des DNS et un filtrage au niveau de l’URL. L’AFA a indiqué que le filtrage au niveau de l’adresse IP et des DNS n’était pas satisfaisante car il bloquait par nature l’accès à l’intégralité des sites présents sur la même machine, que ceux-ci soient ou non en rapport avec Front14.org. Quant au blocage au niveau du nom de domaine, il imposerait une "analyse systématique du comportement des internautes".

L’internaute serait alors constamment surveillé par son fournisseur d’accès qui pourrait déterminer précisément qui, parmi ses clients, tente de se connecter audit site. Les FAI ont mis en avant le risque de constitution d’un fichier interdit par la loi de 1978 sur l’Informatique et les libertés puisque les opinions politiques et idéologiques des abonnés pourraient être déterminées. Par ailleurs, mettre en place un système de filtrage au niveau du fournisseur d’accès aurait pour effet de violer la liberté d’expression et de communication. "Expression ne vise pas seulement la possibilité de s’exprimer mais aussi celle de recevoir", a indiqué l’association professionnelle.

Selon l’AFA, "il n’existe aucune mesure efficace pour faire cesser le trouble manifestement illicite", excepté la suppression du site. Cela a été confirmé par le représentant de Noos qui, quelques jours avant l’audience, a procédé à quelques tests non concluant. L’AFA a également mis en avant l’inadéquation d’une décision favorable à J’accuse puisque de l’ensemble des fournisseurs d’accès à Internet, seulement 12 entreprises représentant 50% de l’ensemble des internautes français ont été assignés ce jour.

En conclusion, les FAI ont affirmé que seul le législateur peut ordonner des mesures de filtrage. "Un groupe de particuliers n’a pas le pouvoir de décider et de juger" a affirmé Me Christiane Féral-Schuhl ; a fortiori, le juge n’aurait pas le droit de prendre une telle mesure générale et réglementaire.

Le juge Gomez, après plus de 5 heures de débats, a mis sa décision en délibéré au 12 juillet prochain. A cette date, il ne rendra pas une décision définitive car il souhaite auditionner plusieurs grands témoins afin de compléter les débats sur les aspects techniques.

Benoit Tabaka

© - Tous droits réservés - Benoit Tabaka - 2 juillet 2001

 


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