Les enjeux du droit constitutionnel contemporain

Par Roland RICCI
Maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise
- Centre d’études et de recherche : Fondements du droit public (CER/FDP)

L’intérêt que l’on porte aujourd’hui au droit constitutionnel ne saurait uniquement se justifier par la place qui lui est réservée dans les enseignements juridiques universitaires. Si cette discipline s’avère incontournable c’est en raison de son objet qui est l’étude d’un aspect essentiel de la structure et du fonctionnement des formations sociales contemporaines : la production d’un droit relatif à la constitution. Le droit constitutionnel, précisément du fait de son objet, se situe au cœur de nombreux enjeux qui doivent être identifiés et précisés si l’on désire se situer dans le cadre d’une approche scientifique.

Dans tous les cas les analyses conduites en droit constitutionnel se trouvent conditionnées par la représentation que l’on adopte du phénomène juridique, comme par la conception du constitutionnalisme que l’on retient. On ne peut éviter l’emploi de jugements de valeurs qu’en fixant, en préalable à toute investigation, des critères permettant de valider, selon les exigences inhérentes à la méthode scientifique, les analyses des phénomènes juridiques qui relèvent du droit constitutionnel. Dès lors le premier des enjeux du droit constitutionnel se situe dans ses rapports étroits avec la construction d’une science du droit qui puisse permettre une étude raisonnée des modalités d’organisation des formations sociales. Les transformations successives de la structure de nos sociétés se sont produites par l’instauration de règles juridiques qui ont débouché sur l’édiction d’ensembles ou systèmes de « règles ». Ces systèmes complexes sont associés aux formes modernes d’organisation sociale qui se caractérisent par mise en place d’institutions étatiques.

1 Le droit constitutionnel et la science du droit

L’acquisition de connaissances dans le domaine du droit constitutionnel dépend de l’élaboration de méthodes d’investigation adaptées à l’objet d’étude. C’est pour cela qu’il est impossible de séparer l’approche du phénomène juridique en droit constitutionnel de la construction d’une méthode d’acquisition des connaissances dans les sciences juridiques. Cette démarche imposée par la finalité de la matière n’exclut pas l’utilisation des méthodes des sciences sociales ou encore, de la philosophie ou de l’épistémologie. La résolution de certaines questions relatives à la méthode des sciences juridiques impose même, dans certain cas, le recours aux instruments d’investigations élaborés dans le cadre de ces disciplines.

En effet, bien que le droit constitutionnel, en tant que discipline juridique, apparaisse a priori distinct de ces matières, comme des autres branches du droit telles que la théorie ou la philosophie du droit, leurs domaines d’investigations respectifs présentent de nombreux points communs. Par conséquent, pour résoudre les problèmes qui relèvent du droit constitutionnel on ne peut s’arrêter à la frontière des différentes disciplines connexes par leur objet ou par leur méthode. Cette situation provient une nouvelle fois de l’objet du droit constitutionnel qui, portant sur l’étude du mode d’organisation prédominant au sein des formations sociales contemporaines, ne dispose pas de moyens d’investigations exclusifs mais les partage avec ces autres disciplines.

Dans tous les cas la validation des études en droit constitutionnel repose sur l’élaboration des instruments nécessaires à une approche objective, dans sa finalité comme dans ses moyens, ce qui revient à instaurer les conditions de l’existence d’une science du droit. En l’absence de tels éléments, tout et son contraire peut être dit, faute de critères permettant de séparer les arguments d’autorité ou ceux qui relèvent de la rhétorique, des arguments fondés sur une approche scientifique. Il nous faut par conséquent exposer brièvement les propositions de base qui constituent l’ossature de la science juridique et auxquelles nous feront fréquemment référence.

1.1 Une définition du phénomène juridique

Le droit n’existe pas à l’état naturel. Il résulte de l’action de la volonté des êtres humains au sein de leurs formations sociales. Dès lors, on ne peut prétendre définir le phénomène juridique par des éléments matériels qui seraient obligatoirement contenus dans les « règles » qui en sont la manifestation. Ces « règles » instaurent en fait des impératifs de consistance diverse selon la finalité poursuivie par les auteurs de ces actes de volonté.

Le droit est appréhendé au moyen de multiples actes de langage, transmis sous la forme écrite ou orale, leur signification n’ayant a priori aucun effet sur leur appartenance ou non à la classe des « règles » juridiques. La meilleure définition de ces « règles », dénommées normes juridiques, ainsi que des conditions de leur insertion au sein des systèmes juridiques ont été formulées par H. Kelsen : une norme juridique est la signification objective d’un acte de volonté prescrivant un comportement donné à ses destinataires. Cette définition qui appelle quelques précisions permet de porter un autre regard sur les systèmes normatifs complexes qui régissent notre environnement social.

Il faut notamment s’arrêter sur l’expression « signification objective ». Cette formule détermine la catégorie de signification qui doit être retenue : toutes les significations subjectives, c’est-à-dire qui trouvent leur origine dans l’interprétation personnelle de l’acte de volonté, sont à écarter. La signification objective est celle qui est retenue par le groupe social de référence, selon les modalités qui auront été mises en place : avis de l’auteur de l’acte, autorité investie du pouvoir de fixer cette interprétation ou autre. L’interprétation personnelle ne sera alors retenue que dans la mesure où elle coïncide avec la signification objective.

De la sorte les normes juridiques revêtent une fonction médiatrice entre les actes de volonté des autorités habilitées à édicter des prescriptions, qui sont investies d’un pouvoir normatif, et les sujets destinataires de ces prescriptions, les sujets de droit. Cette fonction, sur laquelle nous aurons à revenir, joue un rôle irremplaçable dans les organisations sociales car c’est le seul instrument dont disposent les groupes pour élaborer et maintenir leur structure ainsi que pour intervenir sur le comportement des individus qui les composent. Les normes juridiques constituent les éléments de base des ordres juridiques qui sont indissociables de nos structures sociales. C’est précisément pour tenir compte des contraintes spécifiques de l’étude des systèmes juridiques que la science du droit doit se doter d’une méthode appropriée.

1.2 Une méthode d’acquisition des connaissances

La finalité d’une méthode d’acquisition des connaissances est de servir de garde-fou dans l’appréciation du phénomène juridique afin d’éviter l’utilisation des jugements de valeur. Cette précaution est d’autant plus indispensable en droit constitutionnel que l’on se trouve confronté à des situations qui touchent la politique, la morale ou la philosophie. Il ne saurait être question de refuser de se confronter à ces questions, mais il est nécessaire de le faire en connaissance de cause en leur restituant la place qui leur convient dans le cadre d’une approche scientifique.

Pour ce faire, nous aurons recours aux analyses pertinentes conduites par K.R. Popper et connues sous la dénomination de « rationalisme critique ». Le principe de cette méthode est extrêmement simple : le seul élément objectif dont nous disposons est la réalité en tant qu’existence ou non-existence de faits observables. Cette constatation emporte trois séries de conséquences.

•En premier lieu, tous les énoncés, entendus comme des formules linguistiques, dotés d’un certain niveau de généralité, car ne dépendant pas immédiatement des concepts d’espace et de temps, ne sont susceptibles d’être utilisés dans le cadre d’une méthode scientifique que s’ils peuvent être confrontés à la réalité. En d’autres termes ces énoncés, que l’on appelle des théories, ne disposent d’une valeur scientifique que si l’on peut constater leur éventuelle fausseté en les comparant avec la réalité. Le concept de vérité, et par conséquent celui de fausseté, est utilisable dans ce cadre parce qu’il s’agit d’un concept invariable qui n’est pas affecté d’une relativité irréductible. Il repose sur la convention suivante : La vérité d’une proposition consiste en son accord (ou sa correspondance) avec la réalité. Une variante de cet énoncé se trouve dans un passage de la Métaphysique d’Aristote (Livre A, chapitreVII) ? nous rencontrons la première occurence de ce concept. Ce passage dont il existe plusieurs traductions voisines est présenté par A. Tarski sous la forme suivante (A. Tarski, La conception sémantique de la vérité et les fondements de la sémantique, in Logique, sémantique, métamathématique 1923-1944, Paris, Armand Colin, tome 2, 1974, p. 270) : « Dire de ce qui est qu’il n’est pas ou de ce qui n’est pas qu’il est est faux tandis que dire de ce qui est qu’il est, et de ce qui n’est pas qu’il n’est pas est vrai . »

Il s’ensuit que, dans les sciences juridiques, tous les énoncés ou théories qui ne peuvent être confrontés avec la réalité normative ne sont que des hypothèses dont nous ne pouvons apprécier la validité. C’est-à-dire que de telles théories sont susceptibles de n’exprimer que des jugements de valeur, sans rapport avec la réalité, ce qui les rend inutilisables pour la science juridique.

•En second lieu, le raisonnement juridique se heurte à l’impossibilité de démontrer la vérité des assertions. En effet si une théorie peut être invalidée lorsque les conséquences normatives qui en découlent sont contredites par l’observation empirique, il s’avère irréalisable de la confronter avec toutes les situations normatives réalisables. Par conséquent une théorie peut être conservée, lorsqu’elle est corroborée par la réalité normative, jusqu’à ce quelle soit éventuellement invalidée par des confrontations ultérieures. Ce n’est qu’en respectant cette procédure que nous pouvons espérer accroître nos connaissances dans les matières juridiques.

•Enfin, il résulte de ces prémisses que la vérité des assertions sur l’origine ou la cause d’éléments observables, fruit d’un raisonnement inductif, c’est-à-dire qui à partir d’observations en infére leur cause, ne peut être démontrée. Cette impossibilité connue sous la dénomination de « loi de Hume » nous impose le recours exclusif aux raisonnements déductifs conduits à partir d’hypothèses. Les conséquences déduites de ces hypothèses sont alors confrontées à la réalité.

Il découle de tout cela que pour acquérir des connaissances dans les domaines couverts par les sciences juridiques nous sommes contraints de formuler des hypothèses, les théories juridiques, que nous devons confronter à la réalité normative afin de vérifier si elles ne sont pas contredites, c’est-à-dire invalidées. En outre ces observations doivent être conduites avec un certain nombre de précautions qui nous imposent l’utilisation d’un langage spécifique.

1.3 L’utilisation d’un langage spécifique

Les éléments composant les systèmes juridiques sont formalisés au moyen d’actes de langage c’est-à-dire de représentations linguistiques constituées de systèmes de signes et de symboles. L’application des principes épistémologiques de la science juridique requiert l’adoption de critères relatifs à l’analyse de ces actes de langage. Ces précautions sont d’autant plus indispensables que l’on utilise le même vocabulaire et la même syntaxe pour élaborer les actes de langage et pour les décrire. Faute de déterminer au préalable le contenu de telles conventions de langage on débouche sur le paradoxe que les logiciens dénomment « antinomie du menteur » et qui aboutit à l’énoncé suivant : « la proposition ’p’ est vraie si et seulement si la proposition ’p’ n’est pas vraie ». Sans entrer dans le détail, l’existence de cette antinomie établit que tant que l’on refuse la construction d’un langage spécifique il n’est pas possible de prétendre décrire la réalité normative, ce qui revient à renoncer à toute approche scientifique du phénomène juridique.

La solution à ce problème a été fournie par A. Tarski (op. cit.) qui a démontré qu’il suffisait pour s’affranchir de cette antinomie de disposer de deux niveaux de langage. Le premier niveau est constitué par un langage-objet utilisé pour représenter les éléments étudiés. Le deuxième niveau est constitué par un méta-langage, ou langage portant sur un autre langage, qui permet la description des éléments étudiés ainsi que la réalisation des opérations logiques nécessaires au raisonnement portant sur ces mêmes éléments. Ce méta-langage doit non seulement permettre la description des éléments déjà décrits par le langage-objet, mais également autoriser la description des propositions du langage-objet comme des faits. Le méta-langage doit en outre contenir la définition des fonctions logiques et permettre la description des relations entre les propositions du langage-objet résultant de l’application de ces fonctions. Cela revient à dire que le méta-langage doit contenir le langage-objet, les définitions des éléments du langage-objet étudié, ainsi que les définitions des opérateurs logiques. Il est évidemment indispensable que ce méta-langage ne comporte aucun terme non-défini. De cette manière il est possible de mettre en relation les propositions du langage-objet avec la réalité, au moyen de la « fonction de vérité », et on peut alors leur affecter une valeur de vérité selon qu’ils correspondent ou non à cette réalité. Toutes ces opérations sont désormais réalisables dans des conditions permettant d’éviter les paradoxes révélés par l’antinomie du menteur.

L’adaptation de ces principes aux sciences juridiques nous amène nécessairement à tenir compte des deux niveaux de langage : celui qui exprime le contenu des normes juridiques et celui qui permet la description des normes juridiques. Cette distinction est d’autant plus importante qu’il ne peut être affecté à l’énoncé exprimant l’impératif prescrit par une norme aucune valeur de vérité (c’est-à-dire relative à l’application de la fonction de vérité) : une norme juridique n’est ni vraie ni fausse, elle existe ou n’existe pas.

Mais, en revanche, l’énoncé, en tant que proposition portant sur l’existence d’une norme, peut être vrai ou faux. Il en va de même de tous les énoncés décrivant la production, la modification, la disparition des normes juridiques ainsi que leurs relations mutuelles au sein des systèmes normatifs. La mise en place de ces deux niveaux de langage permet par conséquent l’étude scientifique des systèmes normatifs dont l’existence est inséparable du phénomène juridique.

1.4 L’étude des systèmes normatifs

Si la norme juridique constitue l’élément de base du phénomène juridique, elle ne se rencontre pourtant pas à l’état isolé. Le processus d’organisation sociale débouche sur l’élaboration de systèmes normatifs destinés à déterminer les modes de conduite socialement souhaités ou acceptés et à prohiber les autres. Compte tenu du nombre de comportements possibles et de la multiplicité des destinataires, une norme ne saurait exister à l’état isolé. En outre si le champ d’application des systèmes normatifs est étendu dans l’espace, sur un territoire donné, et dans le temps, en raison de la persistance de la formation sociale considérée, ces systèmes en seront d’autant plus complexes. Lorsque s’y ajoute le processus d’institutionnalisation du pouvoir, comme cela advient dans nos sociétés, le système normatif doit alors contenir les impératifs nécessaires à la création des institutions ainsi qu’à leur fonctionnement. Ces systèmes sont alors constitués en ordres juridiques et doivent également régler les relations avec les autres systèmes normatifs aux champs d’application connexes ou concurrents.

La principale conséquence de cette configuration des ordres juridiques concerne l’attribution d’une signification aux dispositions normatives. En effet cette signification ne saurait faire abstraction des normes environnant celle qui est examinée. Tout au contraire, la signification de l’acte de volonté considéré est non seulement fonction de l’environnement normatif, mais est également susceptible d’être modifiée au fur et à mesure des transformations qui affectent cet environnement. Cela revient à dire qu’une disposition normative ne peut être examinée sans tenir compte des relations qu’elle entretient, à un moment donné, avec l’ensemble des autres normes juridiques en vigueur dans le système considéré. Ces relations sont susceptibles d’être conflictuelles puisque peuvent coexister des normes juridiques prescrivant des conduites incompatibles entre elles. Dans ce cas les normes deviennent les protagonistes d’un conflit.

Il n’est alors nul besoin de s’appesantir sur le fait que l’examen des modalités d’organisation des systèmes normatifs ne peut se satisfaire de la simple observation, mais nécessite le recours à une méthodologie fondée sur les principes qui viennent d’être dégagés. L’étude des normes juridiques peut alors être conduite selon des critères scientifiques, c’est-à-dire selon des conventions qui permettent, d’une manière valide, de classer les propositions portant sur les normes juridiques dans la catégorie des propositions vraies ou dans celle des propositions fausses. Il est dès lors possible de dresser une topologie des systèmes normatifs et d’appréhender leurs transformations successives. Cette approche permet également de qualifier le comportement des différents intervenants au sein de l’espace normatif considéré en observant leur influence sur le contenu des prescriptions normatives en vigueur dans cet ordre juridique. Ce n’est qu’en respectant ces contraintes qu’il est possible d’étudier les systèmes normatifs complexes qui constituent les institutions étatiques, objet principal du droit constitutionnel.

2 Le droit constitutionnel et l’Etat

L’évolution des formes d’organisation sociale a débouché sur l’apparition d’une structure qui s’est généralisée et que l’on a convenu d’identifier comme l’« Etat ». Il s’agit en fait d’une catégorie de système normatif présentant un certain nombre de caractéristiques, et au sein le laquelle un recueil de dispositions normatives, dénommé « constitution », joue un rôle particulier. Si la discipline « droit constitutionnel » a été élaborée pour l’étudier elle n’en est pas moins concernée par l’ensemble du phénomène étatique qui est aujourd’hui devenu indissociable du constitutionnalisme. C’est donc plus généralement l’étude des systèmes normatifs étatiques, des constitutions, des institutions qui s’y sont développées, qui délimite le champ d’investigation du droit constitutionnel. Parmi ces institutions certaines ont été spécialement chargées de contrôler l’application des normes juridiques, il s’agit des juridictions. Au sein des nombreuses juridictions qui ont été créées, une catégorie a été investie de la compétence pour connaître de l’application des normes constitutionnelles : les juridictions constitutionnelles. Il est usuel de désigner l’ensemble des instances qui se déroulent devant ces juridictions sous le terme de contentieux constitutionnel. Ce contentieux est ainsi devenu un objet d’étude familier pour les juristes contemporains. Il s’avère indispensable d’en définir l’impact sur la structure et les transformations des systèmes normatifs étatiques. Cet impact est d’ailleurs étroitement lié à la fonction remarquable que revêt au sein des démocraties constitutionnelles le contrôle de la conformité de l’ensemble de la production normative aux prescriptions constitutionnelles.

2.1 L’Etat : une catégorie de système normatif

L’analyse de l’institution étatique comme fait social résultant de l’instauration d’un système de normes, bien qu’elle ne soit pas partagée par l’ensemble des juristes, découle pourtant de l’observation du phénomène juridique.

L’existence de l’Etat suppose une structuration par l’action humaine de l’espace géographique : la zone d’exercice d’un pouvoir politique et le reste de la surface terrestre. Aucune propriété naturelle de telle ou telle portion de l’espace géographique n’est requise pour permettre l’apparition de l’institution étatique. C’est la volonté, exprimée par un groupe social, de s’approprier une portion de la surface terrestre qui crée les conditions de l’instauration de cette forme d’organisation sociale.

Cette appropriation se caractérise par l’édiction d’un certain nombre d’impératifs destinés à instaurer et à maintenir le lien d’un groupe social avec cet espace. Ces impératifs sont des normes juridiques selon la définition que nous avons précédemment adoptée. Leur présence est une condition nécessaire mais non suffisante à l’existence de l’Etat. En effet, avant même que l’organisation d’un groupe social présente les caractéristiques attribuées aux institutions étatiques, la reconnaissance d’un espace juridique public est indissociable de l’apparition des formations sociales. La mise en place de structures sociales supra-individuelles se réalise par l’édiction d’un ensemble d’impératifs qui constituent un système normatif de type juridique. La formalisation du lien de cette organisation sociale avec un espace géographique donné est également assurée par ce système normatif. Ce n’est que lorsque cette formation sociale se dotera d’une structure instaurant un pouvoir politique que l’institution étatique, telle que les juristes ont convenu de l’identifier, apparaît.

L’institution « Etat », à laquelle on a fréquemment tenté de reconnaître une personnalité sur le mode anthropomorphique en l’identifiant notamment à des peuples ou nations doués de volonté, se caractérise par l’existence et le maintien, dans l’espace comme dans le temps, d’une organisation sociale dotée d’un pouvoir politique. Cela signifie que le groupe social accepte l’instauration d’un pouvoir de commandement ou de direction exclusif, confié à des organes spécialisés, les institutions, créés à cette fin. Or quels que soient les facteurs sociaux qui ont provoqué l’adoption d’une telle structure, sa création, son maintien, ses transformations résultent d’une série de prescriptions adressées aux individus composant le groupe social. Il s’agit par conséquent d’un système normatif indissociable de l’existence de l’institution étatique et donnant naissance à l’ordre juridique étatique.

Les attributs qui caractérisent les différentes institutions ne sont que le résultat de la combinaison des diverses contraintes sociales reconnues comme étant nécessaires et créées par toute une série d’actes de volonté émanant de tout ou partie du groupe social considéré. Ces institutions ne disposent pas d’une existence indépendante de la volonté des individus, cette existence étant formalisée par des normes juridiques. Parmi ces normes, certaines jouent un rôle prépondérant car elles proviennent des actes qui ont constitué la structure étatique soit de manière originaire, soit qui y ont apporté des modifications substantielles. Au sein des actes constitutifs de l’Etat, une modalité de dévolution du pouvoir qui est apparue tardivement dans l’histoire des institutions, l’adoption d’une constitution, a profondément transformé la structure des systèmes normatifs étatiques.

2.2 L’apparition du constitutionnalisme : une profonde transformation des systèmes juridiques étatiques

Tout acte qui participe à la détermination de la structure d’un système normatif peut être appelé acte constitutif car il contribue à l’élaboration de son architecture. De nombreux actes peuvent rentrer dans cette catégorie, mais seuls jouent véritablement un rôle constitutif les actes déterminant de manière originaire cette structure, les autres ne sont que des actes dérivés qui n’affectent que de manière secondaire l’architecture initiale. En fait, tous les actes d’une autorité normative modifiant les normes constitutives de l’Etat, et notamment les actes du pouvoir souverain, ressortissent à cette catégorie. Nous pouvons alors parler, en nous appuyant sur la définition donnée par Aristote, de la constitution comme d’un certain ordre institué au sein d’une formation sociale (Aristote, Les politiques, Livre III, chapitre 1, [1]). Cet ordre consiste dans l’institution d’un corpus de règles destiné à régir le type d’organisation sociale adopté.

Néanmoins notre histoire constitutionnelle est venue apporter un élément discriminant au sein de la catégorie des actes constitutifs. A la suite de la Révolution, qui a forgé le concept de constitutionnalisme, la compétence constituante a été attribuée au peuple souverain qui a dès lors détenu le pouvoir constituant originaire. Cet impératif trouve son fondement dans l’égalité des individus, rien ne justifiant qu’un individu ou une partie quelconque d’un groupe social ne dispose a priori du pouvoir de déterminer la forme d’organisation sociale à laquelle la population sera soumise. Il a été « inventé » en France le 17 juin 1789 lorsque le Tiers Etat se reconnaît le droit imprescriptible de représenter la Nation puis, lors du Serment du jeu de Paume, s’octroie la capacité constituante. Ces actes accomplis au nom du peuple français ont pour conséquence essentielle de conférer au peuple une capacité juridique constituante.

La nature des actes constitutifs des institutions étatiques a alors profondément changé puisque seuls sont désormais acceptables comme tels les actes émanant du peuple souverain, sous la dénomination d’actes constituants, car adoptés par le titulaire du pouvoir constituant. Cette transformation affecte en profondeur la structure du système normatif puisque la validité d’un acte constitutif n’est plus appréciée en regard de sa seule légitimité, c’est-à-dire de l’assentiment que lui accorde la formation sociale qu’il régit, mais dépend également du respect d’une procédure : il doit émaner du titulaire du pouvoir constituant.

C’est également à partir de ce moment que la structure hiérarchique du système juridique devient indissociable de l’application de la constitution. En effet cette dernière acquiert le statut d’acte formalisant la volonté du peuple. Elle en est la représentation puisqu’elle est l’instrument nécessaire pour que l’acte de volonté originaire, l’acte constituant, puisse véritablement jouer son rôle de médiateur en permettant à la volonté du souverain de conditionner l’adoption des actes émanant des autorités constituées. Cette hiérarchie indispensable est matérialisée en premier lieu par la séparation entre pouvoir constituant et pouvoirs constitués. Elle débouche ensuite sur la nécessité d’organiser l’ensemble du système normatif juridique selon le mode hiérarchique afin que chaque acte des autorités investies d’un pouvoir normatif soit conforme à la volonté du constituant. Cette hiérarchie, bien que découlant de l’instauration d’une démocratie constitutionnelle, n’est pas toujours effective mais elle devient un paramètre permettant d’analyser la structure des organisations politiques. Au sein de cette structure coexistent un certain nombre d’institutions dont l’étude relève également du droit constitutionnel.

2.3 L’étude des institutions

L’étude des institutions, qui a parfois été considérée comme caractérisant une conception dépassée du droit constitutionnel, est pourtant indissociable de celle des systèmes normatifs. En premier lieu, l’existence et le fonctionnement des institutions étatiques se réalise au moyen de prescriptions contenues dans des normes juridiques spécialisées à cet effet. Cet ensemble de normes ne peut par conséquent être ignoré si l’on étudie la configuration et les transformations des systèmes normatifs.

En second lieu, l’ensemble de la production normative subordonnée à la constitution provient du fonctionnement des institutions instaurées par celle-ci. Il en résulte que la création et la détermination des modalités de fonctionnement des institutions sont des moyens privilégiés pour orienter et contrôler la production normative au sein d’une démocratie constitutionnelle. Il s’avère notamment indispensable de comparer l’architecture et les transformations des institutions avec les finalités insérées dans l’acte constituant afin de vérifier si elles se situent dans le droit fil des orientations adoptées par le titulaire du pouvoir constituant. Il ne faut pas oublier que l’acte constituant matérialise dans une démocratie constitutionnelle les choix du peuple afin de fixer le cadre de l’organisation sociale. Il est par conséquent essentiel de s’assurer que les institutions respectent effectivement ses prescriptions. La mise en évidence des éventuelles contradictions demeure le moyen privilégié pour améliorer leur fonctionnement.

Parmi ces institutions il en est une qui est investie d’une compétence particulièrement importante pour le fonctionnement d’une démocratie constitutionnelle : la juridiction constitutionnelle. Sa raison d’être, le contrôle de la conformité de la production normative aux normes constitutionnelles, confère au contentieux constitutionnel une portée remarquable.

2.4 La fonction du contrôle de constitutionnalité

Le contentieux constitutionnel est devenu un objet d’étude classique du droit constitutionnel. En raison précisément de la fonction spécifique du contrôle de constitutionnalité, il est à même d’exercer une influence sur l’ensemble de la production normative au sein de l’ordre juridique. En effet toute production normative résulte de l’attribution d’une compétence normative à une institution, cette attribution étant réalisée au moyen de normes juridiques. Soit ces normes ont été directement adoptées par le titulaire du pouvoir constituant, soit elles émanent du législateur, ou d’une autorité qui lui est subordonnée, disposant des compétences nécessaires pour créer des institutions.

Dans le premier cas les normes créatrices des institutions ne sont pas toujours susceptibles d’être confrontées directement aux prescriptions constitutionnelles par la juridiction constitutionnelle car cette dernière, en tant que pouvoir constitué, ne dispose pas en principe d’une telle compétence. Il n’en demeure pas moins qu’à l’occasion de son activité contentieuse la juridiction constitutionnelle est amenée à préciser l’interprétation des normes ayant instauré les principales institutions lorsqu’un doute surgit quant à la signification des dispositions constitutionnelles dont elles sont issues. Il s’agit d’une fonction des juridictions constitutionnelles, qui dérive de leur fonction contentieuse, par laquelle est déterminée la signification « objective » de la constitution.

Dans le deuxième cas, les institutions mises en place disposent d’un pouvoir normatif qui ne peut s’exercer que dans le respect des prescriptions constitutionnelles. La compatibilité de l’ensemble de leur production normative avec les normes constitutionnelles dépend de la manière dont est exercé le contrôle de la conformité de ces normes à la constitution. Dans ce cadre une attention particulière doit être apportée à la production normative législative car, de manière classique, les parlements sont chargés de l’adoption des lois qui sont des actes d’application de la constitution. Les juges constitutionnels sont alors les garants de la conformité des lois à la volonté du peuple souverain.

Néanmoins ces fonctions spécifiques du contrôle de constitutionnalité dépendent des modalités de saisine de la juridiction constitutionnelle et des pouvoirs dont elle dispose. Selon la configuration du contrôle de constitutionnalité en vigueur dans un système normatif donné la portée de ce contrôle peut varier dans des proportions considérables. On ne peut par conséquent pas prétendre a priori que le contentieux constitutionnel revêt une portée remarquable. Tout dépend en fait du niveau d’influence du juge constitutionnel sur l’ensemble de la production normative d’un ordre juridique donné. Ces facteurs sont susceptibles de relativiser la portée du contrôle de constitutionnalité qui peut avoir été mis en place pour des finalités autres que la garantie juridictionnelle de la constitution. Il s’agit là encore d’une situation qu’il appartient aux analyses juridiques de clarifier.

* * *

L’intérêt que l’on porte au droit constitutionnel contemporain doit être apprécié. en tenant compte de l’ensemble des éléments qui ont été sommairement exposés. Chacun des thèmes est susceptible d’offrir à son tour un vaste champ d’investigation. L’importance du droit constitutionnel ne saurait par conséquent se limiter à la volonté de conserver à tout prix une branche de l’enseignement universitaire. Tout au contraire, il constitue un instrument indispensable à l’évaluation des transformations qui affectent les ordres juridiques, ainsi que de celles que l’on souhaiterait leur voir apporter. Sous ce dernier aspect, faute de mettre en évidence certains disfonctionnements il s’avère impossible de fournir des remèdes efficaces. C’est une raison supplémentaire, qui s’ajoute à la nécessité de construire une science du droit, pour récuser une approche du droit constitutionnel limitée à une description des institutions en place sans examen critique de leur statut et de leur fonctionnement.

Il faut également préciser que l’intérêt porté aux enjeux du droit constitutionnel est lié à l’existence de l’Etat en tant que forme d’organisation sociale. Un certain nombre d’arguments sont régulièrement avancés pour annoncer ou demander le déclin des institutions étatiques. Il faut relativiser leur portée, non parce que cette institution devrait exister en raison d’un jugement de valeur a priori, mais parce qu’elle constitue jusqu’à présent la forme d’organisation la plus adaptée à nos structures sociales. Le refus des contraintes, sous la forme du rejet de la puissance étatique, ne conduirait qu’à remplacer un pouvoir sur lequel les sujets de droit peuvent exercer un contrôle par un autre, d’une nature différente, qui risque alors d’échapper à toute tentative de limitation. Cette question ressortit aux enjeux du droit constitutionnel car il s’agit d’améliorer l’architecture et le fonctionnement des systèmes normatifs étatiques. Leur remplacement ne deviendra d’actualité que lorsqu’il sera possible de mettre en place une meilleure forme d’organisation sociale. Pour l’instant les régimes politiques censés être fidèles aux principes de la démocratie constitutionnelle demeurent perfectibles dans une large mesure. Beaucoup reste à faire pour concilier la nécessité de maintenir un espace juridique public, seul à même de permettre l’élaboration et la préservation des valeurs de la communauté sociale, avec l’obligation de préserver les droits fondamentaux des individus.

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Citation : Roland RICCI, Les enjeux du droit constitutionnel contemporain , 1er avril 2001, http://www.rajf.org/spip.php?article62

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