Conseil d’Etat, 30 juin 2004, n° 261919, Ministre de l’équipement, des transports, du logement, du tourisme et de la mer c/ M. Jean-François F.

S’il est toujours loisible à l’administration d’exiger la détention, par les candidats à l’attribution d’un marché public, d’un niveau de qualification minimal, il appartient au juge administratif, saisi en application des dispositions précitées de l’article L. 551-1 du code de justice administrative, de s’assurer que cette exigence, lorsqu’elle a pour effet de limiter la concurrence en restreignant le nombre des fournisseurs possibles, est objectivement rendue nécessaire par l’objet du marché et la nature des prestations à réaliser.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 261919

MINISTRE DE L’EQUIPEMENT, DES TRANSPORTS, DU LOGEMENT, DU TOURISME ET DE LA MER
c/ M. F.

M. Julien Boucher
Rapporteur

M. Didier Casas
Commissaire du gouvernement

Séance du 16 juin 2004
Lecture du 30 juin 2004

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d’Etat statuant au contentieux

(Section du contentieux, 7ème et 2ème sous-sections réunies)

Sur le rapport de la 7ème sous-section de la Section du contentieux

Vu le recours du MINISTRE DE L’EQUIPEMENT, DES TRANSPORTS, DU LOGEMENT, DU TOURISME ET DE LA MER, enregistré le 19 novembre 2003 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat ; le MINISTRE DE L’EQUIPEMENT, DES TRANSPORTS, DU LOGEMENT, DU TOURISME ET DE LA MER demande au Conseil d’Etat d’annuler l’ordonnance du 31 octobre 2003 par laquelle le juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Limoges a, d’une part, suspendu la procédure de passation du marché ayant pour objet la réalisation de levers topographiques et fonciers en vue de l’aménagement à deux fois deux voies de la route nationale 141 entre La Barre et Le Breuil (Haute-Vienne) ainsi que de toute décision s’y rapportant, d’autre part, enjoint à l’administration de supprimer toute clause ou prescription imposant la qualité de géomètre-expert dans les pièces contractuelles ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code des marchés publics ;

Vu la loi n° 46-942 du 7 mai 1946 modifiée ;

Vu le décret n° 96-478 du 31 mai 1996 modifié ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Julien Boucher, Auditeur,
- les observations de Me Copper-Royer, avocat du conseil supérieur de l’ordre des géomètres experts et de la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de M. F.,
- les conclusions de M. Didier Casas, Commissaire du gouvernement ;

Considérant qu’aux termes de l’article L. 551-1 du code de justice administrative : "Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu’il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation des marchés publics et des conventions de délégation de service public. / Les personnes habilitées à agir sont celles qui ont un intérêt à conclure le contrat et qui sont susceptibles d’être lésées par ce manquement, ainsi que le représentant de l’Etat dans le département dans le cas où le contrat est conclu ou doit être conclu par une collectivité territoriale ou un établissement public local. / Le président du tribunal administratif peut être saisi avant la conclusion du contrat. Il peut ordonner à l’auteur du manquement de se conformer à ses obligations et suspendre la passation du contrat ou l’exécution de toute décision qui s’y rapporte. Il peut également annuler ces décisions et supprimer les clauses ou prescriptions destinées à figurer dans le contrat et qui méconnaissent lesdites obligations. Dès qu’il est saisi, il peut enjoindre de différer la signature du contrat jusqu’au terme de la procédure et pour une durée maximum de vingt jours. / (.) Le président du tribunal administratif ou son délégué statue en premier et dernier ressort en la forme des référés" ;

Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Limoges que, par un avis d’appel public à la concurrence envoyé à la publication le 28 juillet 2003, l’Etat a lancé un appel d’offres ouvert pour l’attribution d’un marché à bons de commande ayant pour objet "l’exécution de levers topographiques et fonciers nécessaires aux études et acquisitions d’emprises pour l’aménagement à deux fois deux voies de la route nationale 141 entre La Barre et Le Breuil, sur le territoire des communes de Saint-Victurnien, Verneuil-sur-Vienne et Veyrac", dans la Haute-Vienne ; qu’après avoir enjoint à la personne responsable du marché, par une ordonnance du 16 octobre 2003, de différer la signature du contrat au plus tard jusqu’au 3 novembre 2003, le juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Limoges, saisi, sur le fondement des dispositions précitées de l’article L. 551-1 du code de justice administrative, par M. Jean-Paul F., exerçant la profession de géomètre-topographe, a, par une ordonnance du 31 octobre 2003, suspendu la procédure de passation du marché litigieux et l’exécution de toute décision s’y rapportant et enjoint à l’Etat de supprimer toute prescription ou clause imposant la qualité de géomètre-expert dans les pièces contractuelles ; que le MINISTRE DE L’EQUIPEMENT, DES TRANSPORTS, DU LOGEMENT, DU TOURISME ET DE LA MER se pourvoit en cassation contre cette dernière ordonnance ;

Considérant qu’aux termes de l’article 1er de la loi du 7 mai 1946 modifiée instituant l’ordre des géomètres-experts : "Le géomètre-expert est un technicien exerçant une profession libérale qui, en son propre nom et sous sa responsabilité personnelle : / 1° Réalise les études et les travaux topographiques qui fixent les limites des biens fonciers et, à ce titre, lève et dresse, à toutes échelles et sous quelque forme que ce soit, les plans et documents topographiques concernant la définition des droits attachés à la propriété foncière, tels que les plans de division, de partage, de vente et d’échange des biens fonciers, les plans de bornage ou de délimitation de la propriété foncière (.)" ; qu’aux termes de l’article 2 de la même loi : "Peuvent seuls effectuer les travaux prévus au 1° de l’article 1er les géomètres-experts inscrits à l’ordre conformément aux articles 3 et 26 (.)" ; que, si le MINISTRE DE L’EQUIPEMENT, DES TRANSPORTS, DU LOGEMENT, DU TOURISME ET DE LA MER fait valoir que les prestations topographiques faisant l’objet du marché litigieux ont notamment pour objet de préparer les acquisitions d’emprises nécessaires aux travaux d’aménagement à deux fois deux voies de la portion de route nationale dont il s’agit, déclarés d’utilité publique par un décret du 6 janvier 2000, il ne ressort pas des pièces du dossier soumis au juge des référés précontractuels que ces prestations - y compris celles, relatives à la définition et à la matérialisation de l’emprise de l’ouvrage projeté, figurant, sur la liste des prix quantifiée, sous l’intitulé "levers parcellaires" - aient eu directement pour objet la délimitation des biens fonciers et la définition des droits qui y sont attachés ; que, notamment, il n’est pas soutenu que ces prestations aient eu pour objet la détermination des parcelles à exproprier ; qu’ainsi, en estimant qu’elles n’étaient pas au nombre de celles dont les dispositions précitées de la loi du 7 mai 1946 réservent l’exécution aux géomètres-experts inscrits à l’ordre, le juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Limoges n’a pas inexactement qualifié les faits de l’espèce ;

Considérant que, s’il est toujours loisible à l’administration d’exiger la détention, par les candidats à l’attribution d’un marché public, d’un niveau de qualification minimal, il appartient au juge administratif, saisi en application des dispositions précitées de l’article L. 551-1 du code de justice administrative, de s’assurer que cette exigence, lorsqu’elle a pour effet de limiter la concurrence en restreignant le nombre des fournisseurs possibles, est objectivement rendue nécessaire par l’objet du marché et la nature des prestations à réaliser ; que le juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Limoges, qui a souverainement estimé que le souci de qualité et d’efficacité invoqué par l’administration ne suffisait pas à justifier l’exigence de détention du titre de géomètre-expert pour l’exécution de travaux ne rentrant pas, ainsi qu’il l’avait précédemment constaté, dans le champ défini par les dispositions précitées du 1° de l’article 1er de la loi du 7 mai 1946, n’a, dès lors, commis aucune erreur de droit en en déduisant que l’administration avait méconnu ses obligations de mise en concurrence en faisant figurer dans le règlement de la consultation une telle exigence ;

Considérant, enfin, que, dès lors que, ainsi qu’il vient d’être dit, le premier juge estimait que l’administration ne pouvait, sans méconnaître ses obligations de mise en concurrence, exiger des candidats à l’attribution du marché litigieux, eu égard à la nature des prestations à réaliser, la détention du titre de géomètre-expert, la circonstance alléguée que les professionnels non membres de l’ordre conservaient la possibilité de présenter leur candidature en groupement avec un géomètre-expert était sans influence sur l’existence du manquement ainsi caractérisé ; que revêt, dès lors, un caractère surabondant le motif, tiré des dispositions de l’article 50 du décret du 31 mai 1996 modifié portant règlement de la profession de géomètre-expert et code des devoirs professionnels, par lequel le juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Limoges a cru devoir écarter le moyen présenté en défense, sur ce point, par l’administration ; qu’ainsi, alors même qu’il serait entaché d’erreur de droit, ce motif ne peut être utilement critiqué devant le juge de cassation ;

Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que le MINISTRE DE L’EQUIPEMENT, DES TRANSPORTS, DU LOGEMENT, DU TOURISME ET DE LA MER n’est pas fondé à demander l’annulation de l’ordonnance attaquée, qui est suffisamment motivée ;

Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application de ces dispositions et de mettre à la charge de l’Etat la somme de 3 000 euros que M. F. demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ; que ces dispositions font obstacle, en revanche, et en tout état de cause, à ce que soit mise à la charge de M. F. la somme que le conseil supérieur de l’ordre des géomètres-experts, qui, n’ayant été appelé en la cause que pour produire des observations, n’est pas partie à la présente instance, demande au titre des mêmes frais ;

D E C I D E :

Article 1er : Le recours du MINISTRE DE L’EQUIPEMENT, DES TRANSPORTS, DU LOGEMENT, DU TOURISME ET DE LA MER est rejeté.

Article 2 : L’Etat versera à M. F. une somme de 3 000 euros en application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Les conclusions du conseil supérieur de l’ordre des géomètres-experts tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 4 : La présente décision sera notifiée au MINISTRE DE L’EQUIPEMENT, DES TRANSPORTS, DE L’AMENAGEMENT DU TERRITOIRE, DU TOURISME ET DE LA MER, à M. Jean-Paul F. et au conseil supérieur de l’ordre des géomètres-experts.

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