Cour administrative d’appel de Paris, 22 avril 2004, n° 99PA01016, Société Bouygues et autres

Si un contrat légalement formé tient lieu de loi à ceux qui l’ont fait et ne peut en principe être révoqué ni modifié que de leur consentement mutuel, il n’en est pas de même lorsque les manœuvres de l’une des parties ont constitué un dol. Ces manœuvres entraînent la résolution du contrat s’il est prouvé que sans elles l’autre partie n’aurait pas contracté. Elles ne donnent lieu en revanche qu’à des dommages et intérêts au profit du contractant qui en a subi les effets lorsque, sans être la cause déterminante de sa volonté, elles ont eu pour résultat de l’amener à accepter des conditions plus onéreuses que celles auxquelles il aurait dû normalement souscrire et de lui causer ainsi un préjudice dont il est fondé à demander réparation.

COUR ADMINISTRATIVE D’APPEL DE PARIS

N°s 99PA01016, 99PA00824, 99PA01008, 99PA01009, 99PA01392

Société BOUYGUES
Société NORD FRANCE BOUTONNAT
Société CAMPENON-BERNARD
Société DTP TERRASSEMENT
Société MULLER TRAVAUX PUBLICS

Mme TRICOT
Président

M. KOSTER
Rapporteur

M. HAÏM
Commissaire du Gouvernement

Séance du 18 mars 2004
Lecture du 22 avril 2004

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR ADMINISTRATIVE D’APPEL DE PARIS

VU I) la requête, enregistrée au greffe de la cour le 6 avril 1999 sous le n° 99PA01016, présentée pour la société BOUYGUES dont le siège social est Challenger, 1 avenue Eugène Freyssinet 78280 Guyancourt, par la SCP RAMBAUD MARTEL, avocat ; la société BOUYGUES demande à la cour :

1°) d’annuler le jugement n° 97 08002-6 en date du 17 décembre 1998 par lequel le tribunal administratif de Paris l’a déclarée solidairement responsable avec les sociétés Campenon-Bernard, Muller Travaux Publics, Demathieu et Bard, DTP Terrassement et Nord France Boutonnat des conséquences dommageables subies par la SNCF résultant du dol commis lors de la passation du marché de travaux du lot 43-C du TGV Nord et a ordonné une expertise en vue de déterminer le montant du préjudice subi par la SNCF correspondant au surcoût indûment payé ;

2°) de rejeter la demande de la SNCF ;

3°) de condamner la SNCF à lui verser la somme de 100 000 F en application des dispositions de l’article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ;

4°) subsidiairement, avant dire droit, d’ordonner la production par la SNCF de tous documents de nature à vérifier les allégations de cet établissement public ;

VU II) la requête, enregistrée au greffe de la cour le 24 mars 1999 sous le n° 99PA00824, présentée pour la société NORD FRANCE BOUTONNAT, dont le siège social est 47 rue de Liège 75008 Paris, par la SELARL MOLAS et Associés, avocat ; la société NORD FRANCE BOUTONNAT demande à la cour :

1°) d’annuler le jugement n° 97 08002-6 en date du 17 décembre 1998 par lequel le tribunal administratif de Paris l’a déclarée solidairement responsable avec les sociétés Bouygues, Campenon-Bernard, Muller Travaux Publics, Demathieu et Bard et DTP Terrassement des conséquences dommageables subies par la SNCF résultant du dol commis lors de la passation du marché de travaux du lot 43-C du TGV Nord et a ordonné une expertise en vue de déterminer le montant du préjudice subi par la SNCF correspondant au surcoût indûment payé ;

2°) de rejeter la demande de la SNCF ;

3°) de condamner la SNCF à lui verser la somme de 30 000 F en application des dispositions de l’article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ;

VU III) la requête, enregistrée au greffe de la cour le 6 avril 1999 sous le n° 99PA01008, présentée pour la société CAMPENON-BERNARD dont le siège social est 5 Cours Ferdinand de Lesseps 92851 Rueil-Malmaison, par Me LE MAZOU, avocat ; la société CAMPENON-BERNARD demande à la cour :

1°) d’annuler le jugement n° 97 0 8002-6 en date du 17 décembre 1998 par lequel le tribunal administratif de Paris l’a déclarée solidairement responsable avec les sociétés Bouygues, Muller Travaux Publics, Demathieu et Bard, DTP Terrassement et Nord France Boutonnat des conséquences dommageables subies par la SNCF résultant du dol commis lors de la passation du marché de travaux du lot 43-C du TGV Nord et a ordonné une expertise en vue de déterminer le montant du préjudice subi par la SNCF correspondant au surcoût indûment payé ;

2°) de rejeter la demande de la SNCF ;

3°) de condamner la SNCF à lui verser la somme de 10 000 000 F à titre de dommages-intérêts et de 500 000 F sur le fondement de l’article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ;

4°) subsidiairement, avant dire droit, de suspendre les opérations d’expertise ;

VU IV) la requête, enregistrée au greffe de la cour le 6 avril 1999 sous le n° 99PA01009, présentée pour la société DTP TERRASSEMENT dont le siège social est Challenger, 1 avenue Eugène Freyssinet 78280 Guyancourt, par la SCP RAMBAUD MARTEL, avocat ; la société DTP TERRASSEMENT demande à la cour :

1°) d’annuler le jugement n° 97 08002-6 en date du 17 décembre 1998 par lequel le tribunal administratif de Paris l’a déclarée solidairement responsable avec les sociétés Bouygues, Campenon-Bernard, Muller T.P., Demathieu et Bard et Nord France Boutonnat des conséquences dommageables subies par la SNCF résultant du dol commis lors de la passation du marché de travaux du lot 43-C du TGV Nord et a ordonné une expertise en vue de déterminer le montant du préjudice subi par la SNCF correspondant au surcoût indûment payé ;

2°) de rejeter la demande de la SNCF ;

3°) de condamner la SNCF à lui verser la somme de 100 000 F en application des dispositions de l’article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ;

4°) subsidiairement, avant dire droit, d’ordonner la production par la SNCF de tous documents de nature à vérifier les allégations de cet établissement public ;

VU V) la requête, enregistrée au greffe de la cour le 8 avril 1999 sous le n° 99PA01392, présenté pour la société MULLER TRAVAUX PUBLICS dont le siège social est 36 rue du général de Rascas 57220 Boulay, par la SCP VILLARD et Associés, avocat ; la société MULLER TRAVAUX PUBLICS demande à la cour :

1°) d’annuler le jugement n° 97 08002-6 en date du 17 décembre 1998 par lequel le tribunal administratif de Paris l’a déclarée solidairement responsable avec les sociétés Bouygues, Campenon-Bernard, Demathieu et Bard, DTP Terrassement et Nord France Boutonnat des conséquences dommageables subies par la SNCF résultant du dol commis lors de la passation du marché de travaux du lot 43-C du TGV Nord et a ordonné une expertise en vue de déterminer le montant du préjudice subi par la SNCF correspondant au surcoût indûment payé ;

2°) de rejeter la demande de la SNCF ;

3°) de condamner la SNCF à lui verser les sommes de 1 500 000 F à titre de dommages-intérêts et de 700 000 F en application des dispositions de l’article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ;

VU les autres pièces du dossier ;

VU le code civil ;

VU la loi n° 97-135 du 13 février 1997 ;

VU les décrets n° 97-444 et n° 97-445 du 5 mai 1997 ;

VU le code de justice administrative ;

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience ;

Après avoir entendu au cours de l’audience publique du 18 mars 2004 :
- le rapport de M. KOSTER, premier conseiller,
- les observations de MeLABETOULE, avocat, pour la société NORD FRANCE BOUTONNAT, Me DURUPTY, avocat, pour la SNCF, Me CHARPENTIER, avocat, pour la société DEMATHIEU et BARD et la société MULLER TRAVAUX PUBLICS, Me LAPP, avocat, pour la société DTP TERRASSEMENT et la société BOUYGUES, et celles de Me LE MAZOU, avocat, pour la société CAMPENON-BERNARD,
- les conclusions de M. HAÏM, commissaire du Gouvernement,
- et connaissance prise des notes en délibéré présentées le 23 mars 2004 pour les sociétés BOUYGUES TRAVAUX PUBLICS et DTP TERRASSEMENT ;

Considérant que le lot 43-C du TGV Nord et de son interconnexion, consistant dans le franchissement sur 2 960 m du parc d’attraction Eurodisneyland, a fait l’objet le 8 mars 1989 d’une préconsultation, au terme de laquelle treize entreprises et groupements ont été préqualifiés ; qu’à l’ouverture des plis, le 6 juin 1989, seules huit offres ont été recensées ; que le marché a été attribué au groupement moins-disant emmené par la société BOUYGUES et constitué de cette société et des sociétés MULLER TRAVAUX PUBLICS, DEMATHIEU et BARD, DTP TERRASSEMENT et CAMPENON-BERNARD ; que la société Nord France Entreprise qui avait déposé une offre concurrente, a rejoint ce groupement le 18 septembre 1989 ; que les travaux ont fait l’objet d’une lettre de commande de la SNCF en date du 10 octobre 1989 pour un montant de 395 000 000 F ; que la réception des travaux a été prononcée le 7 février 1992 et le décompte général et définitif du marché arrêté le 25 novembre 1992 ; que les sociétés BOUYGUES, NORD FRANCE BOUTONNAT, CAMPENON-BERNARD, MULLER TRAVAUX PUBLICS et DTP TERRASSEMENT font appel du jugement en date du 17 décembre 1998 par lequel le tribunal administratif de Paris les a déclarées solidairement responsables avec la société DEMATHIEU et BARD des conséquences dommageables subies par la SNCF à raison du dol commis lors de la passation du marché et a ordonné une expertise pour déterminer le montant du préjudice en résultant pour la SNCF ; que les requêtes susvisées et l’appel provoqué de la société DEMATHIEU et BARD sont dirigés contre le même jugement et ont fait l’objet d’une instruction commune ; qu’il y a lieu de les joindre pour y statuer par un seul arrêt ;

Sur la compétence de la juridiction administrative :

Considérant que le marché litigieux, conclu par la SNCF en vue de la réalisation du lot 43-C des travaux d’infrastructure de l’interconnexion du TGV Nord, a été passé par une personne morale de droit public et porte sur des travaux et ouvrages publics ; que ce marché est donc un contrat administratif ; que si la société NORD FRANCE BOUTONNAT soutient que le litige porte sur la responsabilité quasi-délictuelle de personnes privées, il est constant qu’il met en cause les conditions dans lesquelles le marché a été attribué et formé ; qu’il relève ainsi de la compétence de la juridiction administrative ; que, par suite, c’est à bon droit que le tribunal administratif de Paris a rejeté l’exception d’incompétence soulevée par la société NORD FRANCE BOUTONNAT ;

Sur la régularité du jugement attaqué :

Considérant que si des mémoires de première instance ont été communiqués aux parties après la clôture de l’instruction et même après la lecture du jugement attaqué, il résulte de l’examen de ce jugement, au demeurant avant dire droit, que le tribunal administratif de Paris ne s’est fondé sur aucun élément contenu dans ces mémoires qui n’aurait pas déjà été porté à leur connaissance ; que, par suite, cette communication tardive n’a pas eu pour effet, dans les circonstances de l’espèce, de porter atteinte au caractère contradictoire de la procédure et d’entacher celle-ci d’irrégularité ;

Considérant que les pièces dont la communication a été demandée par les sociétés BOUYGUES, MULLER TRAVAUX PUBLICS, CAMPENON-BERNARD et DTP TERRASSEMENT n’étaient pas nécessaires pour permettre au tribunal administratif de statuer en toute connaissance de cause sur le droit à réparation de la SNCF ; que pour la détermination du quantum du préjudice subi par celle-ci, pour laquelle la communication de pièces pouvait se justifier, les premiers juges ont ordonné une expertise ; que, dès lors, en n’accédant pas à la demande des sociétés précitées, le tribunal administratif de Paris n’a méconnu ni le caractère inquisitoire de la procédure administrative contentieuse ni les stipulations de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Considérant que le juge administratif dirige seul l’instruction ; que, par suite, le tribunal administratif n’était pas tenu de répondre explicitement aux conclusions des sociétés BOUYGUES, MULLER TRAVAUX PUBLICS, CAMPENON-BERNARD et DTP TERRASSEMENT tendant à ce que soient ordonnées les productions susvisées ;

Considérant que le tribunal administratif a répondu aux fins de non-recevoir opposées par la société DEMATHIEU et BARD ainsi qu’aux moyens relatifs à l’existence et aux effets du dol ; que, contrairement à ce que soutiennent cette société et les sociétés requérantes, le jugement attaqué n’est entaché d’aucune insuffisance de motivation de nature à entraîner son annulation ;

Considérant enfin que, lorsqu’une faute ayant le caractère d’une faute quasi-délictuelle a un lien avec un contrat, la responsabilité délictuelle est absorbée par la responsabilité contractuelle ; qu’ainsi le dol, s’il résulte de manœuvres frauduleuses antérieures à la formation du contrat, affecte sa validité ; que, par suite, le tribunal administratif a pu, sans substituer d’office une nouvelle cause juridique au fondement contractuel qui aurait été choisi par la SNCF et sans commettre de contradiction de motifs, à la fois estimer que la demande présentée par la SNCF sur le fondement du dol constitue une action en responsabilité quasi-délictuelle intentée à l’encontre de ses cocontractants et se placer sur le terrain de la responsabilité contractuelle ;

Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que les sociétés requérantes et la société DEMATHIEU et BARD ne sont pas fondées à soutenir que le jugement attaqué serait entaché d’irrégularité ;

Sur la recevabilité de la demande de première instance :

Considérant qu’aux termes de l’article 5 de la loi susvisée du 13 février 1997 : " Les biens constitutifs de l’infrastructure et les immeubles non affectés à l’exploitation de transport appartenant à l’Etat et gérés par la Société nationale des chemins de fer français sont, à la date du 1er janvier 1997, apportés en pleine propriété à Réseau ferré de France " ; qu’aux termes de l’article 6 de la même loi : " Réseau ferré de France est substitué à la Société nationale des chemins de fer français pour les droits et obligations liés aux biens qui lui sont apportés, à l’exception de ceux afférents à des dommages constatés avant le 1er janvier 1997... " ;

Considérant, en premier lieu, qu’il résulte de l’instruction et notamment des procès-verbaux d’audition et de constat de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et des constatations du conseil de la concurrence, antérieurs au 1er janvier 1997, que la SNCF a été victime d’une entente généralisée sur les marchés de génie civil du TGV Nord ; que, selon le rapport de la cour des comptes rendu public en octobre 1996, cette entente a engendré pour la SNCF un surcoût de l’ordre de 14,5 % sur l’ensemble des marchés de construction de cette ligne nouvelle ; que le dommage subi par la SNCF, résultant du surprix payé aux entreprises qui se sont livrées aux manœuvres leur ayant permis d’obtenir le 11 octobre 1989 le marché litigieux relatif au lot 43-C, a donc été constaté avant le 1er janvier 1997 ;

Considérant, en second lieu, qu’en cas de transmission de propriété, le maître d’ouvrage initial ne perd pas la faculté d’exercer les actions en justice qui présentent pour lui un intérêt direct et certain ; que la demande de la SNCF tend à la réparation d’un préjudice qu’elle a supporté dans le cadre d’un marché de travaux qui a donné lieu à un décompte général et définitif signé le 28 décembre 1992 ; que, dès lors, le transfert à Réseau ferré de France des biens résultant de ce marché n’est pas de nature à priver la SNCF de son intérêt direct et certain à obtenir réparation de ce préjudice ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que les sociétés requérantes et la société DEMATHIEU et BARD ne sont pas fondées à soutenir que c’est à tort que le tribunal administratif de Paris a admis l’intérêt à agir de la SNCF et estimé que Réseau ferré de France ne pouvait être substitué à cette dernière dans l’action indemnitaire engagée à leur encontre ;

Sur les conclusions tendant à la mise hors de cause de la société NORD FRANCE BOUTONNAT :

Considérant que si la société NORD FRANCE BOUTONNAT soutient que c’est la société Nord France Travaux Publics qui a réalisé une partie des travaux du lot 43-C du TGV Nord en sa qualité de membre du groupement d’entreprises solidaires attributaires du marché, elle n’établit pas, eu égard à ses liens avec Nord France Entreprise et par les documents qu’elle produit, qu’elle n’a pas été partie prenante dans l’exécution du marché ; que, par suite, les conclusions susvisées de la société NORD FRANCE BOUTONNAT ne peuvent qu’être rejetées ;

Sur la prescription :

Considérant que l’action engagée par la SNCF devant le tribunal administratif de Paris n’est pas une action en nullité ou en rescision du contrat ; que, par suite, c’est à bon droit que le tribunal administratif de Paris a écarté le moyen tiré de la prescription quinquennale prévue à l’article 1304 du code civil comme inopérant ;

Sur les responsabilités encourues et sans qu’il soit besoin d’ordonner les mesures avant dire droit sollicitées :

Considérant que si un contrat légalement formé tient lieu de loi à ceux qui l’ont fait et ne peut en principe être révoqué ni modifié que de leur consentement mutuel, il n’en est pas de même lorsque les manœuvres de l’une des parties ont constitué un dol ; que ces manœuvres entraînent la résolution du contrat s’il est prouvé que sans elles l’autre partie n’aurait pas contracté ; qu’elles ne donnent lieu en revanche qu’à des dommages et intérêts au profit du contractant qui en a subi les effets lorsque, sans être la cause déterminante de sa volonté, elles ont eu pour résultat de l’amener à accepter des conditions plus onéreuses que celles auxquelles il aurait dû normalement souscrire et de lui causer ainsi un préjudice dont il est fondé à demander réparation ;

Considérant qu’il résulte de l’instruction et notamment des constatations effectuées par le conseil de la concurrence que les sociétés BOUYGUES, MULLER TRAVAUX PUBLICS, DEMATHIEU et BARD, DTP TERRASSEMENT, CAMPENON-BERNARD et NORD FRANCE ENTREPRISE ont participé aux concertations et échanges d’informations qui ont eu lieu dès le mois de mai 1988 entre les principales entreprises de travaux publics en vue de répartir les travaux d’infrastructures des différents réseaux de TGV entre quatre groupes d’entreprises, réunis dans un GIE occulte, à raison de 25 % chacun ; que cette répartition des travaux entre les quatre groupes ainsi constitués s’est accompagnée, dès le mois de juin 1988, de l’attribution d’une " part " à chacune des entreprises qui les composaient ; qu’en figeant les positions respectives de chaque membre de l’entente, et en impliquant une organisation chronologique de contreparties à l’occasion de chacun des marchés concernés, un tel accord général a eu pour objet et pour effet de limiter la concurrence par les prix et d’augmenter la valeur globale des travaux ; que les entreprises BOUYGUES, CAMPENON-BERNARD et NORD FRANCE ENTREPRISE se sont en outre livrées à des pratiques de concertations et d’échanges d’informations antérieures au dépôt effectif des offres relatives au lot 43-C du TGV Nord visant à organiser un simulacre de concurrence sur ce marché ; que, conformément à l’accord passé entre ces sociétés, la société NORD FRANCE ENTREPRISE, qui avait présenté une offre indépendante, a rejoint le groupement attributaire, obtenant ainsi la part de travaux qui lui était " réservée " ; que ces constatations, qu’elles portent sur l’ensemble des travaux ou seulement sur le marché particulier du lot 43-C, suffisent à établir l’existence de manoeuvres caractérisées des entreprises cocontractantes de la SNCF destinées à tromper celle-ci sur la réalité de la concurrence et sur la valeur des prix proposés ;

Considérant que le protocole d’accord passé entre la société Eurodisneyland Corporation et la SNCF imposait à celle-ci de démarrer les travaux dès juillet 1989 et ne lui permettait pas de lancer un nouvel appel d’offres ; que, dans ces conditions, à la date où elles ont été commises, avant le 5 juin 1989, et dans les circonstances de l’espèce, les manoeuvres susmentionnées ont obligé la SNCF à accepter des conditions plus onéreuses que celles auxquelles elle aurait dû normalement souscrire ; que, dès lors, c’est à bon droit que le tribunal administratif de Paris a estimé que les manœuvres auxquelles ont participé les entreprises BOUYGUES, CAMPENON-BERNARD, MULLER TRAVAUX PUBLICS, DEMATHIEU et BARD, DTP TERRASSEMENT et NORD FRANCE BOUTONNAT présentent tous les caractères d’un dol ;

Considérant que les manœuvres dolosives n’ont été établies dans toute leur ampleur qu’après la publication le 15 mai 1996 de la décision du conseil de la concurrence en date du 29 novembre 1995 et de celle, en octobre 1996, du rapport de la Cour des comptes de l’année 1996 ; que, dès lors, ni la circonstance que des négociations ont eu lieu entre le groupement attributaire du marché et la SNCF aboutissant à un accord de volontés sur une base jugée acceptable par le maître de l’ouvrage, ni celle que le décompte général et définitif du marché a été établi sans réserve par la SNCF et accepté par les entreprises le 28 décembre 1992 ne sont de nature à empêcher la SNCF de se prévaloir du dol dont elle a été victime ;

Considérant que le dol litigieux a engendré pour la SNCF un surcoût du montant des travaux du lot 43-C du TGV Nord dont elle est fondée à demander réparation au groupement attributaire du marché portant sur ce lot ; que, par suite et dès lors que la SNCF ne demande pas la réparation d’autres préjudices, son indemnisation doit porter sur l’intégralité de ce surcoût, indûment versé aux entreprises ; qu’ainsi, la circonstance que les défaillances et le manque de vigilance de la SNCF auraient constribué à l’aggravation de son préjudice, à la supposer établie, est sans incidence sur l’étendue de son droit à réparation ;

Considérant que si les entreprises MULLER TRAVAUX PUBLICS, DTP TERRASSEMENT et DEMATHIEU et BARD soutiennent qu’elles ne se sont pas livrées aux pratiques anticoncurrentielles spécifiques au marché du lot 43-C du TGV Nord, il est constant que ces entreprises ont intégré le groupement solidaire attributaire du lot 43-C et ont, à ce titre, bénéficié du marché litigieux ; que, par suite, c’est à bon droit que le tribunal administratif de Paris a retenu leur responsabilité solidaire avec les autres membres dudit groupement ;

Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que les sociétés requérantes et, par la voie de l’appel provoqué, l’entreprise DEMATHIEU et BARD ne sont pas fondées à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris, les a déclarées solidairement responsables des conséquences dommageables subies par la SNCF en raison du dol commis lors de la passation du marché du lot 43-C du TGV Nord ;

Sur les conclusions à fins indemnitaires présentées par les entreprises CAMPENON-BERNARD, MULLER TRAVAUX PUBLICS et DEMATHIEU et BARD :

Considérant qu’il résulte de ce qui précède sur le bien-fondé de la demande de la SNCF que les conclusions des sociétés CAMPENON-BERNARD, MULLER TRAVAUX PUBLICS et DEMATHIEU et BARD tendant à la condamnation de la SNCF à leur verser des dommages-intérêts en réparation des préjudices qu’elles auraient subis pour avoir été accusées à tort de manœuvres dolosives ne peuvent qu’être rejetées ;

Sur les autres conclusions :

Considérant, d’une part, que, contrairement à ce que soutient la société CAMPENON-BERNARD, la mission d’expertise ordonnée par les premiers juges, laquelle consiste à évaluer le surcoût entre le prix payé par la SNCF et le prix qui aurait été payé s’il avait été déterminé par le libre jeu de la concurrence, ne conduit pas l’expert à trancher des questions de droit ; que les sociétés requérantes sont, en outre et en tout état de cause, irrecevables à contester pour la première fois en appel la régularité des opérations d’expertise ; que, par suite, les conclusions dirigées contre le jugement attaqué en tant que ledit jugement ordonne une expertise doivent être rejetées ;

Considérant, d’autre part, que les conclusions de l’appel provoqué de la société DEMATHIEU et BARD tendant à l’annulation de l’ordonnance du président du tribunal administratif de Paris en date du 26 janvier 1999 désignant un expert, à les supposer recevables, ne sont assorties d’aucun moyen ; qu’elles ne peuvent, dès lors, qu’être rejetées ;

Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L.761-1 du code de justice administrative :

Considérant que les dispositions de l’article L.761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que la SNCF, qui n’est pas la partie perdante dans le cadre de la présente instance, soit condamnée sur leur fondement à verser une somme aux sociétés requérantes et à la société DEMATHIEU et BARD ; qu’en revanche, il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, en application de ces mêmes dispositions, de condamner les sociétés BOUYGUES, CAMPENON-BERNARD, MULLER TRAVAUX PUBLICS, DEMATHIEU et BARD, DTP TERRASSEMENT et NORD FRANCE BOUTONNAT à verser chacune à la SNCF la somme de 7 500 euros au titre des frais qu’elle a exposés et non compris dans les dépens ;

D E C I D E :

Article 1er : Les requêtes des sociétés BOUYGUES, CAMPENON-BERNARD, MULLER TRAVAUX PUBLICS, DEMATHIEU et BARD, DTP TERRASSEMENT et NORD FRANCE BOUTONNAT et l’appel provoqué de la société DEMATHIEU et BARD sont rejetés.

Article 2 : Les sociétés BOUYGUES, CAMPENON-BERNARD, MULLER TRAVAUX PUBLICS, DEMATHIEU et BARD, DTP TERRASSEMENT et NORD FRANCE BOUTONNAT verseront chacune à la SNCF la somme de 7 500 euros en application des dispositions de l’article L.761-1 du code de justice administrative.

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