Conseil d’Etat, 21 mars 2008, n° 291403, André M.

Il résulte des principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives que les justiciables ont droit à ce que leurs requêtes soient jugées dans un délai raisonnable. Si la méconnaissance de cette obligation est sans incidence sur la validité de la décision juridictionnelle prise à l’issue de la procédure, les justiciables doivent néanmoins pouvoir en faire assurer le respect ; qu’ainsi, lorsque la méconnaissance du droit à un délai raisonnable de jugement leur a causé un préjudice, ils peuvent obtenir la réparation du dommage ainsi causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 291403

M. M.

M. Jean de L’Hermite
Rapporteur

M. Terry Olson
Commissaire du gouvernement

Séance du 11 janvier 2008
Lecture du 21 mars 2008

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d’Etat statuant au contentieux

(Section du contentieux, 5ème et 4ème sous-sections réunies)

Sur le rapport de la 5ème sous-section de la section du contentieux

Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 16 mars et 11 juillet 2006 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés pour M. André M. ; M. M. demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler l’arrêt du 10 novembre 2005 par lequel la cour administrative d’appel de Nancy a rejeté sa requête tendant à l’annulation du jugement du 5 novembre 2004 par lequel le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l’Etat à lui verser une indemnité en réparation du préjudice qu’il estime avoir subi du fait de la durée excessive de la procédure contentieuse devant le juge administratif ;

2°) réglant l’affaire au fond, d’annuler le jugement du 5 novembre 2004 et de lui verser une indemnité de 15 000 euros ;

3°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 3 000 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales :

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Jean de L’Hermite, Maître des Requêtes,

- les observations de la SCP Laugier, Caston, avocat de M. M.,

- les conclusions de M. Terry Olson, Commissaire du gouvernement ;

Sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête ;

Considérant que M. M. a déféré devant la juridiction administrative une décision du 17 décembre 1991 du directeur de l’institut national de la propriété intellectuelle refusant de le réintégrer dans les cadres de cet établissement public à l’issue d’une période pendant laquelle il avait été mis à la disposition d’un autre organisme ; que cette décision a été annulée par un jugement du 14 mars 1996 du tribunal administratif de Paris, confirmé par un arrêt du 6 avril 1999 de la cour administrative d’appel de Paris ; qu’un pourvoi en cassation a été rejeté par le Conseil d’Etat le 29 avril 2002 ; que M. M. a recherché la responsabilité de l’Etat à raison de la durée de cette procédure ; qu’il se pourvoit en cassation contre l’arrêt par lequel la cour administrative d’appel de Nancy, confirmant un jugement du tribunal administratif de Strasbourg, lui a refusé toute indemnité ;

Considérant qu’il résulte des principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives que les justiciables ont droit à ce que leurs requêtes soient jugées dans un délai raisonnable ; que si la méconnaissance de cette obligation est sans incidence sur la validité de la décision juridictionnelle prise à l’issue de la procédure, les justiciables doivent néanmoins pouvoir en faire assurer le respect ; qu’ainsi, lorsque la méconnaissance du droit à un délai raisonnable de jugement leur a causé un préjudice, ils peuvent obtenir la réparation du dommage ainsi causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice ;

Considérant que pour juger que le droit de M. M. de voir sa cause jugée dans un délai raisonnable n’avait pas été méconnu en l’espèce, la cour administrative d’appel de Nancy a relevé que le tribunal administratif de Paris avait, par son jugement du 14 mars 1996, prononcé l’annulation de la décision du 17 décembre 1991 du directeur de l’institut national de la propriété intellectuelle et que l’intéressé n’avait pas usé de la faculté qui lui était ouverte par l’article L. 8-4, alors en vigueur, du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel de demander l’exécution de ce jugement faisant droit à sa demande ; qu’en se fondant sur cet élément, qui est sans incidence sur le principe et sur l’étendue de la responsabilité de l’Etat, et en s’abstenant de rechercher si l’affaire avait été jugée dans un délai raisonnable compte tenu de la durée des instances auxquelles elle avait donné lieu en premier ressort, en appel et en cassation, les juges du fond ont commis une erreur de droit ; que M. M. est fondé à demander, pour ce motif, l’annulation de l’arrêt attaqué ;

Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application de l’article L. 821-2 du code de justice administrative et de régler l’affaire au fond ;

Sur la responsabilité de l’Etat :

Considérant qu’il résulte de l’instruction que M. M. a saisi le tribunal administratif de Strasbourg le 17 février 1992 ; que l’affaire a été transmise au tribunal administratif de Paris, territorialement compétent, qui a statué par un jugement du 14 mars 1996 notifié le 10 avril ; que, saisie le 7 juin 1996, la cour a confirmé ce jugement par un arrêt du 6 avril 1999 notifié le 13 avril 1999 ; que le Conseil d’Etat s’est prononcé par une décision du 29 avril 2002 notifiée le 28 mai 2002 ; que la procédure a duré 10 ans et trois mois, alors que l’affaire ne présentait pas de difficulté particulière et nécessitait, compte tenu des conséquences de la décision attaquée sur la situation professionnelle de l’intéressé, une diligence particulière ; que le droit de M. M. à un délai raisonnable de jugement a par suite été méconnu ; qu’ainsi, M. M. est fondé à soutenir que c’est à tort que le tribunal administratif de Strasbourg a, par jugement du 5 novembre 2004, estimé que la responsabilité de l’Etat n’était pas engagée ;

Sur le préjudice :

Considérant qu’il résulte de l’instruction que la durée excessive de la procédure contentieuse a occasionné pour M. M. un préjudice moral consistant en des désagréments qui vont au-delà des préoccupations habituellement causées par un procès ; que, dans les circonstances de l’espèce, il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en condamnant l’Etat à lui verser une indemnité de 8 000 euros ;

Considérant que si M. M. demande en outre la réparation des pertes de rémunération et des troubles dans les conditions d’existence qu’il a subis pendant la période durant laquelle il a été évincé de son emploi, ces préjudices ne résultent pas de la durée de la procédure mais de la décision prise par le directeur de l’institut national de la propriété intellectuelle ; que leur réparation ne saurait par suite être mise à la charge de l’Etat ;

Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant qu’il y a lieu de mettre à la charge de l’Etat une somme de 4 000 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative au titre des frais engagés par M. M. devant le Conseil d’Etat, la cour administrative d’appel de Nancy et le tribunal administratif de Strasbourg et non compris dans les dépens ;

D E C I D E :

Article 1er : L’arrêt du 10 novembre 2005 de la cour administrative d’appel de Nancy et le jugement du 5 novembre 2004 du tribunal administratif de Strasbourg sont annulés.

Article 2 : L’Etat versera à M. M. une indemnité de 8 000 euros et une somme de 4 000 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le surplus des conclusions présentées par M. M. devant le Conseil d’Etat, la cour administrative d’appel de Nancy et le tribunal administratif de Strasbourg est rejeté.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. André M. et au garde des sceaux, ministre de la justice.

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