Conseil d’Etat, 5 mai 2008, n° 263175, Adiouma K.

Il résulte des dispositions de l’article 68 de la loi du 30 décembre 2002, éclairées par leurs travaux préparatoires, qu’elles ont notamment pour objet d’assurer aux titulaires des prestations mentionnées au I dudit article, versées en remplacement de la pension qu’ils percevaient antérieurement, des conditions de vie dans l’Etat où ils résident en rapport avec la dignité de leurs fonctions passées ou leur permettant d’assumer les conséquences de leur invalidité ; qu’ainsi qu’il a été dit ci-dessus, ces dispositions instaurent, à cette fin, un critère de résidence, apprécié à la date de liquidation de la prestation, permettant de fixer le montant de celle-ci à un niveau, différent dans chaque Etat, tel qu’il garantisse aux intéressés résidant à l’étranger un pouvoir d’achat équivalent à celui dont ils bénéficieraient s’ils avaient leur résidence en France, sans pouvoir lui être supérieur.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 263175

M. K.

M. Florian Blazy
Rapporteur

M. Pierre Collin
Commissaire du gouvernement

Séance du 26 mars 2008
Lecture du 5 mai 2008

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d’Etat statuant au contentieux

(Section du contentieux, 9ème et 10ème sous-sections réunies)

Sur le rapport de la 9ème sous-section de la Section du contentieux

Vu la requête, enregistrée le 30 décembre 2003 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentée pour M. Adiouma K. ; M. K. demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler l’article 1er du décret du 3 novembre 2003 pris pour l’application de l’article 68 de la loi de finances rectificative pour 2002 instituant un dispositif de révision des prestations versées aux ressortissants des pays placés antérieurement sous la souveraineté française résidant hors de France ;

2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 1 000 euros en application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et le premier protocole additionnel à cette convention ;

Vu l’accord multilatéral sur les droits fondamentaux des nationaux des Etats de la Communauté du 22 juin 1960 ;

Vu le code des pensions civiles et militaires de retraite ;

Vu l’ordonnance n° 58-1374 du 30 décembre 1958 portant loi de finances pour 1959 ;

Vu la loi n° 59-1454 du 26 décembre 1959 portant loi de finances pour 1960 ;

Vu la loi n° 81-734 du 3 août 1981 portant loi de finances rectificative pour 1981 ;

Vu la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;

Vu la loi n° 2002-1576 du 30 décembre 2002 portant loi de finances rectificative pour 2002 ;

Vu le décret n° 2003-1044 du 3 novembre 2003 et l’arrêté du 3 novembre 2003 pris pour son application ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Florian Blazy, Auditeur,

- les observations de la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de M. K.,

- les conclusions de M. Pierre Collin, Commissaire du gouvernement ;

Considérant que M. K. demande l’annulation de l’article 1er du décret du 3 novembre 2003 pris pour l’application de l’article 68 de la loi de finances rectificative pour 2002 instituant un dispositif de révision des prestations versées aux ressortissants des pays placés antérieurement sous la souverainement française résidant hors de France ;

Sans qu’il soit besoin de statuer sur la fin de non-recevoir opposée par le ministre de la défense ;

Considérant, en premier lieu, que l’article 1er du décret contesté, qui se borne à préciser que le lieu de résidence au sens de l’article 68-II de la loi du 30 décembre 2002 portant loi de finances rectificative pour 2002 est celui déclaré par le bénéficiaire lors de la liquidation initiale de ses droits, ne viole pas ces dispositions législatives, dont il précise l’une des modalités d’application ;

Considérant, en deuxième lieu, que M. K. soutient que les dispositions législatives mentionnées ci-dessus et celles du décret qu’il attaque méconnaissent l’égalité des droits instaurée par l’accord multilatéral sur les droits fondamentaux des nationaux des Etats de la Communauté du 22 juin 1960 et par la convention d’établissement entre la République française et la Fédération du Mali signée à la même date, le Sénégal ayant été, pour ce qui le concerne, substitué aux droits et obligations résultant des accords de coopération alors signés entre la République française et la Fédération du Mali, par l’effet de l’échange de lettres des 16 et 19 septembre 1960 entre le Président du Conseil de la République du Sénégal et le Premier ministre de la République française ; que, toutefois, d’une part, la convention d’établissement signée entre la République française et la Fédération du Mali a été abrogée et remplacée par la convention d’établissement entre la République française et la République du Sénégal du 29 mars 1974 et que, d’autre part, il ressort des stipulations de l’accord multilatéral sur les droits fondamentaux des nationaux des Etats de la Communauté qu’elles n’ont, en tout état de cause, ni pour objet ni pour effet de déroger aux règles applicables en matière de pensions, notamment en ce qu’elles déterminent le lieu de résidence ; qu’il suit de là que le moyen tiré par M. K. de la méconnaissance de ces stipulations ne peut qu’être écarté ;

Considérant, en troisième lieu, qu’aux termes de l’article 71 de la loi du 26 décembre 1959 rendu applicable aux ressortissants sénégalais par l’article 14 de la loi du 21 décembre 1979, modifié par l’article 22 de la loi du 31 décembre 1981 : "I - A compter du 1er janvier 1961, les pensions, rentes ou allocations viagères imputées sur le budget de l’Etat ou d’établissements publics, dont sont titulaires les nationaux des pays ou territoires ayant appartenu à l’Union française ou à la Communauté ou ayant été placés sous le protectorat ou sous la tutelle de la France, seront remplacées pendant la durée normale de leur jouissance personnelle par des indemnités annuelles en francs, calculées sur la base des tarifs en vigueur pour lesdites pensions ou allocations à la date de leur transformation ." ; qu’aux termes de l’article 68 de la loi du 30 décembre 2002 portant loi de finances rectificative pour 2002 : "I. Les prestations servies en application des articles 170 de l’ordonnance n° 58-1374 du 30 décembre 1958 portant loi de finances pour 1959, 71 de la loi de finances pour 1960 (n° 59-1454 du 26 décembre 1959) et 26 de la loi de finances rectificative pour 1981 (n° 81-734 du 3 août 1981) sont calculées dans les conditions prévues aux paragraphes suivants./ II. Lorsque, lors de la liquidation initiale des droits directs ou à réversion, le titulaire n’a pas sa résidence effective en France, la valeur du point de base de sa prestation, telle qu’elle serait servie en France, est affectée d’un coefficient proportionnel au rapport des parités de pouvoir d’achat dans le pays de résidence et des parités de pouvoir d’achat de la France. Les parités de pouvoir d’achat du pays de résidence sont réputées être au plus égales à celles de la France. (.)/ Les parités de pouvoir d’achat sont celles publiées annuellement par l’Organisation des Nations unies ou, à défaut, sont calculées à partir des données économiques existantes./ III. Le coefficient dont la valeur du point de pension est affectée reste constant jusqu’au 31 décembre de l’année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu la liquidation des droits effectuée en application de la présente loi. Ce coefficient, correspondant au pays de résidence du titulaire lors de la liquidation initiale des droits, est ensuite réévalué annuellement./ (.)" ;

Considérant qu’aux termes de l’article 1er de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : "Les Hautes parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente convention" ; qu’aux termes de l’article 14 de la même convention : "La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation" ; que selon les stipulations de l’article 1er du premier protocole additionnel à cette convention : "Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. (.)" ; que si ces stipulations ont pour objet d’assurer un juste équilibre entre l’intérêt général et, d’une part, la prohibition de toute discrimination fondée notamment sur l’origine nationale et, d’autre part, les impératifs de sauvegarde du droit de propriété, elles laissent cependant au législateur national une marge d’appréciation, tant pour choisir les modalités de mise en œuvre du dispositif de révision des prestations versées aux ressortissants des pays placés antérieurement sous la souveraineté française résidant hors de France que pour juger si un tel dispositif trouve des justifications appropriées dans des considérations d’intérêt général en rapport avec l’objet de la loi ;

Considérant qu’il résulte des dispositions de l’article 68 de la loi du 30 décembre 2002, éclairées par leurs travaux préparatoires, qu’elles ont notamment pour objet d’assurer aux titulaires des prestations mentionnées au I dudit article, versées en remplacement de la pension qu’ils percevaient antérieurement, des conditions de vie dans l’Etat où ils résident en rapport avec la dignité de leurs fonctions passées ou leur permettant d’assumer les conséquences de leur invalidité ; qu’ainsi qu’il a été dit ci-dessus, ces dispositions instaurent, à cette fin, un critère de résidence, apprécié à la date de liquidation de la prestation, permettant de fixer le montant de celle-ci à un niveau, différent dans chaque Etat, tel qu’il garantisse aux intéressés résidant à l’étranger un pouvoir d’achat équivalent à celui dont ils bénéficieraient s’ils avaient leur résidence en France, sans pouvoir lui être supérieur ; que les dispositions du III de l’article 68 de la loi du 30 décembre 2002, reprises à l’article 3 du décret du 3 novembre 2003, prévoyant que "le montant des prestations qui résulterait de l’application des coefficients (de calcul desdites prestations) ne peut être inférieur à celui que le titulaire d’une prestation a perçu en vertu des dispositions mentionnées au I, majoré de 20 %", visent à assurer aux bénéficiaires résidant dans des Etats dont le revenu national brut par habitant est particulièrement faible des conditions de vie correspondant à celles évoquées ci-dessus, ce que ne permettrait pas la stricte application des coefficients définis par l’article 68 de la loi du 30 décembre 2002 ; que les dispositions des I, II et III de cet article poursuivent un objectif d’utilité publique en étant fondées sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec l’objet de la loi ; que si le critère de résidence susmentionné n’est pas applicable aux ressortissants français qui résidaient à l’étranger à la date de liquidation de leur pension, cette différence de traitement, de portée limitée, relève de la marge d’appréciation que les stipulations précitées de l’article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales réservent au législateur national, eu égard notamment aux inconvénients que présenterait l’ajustement à la baisse des pensions déjà liquidées de ces ressortissants français qui ont vocation à résider en France ; que, par suite, les dispositions des I, II et III de l’article 68 de la loi du 30 décembre 2002, ainsi que celles du décret contesté qui ont été prises pour leur application, ne sont pas incompatibles avec les stipulations de l’article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Considérant, en quatrième et dernier lieu, que si les dispositions rétroactives du IV de l’article 68 de la loi précitée du 30 décembre 2002, qui ont pour objet d’influer sur l’issue des procédures juridictionnelles en cours, méconnaissent les stipulations du §1 de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, il découle toutefois de l’objet même de ces stipulations que l’incompatibilité entre les dispositions précitées de l’article 71 de la loi du 26 décembre 1959 et les stipulations de l’article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne peut être utilement invoquée que par les requérants qui ont engagé une action contentieuse avant le 5 novembre 2003, date d’entrée en vigueur du décret d’application des dispositions de la loi du 30 décembre 2002 ;

Considérant que les conditions dans lesquelles l’article 1er attaqué du décret du 3 novembre 2003 peut légalement trouver à s’appliquer à des demandes, notamment à la situation de M. K., sont sans incidence sur sa légalité, dès lors que cet article 1er est pris pour l’application du II et du III de l’article 68 de la loi de finances rectificative de 2002 du 30 décembre 2002 et non des dispositions du IV du même article aux termes desquelles : "(.) les dispositions des II et III sont applicables à compter du 1er janvier 1999. / Ce dispositif spécifique s’applique sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée et des contentieux contestant le caractère discriminatoire des textes visés au I, présentés devant les tribunaux avant le 1er novembre 2002." ; qu’ainsi, le moyen tiré du caractère rétroactif des dispositions du décret attaqué est inopérant ; que pour les mêmes motifs, le moyen tiré de ce que l’application rétroactive de ces dispositions serait incompatible avec les stipulations du § 1 de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne peut être utilement invoqué à l’encontre des dispositions attaquées du décret ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que M. K. n’est pas fondé à demander l’annulation du décret du 3 novembre 2003 ;

Sur l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991 :

Considérant que les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que l’Etat qui n’est pas la partie perdante dans la présente instance, verse à la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de M. K., la somme que celle-ci demande, en application des dispositions de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique, pour les frais que les intéressés auraient exposés s’ils n’avaient pas bénéficié de l’aide juridictionnelle ;

D E C I D E :

Article 1er : La requête de M. K. est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. Adiouma K., au Premier ministre, au ministre de la défense, au ministre de l’économie, de l’industrie et de l’emploi, au ministre du budget, des comptes publics et de la fonction publique et au ministre des affaires étrangères et européennes.

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