Décision n° 87-D-24 du 30 juin 1987 relative à la situation de la concurrence dans les secteurs de l’eau et de l’assainissement

LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE,

Vu la lettre en date du 7 février 1986 par laquelle le ministre de l’économie, des finances et du budget a saisi la Commission de la concurrence de la situation de la concurrence dans les secteurs de la distribution de l’eau et de l’assainissement ;

Vu les ordonnances n°s45-1483 et 45-1484 du 30 juin 1945 modifiées relatives respectivement aux prix et à la constatation, la poursuite et la répression des infractions à la législation économique ;

Vu la loi n°77-806 du 19 juillet 1977 relative au contrôle de la concentration économique et à la répression des ententes illicites et des abus de position dominante, ensemble le décret n°77-1189 du 25 octobre 1977 fixant les conditions d’application de cette loi ;

Vu l’ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, ensemble le décret n°86-1309 du 29 décembre 1986 pris pour son application ;

Vu les observations présentées par les parties sur le rapport qui leur a été notifié le 10 décembre 1986 ;

Le commissaire du Gouvernement, le rapporteur général et les parties entendus ;

Retient les constatations (I) et adopte la décision (II) ci-après exposées :

I- Constatations

a) Les caractéristiques des activités.

Les secteurs examinés sont ceux de l’équipement et de l’exploitation des réseaux de distribution d’eau potable et de l’assainissement des eaux usées urbaines (non industrielles).

L’assainissement de l’eau comprend, d’une part, la collecte des eaux usées par des réseaux d’égouts et, d’autre part, la construction et l’exploitation de stations d’épuration de ces effluents.

L’eau distribuée dans les réseaux publics devant être traitée pour être propre à la consommation, comme l’eau rejetée après usage pour ne pas polluer le milieu naturel, les entreprises qui maîtrisent les techniques d’épuration de l’eau interviennent pour l’adduction et la collecte des eaux potables et des eaux usées. Les exigences réglementaires sont de plus en plus sévères dans un cas comme dans l’autre et le traitement de l’eau requiert la mise en oeuvre de technologies avancées.
La desserte en eau potable des foyers français est quasi achevée, et les principaux investissements sur les réseaux de distribution d’eau consistent à remplacer les canalisations vétustes.  Les trois quarts à peine de la pollution domestique sont collectés par un réseau d’égouts et un tiers seulement de cette pollution est finalement éliminé à la sortie des stations.  Les réseaux de collecte sont souvent mal adaptés aux stations d’épuration et les taux de charge de celles-ci insuffisants.
Si la demande est stable dans le secteur de la distribution d’eau, elle tend à se restreindre dans le secteur de l’assainissement pour des raisons tant économiques que financières.

La distribution d’eau potable étant confiée aux collectivités, celles-ci peuvent soit exploiter leurs réseaux d’eau et d’assainissement (y compris les stations d’épuration) en régie, soit en confier l’exploitation et la construction à des sociétés privées sous forme de concession ou d’affermage. Dans ces derniers cas, la concurrence par les prix ne peut s’exercer que lors de la conclusion ou du renouvellement des marchés dans les collectivités qui ont décidé de concéder ou d’affermer leur service d’eau à une société privée. Qu’elle soit concessionnaire ou fermier, l’entreprise privée retenue par la collectivité gère le service en se rémunérant sur les usagers qui constituent une clientèle captive.

Les deux tiers de la population et plus de la moitié des communes sont actuellement desservis par des entreprises privées. La circonstance qu’existent, par ailleurs, des services en régie ne suffit pas à établir qu’il y ait une concurrence entre secteur public et secteur privé dans l’exploitation des réseaux d’eau et d’assainissement.

Les entreprises qui interviennent sur les marchés de l’eau et de l’assainissement sont peu nombreuses. La distribution d’eau est dominée par deux grands groupes, la Compagnie générale des eaux (C.G.E.) et la Société lyonnaise des eaux et de l’éclairage (S.L.E.E.), qui exploitent des réseaux intéressant respectivement la moitié et le quart des habitants desservis par des entreprises privées ; le quart restant est desservi par la Société d’aménagement urbain et rural (S.A.U.R.), du groupe Bouygues, la Sogea (ex-Sobea) du groupe Saint-Gobain et la Société de distribution d’eau intercommunale (S.D.E.I.). Pour l’assainissement, le leader incontesté du traitement de l’eau est Degremont, du groupe S.L.E.E., suivi par l’Omnium de traitement et de valorisation (O.T.V.), du groupe C.G.E. Ces deux entreprises réalisent environ les deux tiers des constructions d’équipement en matière d’eaux usées urbaines. L’exploitation des stations est assurée par ces sociétés ou par d’autres sociétés des groupes C.G.E. et S.L.E.E. ainsi que par S.O.B.E.A., S.A.U.R., S.D.E.I., ou d’autres entreprises telles que Entreprise industrielle conduites et canalisations (Coca) ou la Société générale d’assainissement et de distribution (S.G.A.D.).

b) Les conditions de passation de divers marchés publics.

Le ministre a saisi la Commission de la concurrence à la suite d’investigations conduites par l’administration en vue
de vérifier si les décisions ministérielles en date du 13 janvier 1981, prises à la suite d’un avis de la commission sur des pratiques anticoncurrentielles dans le secteur de l’eau, avaient été suivies d’effet. L’instruction a révélé divers indices de concertation sur les prix, de partages de marchés ou de pratiques d’offres de couverture entre entreprises susceptibles de soumissionner lors de différents appels d’offres concernant des marchés de construction ou d’exploitation de stations d’épuration, qui sont seuls retenus à la base de la présente décision.  De telles pratiques ont été observées lors de la passation de quatre marchés.

1. Le marché de Nantes - Petite Californie.

En janvier 1984, le syndicat intercommunal d’assainissement de la rive sud de la Loire à Nantes dénonce le contrat qui l’unissait à la société Etudes et procédés d’assainissement Purator (E.P.A.P.), du groupe C.G.E. constructeur de la station d’épuration de la Petite Californie, et qui en assurait l’exploitation depuis 1974 en association avec la société Streichenberger, entreprise locale spécialisée. En lançant un nouvel appel d’offres, le syndicat souhaitait notamment vérifier que le niveau de la redevance versée à l’exploitant n’était pas excessif.

Il résulte de l’instruction, d’une part, que différentes sociétés du groupe C.G.E., en particulier E.P.A.P. - qui était en voie d’être absorbée par O.T.V. - et C.G.E., dont le maître d’ouvrage a déclaré ignorer les liens ont procédé à des échanges d’information pour coordonner leurs offres et s’assurer que l’E.P.A.P. serait moins disante avec une proposition de redevance en augmentation de 30 p. 100 par rapport à celle perçue au titre de l’ancien contrat et, d’autre part, que la C.G.E. et la S.L.E.E. ont élaboré une entente aux termes de laquelle cette dernière se proposait de ne pas gêner E.P.A.P.-O.T.V. sur l’important marché considéré en échange de l’engagement du groupe C.G.E. de faciliter l’obtention de marchés ultérieurs sur la même zone à la S.L.E.E. La S.L.E.E. a ainsi déposé une offre plus onéreuse pour le syndicat que chacune des offres des sociétés du groupe C.G.E.

L’appel d’offres ayant été déclaré infructueux, le syndicat, après l’avoir mise en concurrence directe avec la S.A.U.R. (du groupe Bouygues), traitera de gré à gré avec l’E.P.A.P. à un niveau de redevance supérieur de 20 p. 100 à celui de l’ancien contrat.

2. Les marchés à Agay et du Reyran.

En 1984 également, le syndicat intercommunal à vocation multiple de Fréjus - Saint-Raphaël fait appel à la concurrence pour le renouvellement des contrats d’exploitation de deux stations d’épuration  : d’une part, celle construite en 1983 par O.T.V., à Agay, et exploitée en sous-traitance par la Compagnie méditerranéenne d’exploitation des services d’eau (C.M.E.S.E.), société régionale, filiale de la C.G.E., exploitant par ailleurs le réseau d’assainissement du syndicat, d’autre part, celle construite, à la même époque au Reyran par Degremont et exploitée par sa filiale Bureau technique et travaux d’assainissement (B.T.A.).
Il résulte de l’instruction que les sociétés C.M.E.S.E. et O.T.V. ont procédé à diverses concertations avec les concurrents de la C.M.E.S.E. afin d’assurer le succès des propositions de cette dernière pour les deux marchés.

La C.M.E.S.E. « résout le problème » posé par deux entreprises locales, la R.B.T.P. et la S.T.C.M., en leur offrant un « contrat ». Dans les faits, ces sociétés déposeront des offres qui seront supérieures à celles de la C.M.E.S.E. pour le Reyran et pour Agay.

Diverses sociétés du groupe C.G.E. entretiennent des contacts avec la S.O.B.E.A. permettant, selon les termes employés par la C.M.E.S.E. de « déboucher sur des conclusions satisfaisantes  ». Dans les faits, la S.O.B.E.A., qui avait dès l’origine manifesté son souhait d’être retenue par principe aux appels d’offres mais de n’y faire que de la figuration, fera des propositions supérieures de 15 et de 26 p. 100 à celles de la C.M.E.S.E pour les marchés du Reyran et d’Agay.

O.T.V., enfin, propose en plusieurs circonstances à Degremont un accord d’abstention réciproque aux termes duquel O.T.V. ne soumissionnera que pour la station d’épuration d’Agay qu’elle a construite, cependant que Degremont ne soumissionnera que pour la station du Reyran. Degremont refusera de participer à cette entente.

Les similitudes entre les bases de calcul retenues par les sociétés O.T.V., C.M.E.S.E. et S.O.B.E.A. dans leurs soumissions aux deux marchés ainsi qu’une erreur identique de calcul dans leurs soumissions confirment la concertation entre ces trois sociétés.

L’ouverture des plis révèle que Degremont est l’entreprise moins disante dans les deux marchés ; toutefois, le syndicat retiendra les offres de la C.M.E.S.E.

3. Le marché de Cavalière.

En août 1984, le syndicat intercommunal d’assainissement Le Lavandou
- Le Rayol Canadel-sur-Mer (Var) lance
un appel d’offres pour la construction d’une station d’épuration à Cavalière. La société S.O.B.E.A., bien implantée dans ce secteur dans lequel les groupes C.G.E. et S.L.E.E. sont peu présents, a organisé, pendant l’automne 1984 et peu de temps avant la date limite de remise des offres, une série de concertations avec ses principaux concurrents potentiels (O.T.V., Degremont et Entreprise industrielle C.O.C.A.). A l’issue de ces concertations, durant lesquelles, notamment, la C.M.E.S.E. a joué un rôle d’intermédiaire entre la société S.O.B.E.A. et O.T.V., cette dernière société a déposé une offre qu’elle considérait elle-même comme une offre de couverture après avoir recherché avec S.O.B.E.A. des compensations régionales ; la société Entreprise industrielle C.O.C.A. a déposé une offre incomplète et la société Degremont s’est abstenue. La S.G.A.D., filiale des Grands Travaux de Marseille, dont il n’est pas établi qu’elle ait participé à la concertation, a déposé une offre complète. La S.O.B.E.A., dont l’offre est de 13 p. 100 inférieure à celle de la S.G.A.D., se verra attribuer les travaux.

II. - A la lumière des constatations qui précèdent  ; le Conseil de la concurrence :

Considérant que les faits ci-dessus constatés étant antérieurs à l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 1er décembre 1986, les articles 50 et 51 de l’ordonnance n°45-1483 du 30 juin 1945 demeurent applicables en l’espèce ;

Considérant que les concertations ayant pour objet, lors d’un appel d’offres, de désigner à l’avance l’entreprise qui devra apparaître comme moins disante et d’organiser le dépôt d’offres de couverture par les autres faussent le jeu de la concurrence et sont prohibées par les dispositions de l’article 50 susvisé  ;

Considérant, en ce qui concerne le marché de Nantes portant sur le renouvellement de l’exploitation de la station d’épuration de la Petite Californie, qu’il résulte des faits constatés dans la présente décision qu’une concertation entre la C.G.E. et la S.L.E.E. à laquelle a participé O.T.V.-E.P.A.P. s’est traduite par le dépôt d’offres de couverture de la part des deux premières sociétés afin que O.T.V.-E.P.A.P., filiale de la C.G.E., soit désignée comme attributaire du marché , que cette concertation a entravé le fonctionnement de la concurrence ;

Considérant, en ce qui concerne les marchés d’Agay et du Reyran portant sur le renouvellement de l’exploitation de deux stations d’épuration, que la concertation entre la C.M.E.S.E., d’une part, la S.O.B.E.A., d’autre part, et O.T.V. enfin, pour faire en sorte que la C.M.E.S.E. emporte les marchés, concertation au terme de laquelle des offres de couverture ont été déposées par O.T.V. pour le marché d’Agay et par S.O.B.E.A. pour les deux marchés, ont faussé le jeu de la concurrence sur les marchés considérés  ;

Considérant que, pour la construction de la station d’épuration de Cavalière, la concertation entre la S.O.B.E.A. et O.T.V., avec l’aide de la C.M.E.S.E., afin de faire désigner la S.O.B.E.A. comme attributaire du marché et au terme de laquelle O.T.V. a présenté une offre qu’elle a considérée comme une offre de couverture, avait pour objet et a eu pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur le marché ;

Considérant que les pratiques ci-dessus constatées tombent sous le coup des dispositions de l’article 50 de l’ordonnance n°45-1483 du 30 juin 1945 ; qu’il n’est pas établi que l’article 51 soit applicable  ; que de telles pratiques sont également visées par les dispositions de l’article 7 de l’ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986  ;

Considérant que, par deux décisions en date du 13 janvier 1981, le ministre de l’économie a infligé deux sanctions pécuniaires de 1 000 000 F, l’une à la C.G.E., l’autre à la S.L.E.E., pour avoir enfreint les dispositions de l’article 50 de l’ordonnance lors de divers appels d’offres concernant la distribution d’eau potable  ; que dès lors, bien qu’il s’agisse en l’espèce de marchés d’assainissement, ces sociétés ne pouvaient se méprendre sur les obligations auxquelles elles étaient tenues au regard de la législation sur la concurrence ;

D E C I D E :

Article 1er. - Il est enjoint aux sociétés Compagnie générale des eaux (C.G.E.), Omnium de traitement et de valorisation (O.T.V.), Compagnie méditerranéenne d’exploitation des services d’eau (C.M.E.S.E.), Société lyonnaise des eaux et de l’éclairage (S.L.E.E.) et S.O.G.E.A. de s’abstenir de toute pratique ayant pour objet ou pouvant avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur les marchés d’exploitation et de construction de stations d’épuration en se concertant ou en déposant des offres de couverture.

Article 2. - Il est infligé :

-à la société C.G.E., une sanction pécuniaire de 1 800 000 F ;
-à la société S.L.E.E., une sanction pécuniaire de 1 200 000 F ;
-à la société S.O.B.E.A., une sanction pécuniaire de 500 000 F ;
-à la société O.T.V., une sanction pécuniaire de 200 000 F ;
-à la société C.M.E.S.E., une sanction pécuniaire de 150 000 F.

Article 3. - Dans un délai maximum de trois mois à compter de la date de la notification de la présente décision, le texte intégral de celle-ci sera publié à leurs frais .

- par la C.G.E., dans La Gazette des communes ;
- par la S.L.E.E., dans Départements et communes ;
- par la S.O.B.E.A., dans Viepublique.

Délibéré en formation plénière, sur le rapport de Mme C. JEANGIRARD-DUFAL, dans sa séance du 30 juin 1987 où siégeaient : MM. LAURENT, président, BETEILLE, PINEAU, vice-présidents ; MM. AZEMA, BON, CERUTTI, CORTESSE, FLECHEUX, FRIES, GAILLARD, Mme LORENCEAU, MM. SCHMIDT et URBAIN, membres.
 

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