Conseil d’Etat, 29 mars 2002, n° 243338, SCI Stephaur et autres

Le droit de propriété a, comme son corollaire qu’est le droit pour le locataire de disposer librement des biens pris à bail, le caractère d’une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. En s’abstenant de prêter son concours à l’exécution de l’ordonnance du président du tribunal de grande instance de Marseille ordonnant l’expulsion, qui était exécutoire, le préfet des Bouches-du-Rhône, a, compte tenu des fins, de nature principalement revendicative, poursuivies par les occupants et en l’absence de trouble grave à l’ordre public susceptible d’être engendré par l’exécution de la décision de l’autorité judiciaire, porté à l’exercice de cette liberté par les requérants une atteinte grave et manifestement illégale.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 243338

SCI STEPHAUR et autres

M. Lambron, Rapporteur

M. Olson, Commissaire du gouvernement

REPUBLIQIJE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d’Etat statuant au contentieux (Section du contentieux, 5ème et 7ème sous-sections réunies)

Sur le rapport de la 5ème sous-section de la Section du contentieux

Séance du 18 mars 2002

Lecture du 29 mars 2002

Vu la requête, enregistrée le 20 février 2002 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentée pour la SCI STEPHAUR, élisant tous domicile, SOClETE ANONYME MONA LISA GESTION IMMOBILIERE dont le siège est avenue Guilibert de la Lauzière, Pichaury il à Aix-en-Provence (13100), la SOCIETE ANONYME MONA LISA GESTION IMMOBILIERE agissant en la personne de son président directeur général, la CHAMBRE SYNDICALE DES PROPRIETAJBES & COPROPRIETAIRES DE MARSEILLE ET DES BOUCHES-DU-RHONE, association, dont le siège est 7, rue Lafont à Marseille (13006) agissant par son président domicilié audit siège ; les requérants demandent au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler l’ordonnance du 7 février 2002 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Marseille a, en application de l’article L. 522-3 du code de justice administrative, rejeté leur demande tendant à ce qu’il soit ordonné au préfet des Bouches-du-Rhône de mettre à exécution l’ordonnance de référé rendue le 21 décembre 2001 par le président du tribunal de grande instance de Marseille prononçant l’expulsion sous dix jours des occupants de l’immeuble dont ils sont propriétaires ;

2°) d’ordonner à l’Etat de mettre à exécution l’ordonnance du 21 décembre 2001 sous astreinte de 100 euros par jour et par occupant pendant une durée d’un mois ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code de la construction et de l’habitation ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Lambron, Maître des Requêtes,
- les observations de la SCP Bachellier, Potier de la Varde, avocat de la SCI STEPHAUR et autres et de la Confédération générale du logement - Fédération départementale des Bouches-du-Rhône,
- les conclusions de M. Olson, Commissaire du gouvernement ;

Sur l’intervention de la Confédération générale du logement - Fédération départementale des Bouches-du-Rhône :

Considérant que la Confédération générale du logement - Fédération départementale des Bouches-du-Rhône justifie d’un intérêt tendant à ce qu’il soit fait droit aux conclusions de la requête de la SCI STEPHAUR et autres ; que, dès lors, son intervention est recevable ;

Sur les conclusions de la requête de la SCI STEPHAUR et autres :

Considérant que la SCI STEPHAUR et les autres requérants ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Marseille, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’ordonner à peine d’astreinte au préfet des Bouches-du-Rhône de mettre à exécution l’ordonnance de référé rendue le 21 décembre 2001 par le président du tribunal de grande instance de Marseille qui ordonnait l’expulsion de tous occupants des lieux qu’ils occupent sans droit ni titre dans un immeuble sis à Marseille dans un délai de dix jours et sous astreinte de 25 euros par jour ; que, par l’ordonnance du 7 février 2002 attaquée par la SCI STEPHAUR et autres, le juge des référés du tribunal administratif de Marseille a rejeté la requête de ces derniers en se fondant sur les dispositions du premier alinéa de l’article L. 613-3 du code de la construction et de l’habitation ;

Considérant qu’aux termes de l’article L. 613-3 du code de la construction et de l’habitation : "Nonobstant toute décision d’expulsion passée en force de chose jugée et malgré l’expiration des délais accordés en vertu des articles précédents, il doit être sursis à toute mesure d’expulsion non exécutée à la date du I novembre de chaque année jusqu’au 15 mars de l’année suivante... Les dispositions du présent article ne sont toutefois pas applicables lorsque les personnes dont l’expulsion a été ordonnée sont entrées dans les locaux par voie de fait..." ;

Considérant qu’il résulte de l’instruction et qu’il n’est d’ailleurs pas contesté que les personnes dont l’expulsion a été demandée étaient entrées dans les locaux dont s’agit par voie de fait ; qu’il s’ensuit que les dispositions de l’article L. 613-3 du code de la construction et de l’habitation en vertu desquelles il doit être sursis à toute mesure d’expulsion non exécutée à la date du 1er novembre de chaque année et jusqu’au 15 mars de l’année suivante ne leur étaient pas applicables ; que, par suite, le juge des référés du tribunal administratif de Marseille, en se fondant sur ce que le refus de concours de la force publique n’était pas manifestement illégal "eu égard à la période où il est intervenu", a fait une application inexacte des dispositions précitées de l’article L. 613-3 du code de la construction et de l’habitation et entaché son ordonnance d’une erreur de droit ; que les requérants sont dès lors fondés à demander l’annulation de ladite ordonnance ;

Considérant qu’aux termes de l’article L. 821-2 du code de justice administrative, le Conseil d’Etat, s’il prononce l’annulation d’une décision d’une juridiction administrative statuant en dernier ressort, peut "régler l’affaire au fond si l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie" ; que, dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de régler l’affaire au titre de la procédure de référé engagée ;

Considérant qu’aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : "Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public (...) aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale (...)" ;

Considérant qu’il résulte de l’instruction qu’après la réalisation de travaux de rénovation de l’immeuble en copropriété situé 37 bis, rue Thubaneau à Marseille, plusieurs locataires, qui avaient signé un bail, étaient sur le point d’entrer dans les lieux lorsque, le 17 décembre 2001, des personnes, agissant afin d’attirer l’attention sur les difficultés du logement dans la région marseillaise, ont occupé les lieux ; que par une ordonnance du 21 décembre 2001, signifiée le 27 décembre 2001, le président du tribunal de grande instance de Marseille a ordonné l’expulsion sous astreinte, dans le délai de dix jours à compter de la signification, de six occupants et de tous occupants de leur chef ; que le concours de la force publique, requis le 8 janvier 2002, n’a pas été accordé par l’autorité administrative ;

Considérant, d’une part, que le droit de propriété a, comme son corollaire qu’est le droit pour le locataire de disposer librement des biens pris à bail, le caractère d’une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 précité du code de justice administrative ; qu’en s’abstenant de prêter son concours à l’exécution de l’ordonnance susmentionnée du président du tribunal de grande instance de Marseille, qui était exécutoire, le préfet des Bouches-du-Rhône, a, compte tenu des fins, de nature principalement revendicative, poursuivies par les occupants et en l’absence de trouble grave à l’ordre public susceptible d’être engendré par l’exécution de la décision de l’autorité judiciaire, porté à l’exercice de cette liberté par les requérants une atteinte grave et manifestement illégale ;

Considérant, d’autre part, que l’immeuble en cause est actuellement dépourvu d’occupants réguliers, que les propriétaires sont privés de la possibilité de louer ces locaux pour un usage conforme à leur destination et que les locataires ne peuvent disposer des appartements qu’ils ont loués ; qu’ainsi la condition tenant à l’urgence est, en l’espèce, remplie ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède qu’il y a lieu d’ordonner au préfet des Bouches-du-Rhône, sur le fondement des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, de prendre toutes mesures nécessaires pour assurer l’exécution de l’ordonnance du président du tribunal de grande instance de Marseille en date du 21 décembre 2001 dans un délai de quinze jours à compter de la notification de la présente décision ; qu’en cas d’inexécution de cette injonction au terme de cette durée de quinze jours, l’Etat est condamné à une astreinte de 100 euros par jour ;

D E C I D E :

Article 1er : L’intervention de la Confédération générale du logement - Fédération départementale des Bouches-du-Rhône est admise.

Article 2 : L’ordonnance du 7 février 2002 du juge des référés du tribunal administratif de Marseille est annulée.

Article 3 : il est enjoint au préfet des Bouches-du-Rhône de prendre toutes mesures nécessaires pour assurer l’exécution de l’ordonnance du 21 décembre 2001 du président du tribunal de grande instance de Marseille dans un délai de quinze jours à compter de la notification de la présente décision.

Article 4 : En cas d’inexécution de l’injonction au terme du délai de quinze jours fixé par l’article 3 de la présente décision, l’Etat est condamné à une astreinte de 100 euros parjour.

Article 5 : La présente décision sera notifiée à la SCI STEPHAUR, à la SOCIETE ANONYME MONA LISA GESTION IMMOBILIERE, à la CHAMBRE SYNDICALE DES PROPRIETAIRES & COPROPRIETAIRES DE MARSEILLE ET DES BOUCHES-DU-RHONE, au préfet des Bouches-du-Rhône et au ministre de l’intérieur.

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