Si un contrat légalement formé tient lieu de loi à ceux qui l’ont fait et ne peut en principe être révoqué ni modifié que de leur consentement mutuel, il n’en est pas de même lorsque les manœuvres de l’une des parties ont constitué un dol. Ces manœuvres entraînent la résolution du contrat s’il est prouvé que sans elles l’autre partie n’aurait pas contracté ; qu’elles ne donnent lieu en revanche qu’à des dommages et intérêts au profit du contractant qui en a subi les effets lorsque, sans être la cause déterminante de sa volonté, elles ont eu pour résultat de l’amener à accepter des conditions plus onéreuses que celles auxquelles il aurait dû normalement souscrire et de lui causer ainsi un préjudice dont il est fondé à demander réparation.
COUR ADMINISTRATIVE D’APPEL DE PARIS
N° 99PA01032
SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS
Mme TRICOT
Président
M. KOSTER
Rapporteur
M. HAÏM
Commissaire du Gouvernement
Séance du 6 mai 2004
Lecture du 18 mai 2004
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR ADMINISTRATIVE D’APPEL DE PARIS
VU la requête, enregistrée au greffe de la cour le 7 avril 1999 sous le n° 99PA01032, présentée pour la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS dont le siège est 88 rue Saint-Lazare 75436 Paris cedex 09, par Me DURUPTY, avocat ; la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS demande à la cour :
1°) d’annuler le jugement n° 97 14012/6 en date du 15 décembre 1998 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à la condamnation de la société Fougerolle-Ballot à lui verser la somme de 966.200 F en réparation du préjudice qu’elle a subi du fait des manœuvres dolosives commises par cette société pour l’attribution du marché des travaux du hors lot 39-16 du TGV Nord conclu le 16 janvier 1991 ;
2°) de condamner ladite société à lui verser les sommes de 966.200 F à titre de dommages-intérêts et de 60.000 F en application des dispositions de l’article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ;
VU les autres pièces du dossier ;
VU le code civil ;
VU la loi n° 97-135 du 13 février 1997 ;
VU les décrets n°s 97-444 et 97-445 du 5 mai 1997 ;
VU le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience ;
Après avoir entendu au cours de l’audience publique du 6 mai 2004 :
le rapport de M. KOSTER, premier conseiller,
les observations de Me DURUPTY, avocat, pour la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANÇAIS, et celles de Me TCHEKHOFF, avocat, pour la société Fougerolle-Ballot,
et les conclusions de M. HAÏM, commissaire du Gouvernement ;
Considérant que le marché du hors lot 39-16 du TGV Nord porte sur la réalisation de l’ouvrage de franchissement de l’autoroute A25 à hauteur de la commune d’Ennetières-en-Weppes dans le département du Nord ; que l’avis d’appel à candidatures a été lancé le 23 octobre 1990 ; que l’ouverture des plis est intervenue le 30 novembre 1990 ; que, par lettre de commande du 16 janvier 1991, la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANÇAIS a attribué le marché au groupement conduit par la société Fougerolle-Ballot pour un montant de 13,8 millions de Francs ; que la réception des travaux a été prononcée le 27 mars 1992 et le décompte général et définitif du marché arrêté par la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANÇAIS le 29 décembre 1992 ; qu’estimant que la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANÇAIS avait commis une faute en ne tenant pas compte de l’ordonnance du président du tribunal de grande instance de Nanterre du 18 septembre 1990 autorisant une enquête au motif qu’existaient des indices précis, graves et concordants laissant présumer que les entreprises candidates aux appels d’offres relatifs à la construction du TGV Nord et de son interconnexion s’étaient livrées à des pratiques anticoncurrentielles, le tribunal administratif de Paris a, par le jugement susvisé du 15 décembre 1998, rejeté la demande de la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANÇAIS tendant à la condamnation de la société Fougerolle-Ballot à lui verser la somme de 966.200 F en réparation du préjudice résultant des manœuvres dolosives commises par cette société lors de l’attribution du marché des travaux du hors lot 36-16 du TGV Nord ; que la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANÇAIS fait appel de ce jugement ;
Sur la recevabilité de la demande de première instance :
Considérant qu’aux termes de l’article 5 de la loi susvisée du 13 février 1997 : " Les biens constitutifs de l’infrastructure et les immeubles non affectés à l’exploitation de transport appartenant à l’Etat et gérés par la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANÇAIS sont, à la date du 1er janvier 1997, apportés en pleine propriété à Réseau ferré de France " ; qu’aux termes de l’article 6 de la même loi ; " Réseau ferré de France est substitué à la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANÇAIS pour les droits et obligations liés aux biens qui lui sont apportés, à l’exception de ceux afférents à des dommages constatés avant le 1er janvier 1997 ... " ;
Considérant, en premier lieu, qu’il résulte de l’instruction et notamment des procès-verbaux d’audition et de constat de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de répression des fraudes (DGCCRF) et des constatations du conseil de la concurrence, antérieurs au 1er janvier 1997, que la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANÇAIS a été victime d’une entente généralisée sur les marchés de génie civil du TGV Nord ; que, selon le rapport de la cour des comptes rendu public en octobre 1996, cette entente a engendré pour la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANÇAIS un surcoût de l’ordre de 14,5% sur l’ensemble des marchés de construction des lignes nouvelles ; que le dommage subi par la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANÇAIS, résultant du surprix payé aux entreprises qui se sont livrées aux manœuvres leur ayant permis d’obtenir le 16 janvier 1991 le marché litigieux relatif aux travaux du hors lot 39-16 du TGV Nord, a donc été constaté avant le 1er janvier 1997 ;
Considérant, en second lieu, qu’en cas de transmission de propriété, le maître d’ouvrage initial ne perd pas la faculté d’exercer les actions en justice qui présentent pour lui un intérêt direct et certain ; que la demande de la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANÇAIS tend à la réparation d’un préjudice qu’elle a supporté dans le cadre d’un marché de travaux qui a donné lieu à un décompte général et définitif arrêté le 29 décembre 1992 ; que, dès lors, le transfert à Réseau ferré de France des biens résultant de ce marché n’est pas de nature à priver la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANÇAIS de son intérêt direct et certain à obtenir réparation de ce préjudice ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la société défenderesse n’est pas fondée à soutenir que la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANÇAIS n’aurait pas intérêt à agir à son encontre ;
Sur les responsabilité encourues :
Considérant que si un contrat légalement formé tient lieu de loi à ceux qui l’ont fait et ne peut en principe être révoqué ni modifié que de leur consentement mutuel, il n’en est pas de même lorsque les manœuvres de l’une des parties ont constitué un dol ; que ces manœuvres entraînent la résolution du contrat s’il est prouvé que sans elles l’autre partie n’aurait pas contracté ; qu’elles ne donnent lieu en revanche qu’à des dommages et intérêts au profit du contractant qui en a subi les effets lorsque, sans être la cause déterminante de sa volonté, elles ont eu pour résultat de l’amener à accepter des conditions plus onéreuses que celles auxquelles il aurait dû normalement souscrire et de lui causer ainsi un préjudice dont il est fondé à demander réparation ;
Considérant qu’il résulte de l’instruction et notamment des constatations effectuées par le conseil de la concurrence que la société Léon Ballot-BTP, aux droits et obligations de laquelle vient la société Fougerolle-Ballot, a participé aux concertations et échanges d’informations qui ont eu lieu dès le mois de mai 1988 entre les principales entreprises de travaux publics en vue de répartir les travaux d’infrastructures des différents réseaux de TGV entre quatre groupes d’entreprises, réunis dans un G.I.E. occulte, à raison de 25 % chacun ; que cette répartition des travaux entre les quatre groupes ainsi constitués s’est accompagnée, dès le mois de juin 1988, de l’attribution d’une " part " à chacune des entreprises qui les composaient ; qu’en figeant les positions respectives de chaque membre de l’entente, et en impliquant une organisation chronologique de contreparties à l’occasion de chacun des marchés concernés, un tel accord général a eu pour effet de limiter la concurrence par les prix et d’augmenter la valeur globale des travaux ; que ces constatations, qui portent sur l’ensemble des travaux d’infrastructures des lignes du TGV Nord et de son interconnexion, suffisent à établir l’existence de manœuvres caractérisées des entreprises cocontractantes de la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS destinées à tromper celle-ci sur la réalité de la concurrence et sur la valeur des prix proposés ;
Considérant qu’à la date où elles ont été commises, avant le 30 novembre 1990, et en raison de l’impossibilité pour la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS de renoncer à la mise en œuvre des travaux, les manœuvres susmentionnées ont eu pour effet de fausser le pouvoir d’appréciation et de comparaison de cet établissement public et de peser sur les conditions de son engagement ; que, contrairement à ce qu’a estimé le tribunal administratif de Paris, la notification le 21 septembre 1990 de l’ordonnance du président du tribunal de grande instance de Nanterre du 18 septembre 1990 autorisant l’ouverture d’une enquête dans diverses entreprises de travaux publics, dont la société défenderesse, en raison de l’existence d’indices précis, graves et concordants laissant présumer que les entreprises candidates aux appels d’offres relatifs à la construction du TGV Nord et de son interconnexion s’étaient livrées, avec la complicité de la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS, à des pratiques anticoncurrentielles visées à l’article 7 de l’ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986, n’est pas de nature à exclure l’existence de manœuvres dolosives ; que celles-ci n’ont été établies et ne sont apparues dans toute leur ampleur qu’après les résultats de l’enquête de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes et l’intervention le 29 novembre 1995 de la décision du conseil de la concurrence ; qu’eu égard à leur objet et à leurs effets ces manœuvres présentent tous les caractères d’un dol ayant conduit la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS à conclure un marché dans des conditions plus onéreuses que celles auxquelles elle aurait dû normalement souscrire ; que ni la circonstance que des négociations ont eu lieu entre le groupement attributaire du marché et la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS aboutissant à un accord avec ledit groupement sur une base très éloignée des conditions de l’appel d’offres, ni la circonstance que le décompte général et définitif du marché a été établi et notifié sans réserve par la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS le 29 décembre 1992, avant que la fraude affectant ce décompte ne soit établie, ne sauraient empêcher celle-ci de se prévaloir du dol dont elle a été victime ; que, par suite, c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS tendant à la condamnation de la société Fougerolle-Ballot, à réparer les conséquences dommageables qu’elle a subies du fait de ce dol ;
Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS est fondée à demander l’annulation du jugement attaqué exonérant la société Fougerolle-Ballot de toute responsabilité ;
Sur le préjudice :
Considérant que l’état du dossier ne permet pas à la cour d’évaluer le préjudice subi par la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS correspondant à la différence entre le prix indûment payé par cet établissement public et le prix qui aurait été payé s’il avait été régulièrement déterminé par le libre jeu de la concurrence ; que, par suite, il y a lieu, avant de statuer sur les conclusions de la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS tendant à la condamnation de la société Fougerolle-Ballot à lui verser la somme de 966.200 F à titre de dommages et intérêts, ainsi que sur les conclusions des parties tendant à l’application des dispositions de l’article L.761-1 du code de justice administrative, d’ordonner une expertise aux fins de déterminer le montant du préjudice indemnisable ;
D E C I D E :
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Paris en date du 15 décembre 1998 est annulé.
Article 2 : Il sera, avant de statuer sur les conclusions des parties, procédé à une expertise en vue de déterminer le montant du préjudice subi par la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS correspondant au surcoût entre le prix qu’elle a payé au titre du marché de travaux du hors lot 39-16 du TGV Nord et le prix qui aurait été payé s’il avait été déterminé par le libre jeu de la concurrence.
Article 3 : L’expert sera désigné par le président de la cour. Il accomplira sa mission, dans un délai de 6 mois à compter de sa désignation, dans les conditions prévues par les articles R.621-2 à R.621-14 du code de justice administrative. Il se fera communiquer tout document relatif au calcul du préjudice retenu par la SOCIETE NATIONALE DES CHEMINS DE FER FRANCAIS et notamment tout document relatif au lot n° 49-05 du TGV Atlantique pris comme marché de référence.
Article 4 : Tous droits et moyens des parties sur lesquels il n’est pas expressément statué par le présent arrêt, sont réservés jusqu’en fin d’instance.
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