Conseil d’Etat, Section, 12 mai 2004, n° 236834, Société Gillot

Un règlement communautaire est directement applicable dans l’ordre juridique interne et ne laisse aux autorités nationales aucun pouvoir d’appréciation pour la mise en oeuvre des règles qu’il fixe. Ces autorités sont tenues, aussi longtemps que la juridiction communautaire compétente n’a pas constaté leur invalidité, d’appliquer ces dispositions en vertu des articles 10 et 249 du traité instituant la Communauté européenne. Dès lors, à supposer même que le règlement soit contraire à une norme juridique supérieure et qu’une circulaire nationale qui, sans prescrire l’application d’aucune mesure qui n’ait été prévue par le règlement, ni méconnaître son sens ou sa portée, le réitère et soit, pour ce motif, entachée d’illégalité, la faute ainsi commise ne serait pas de nature à engager la responsabilité de l’Etat

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 236834

SOCIETE GILLOT

M. Crépey
Rapporteur

M. Séners
Commissaire du gouvernement

Séance du 30 avril 2004
Lecture du 12 mai 2004

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d’Etat statuant au contentieux

(Section du contentieux)

Sur le rapport de la 3ème sous-section de la Section du contentieux

Vu l’ordonnance, enregistrée le 1er août 2001 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, par laquelle le président du tribunal administratif de Caen transmet au Conseil d’Etat, en application des dispositions de l’article R. 351-2 du code de justice administrative, la demande présentée à ce tribunal par la SA GILLOT ;

Vu la demande, enregistrée le 12 juillet 2001 au greffe du tribunal administratif de Caen, présentée par la SA GILLOT, représentée par son président en exercice, domicilié en cette qualité au siège de la société Laiterie de Saint-Hilaire de Briouze, BP 26, à Saint-Hilaire-de-Briouze (61220) ; la SA GILLOT demande au tribunal administratif :

1°) de condamner l’Etat à réparer le préjudice que lui ont causé les mesures de lutte contre la fièvre aphteuse prévues par quatre instructions de la direction générale de l’alimentation en date des 15, 16 et 23 mars 2001 ;

2°) de condamner l’Etat à lui verser une indemnité provisionnelle de 5 507 174 F (839 563, 26 euros) et de surseoir à statuer sur le montant total du préjudice dans l’attente du rapport d’expertise ordonné par le juge des référés du tribunal administratif de Caen par ordonnance du 13 avril 2001 ;

3°) de mettre à la charge de l’Etat une somme de 100 000 F (15 244, 90 euros) au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le traité du 25 mars 1957 instituant la Communauté économique européenne, devenue la Communauté européenne ;

Vu la directive n° 89/662/CEE du Conseil du 11 décembre 1989 ;

Vu la décision n° 2001/208/CE de la Commission du 14 mars 2001 ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Crépey, Auditeur,
- les observations de la SCP Bachellier, Potier de la Varde, avocat de la SOCIETE GILLOT,
- les conclusions de M. Séners, Commissaire du gouvernement ;

Considérant que l’article 9 de la directive n° 89/662/CEE du Conseil du 11 décembre 1989 et l’article 10 de la directive n° 90/425/CEE du Conseil du 26 juin 1990 prévoient en leur quatrième paragraphe qu’en cas d’apparition de toute zoonose, maladie ou cause susceptible de constituer un danger grave pour les animaux ou la santé humaine sur le territoire d’un Etat membre, "la Commission procède au sein du comité vétérinaire permanent, dans les meilleurs délais, à un examen de la situation. Elle arrête (.) les mesures nécessaires pour les produits visés à l’article 1er et, si la situation l’exige, pour les produits d’origine ou les produits dérivés de ces produits. Elle suit l’évolution de la situation et (.) modifie ou abroge, en fonction de cette évolution, les décisions prises" ;

Considérant qu’à la suite de la découverte d’un cas de fièvre aphteuse dans une exploitation située dans le département de la Mayenne, la Commission européenne a, par la décision n° 2001/208/CE du 14 mars 2001 prise en application des dispositions précitées, arrêté diverses mesures de protection interdisant, notamment, la sortie de certains produits laitiers des départements de l’Orne et de la Mayenne ; que, par des instructions impératives à caractère général en date des 15 et 16 mars 2001, le ministre de l’agriculture et de la pêche a enjoint à ses services d’appliquer cette décision ; que la SA GILLOT, producteur de fromage établi dans l’Orne, recherche la responsabilité de l’Etat dans le préjudice qu’elle aurait subi en conséquence ;

Sur l’exception d’incompétence soulevée par le ministre de l’agriculture, de l’alimentation, de la pêche et des affaires rurales :

Considérant que s’il appartient aux seules juridictions communautaires de connaître des actions en responsabilité dirigées contre les organes de la Communauté européenne, les autorités nationales s’acquittant des missions confiées aux Etats membres par le traité instituant la Communauté européenne ou par les actes émanant de ces organes relèvent, sous réserve des questions préjudicielles relatives à l’interprétation ou la validité de ces actes, de la juridiction des tribunaux français ; qu’ainsi l’exception d’incompétence tirée de ce que la requête ne pouvait être portée que devant les juridictions communautaires doit être écartée ;

Sur le bien-fondé de la requête :

Considérant que la SA GILLOT soutient que la responsabilité de l’Etat serait engagée pour faute à raison du caractère illégal des instructions des 15 et 16 mars 2001 ; que, toutefois, la décision de la Commission, directement applicable dans l’ordre juridique interne, ne laisse aux autorités nationales aucun pouvoir d’appréciation pour la mise en œuvre des règles qu’elle fixe ; que les instructions litigieuses, qui ne prescrivent l’application d’aucune mesure qui n’ait été prévue par cette décision, ne méconnaissent ni le sens ni la portée de celle-ci ; que dès lors, à supposer même que les règles fixées par cette décision soient contraires à une norme juridique supérieure et que les instructions qui les réitèrent soient, pour ce motif, entachées d’illégalité, la faute ainsi commise ne serait pas de nature à engager la responsabilité de l’Etat, tenu, aussi longtemps que la juridiction communautaire compétente n’a pas constaté leur invalidité, d’appliquer ces dispositions en vertu des articles 10 et 249 du traité instituant la Communauté européenne ;

Considérant que la société requérante demande, à titre subsidiaire, la réparation du préjudice subi par elle sur le fondement de la responsabilité sans faute de l’Etat pour rupture de l’égalité devant les charges publiques ; mais qu’à supposer même que le préjudice allégué doive être regardé comme présentant un caractère anormalement grave et spécial, ni les actes pris par les organes de la Communauté européenne ni les actes par lesquels les autorités nationales se bornent, sans disposer d’aucun pouvoir d’appréciation, à en assurer la mise en œuvre ne sont, en tout état de cause, de nature à engager la responsabilité sans faute de l’Etat ;

Considérant enfin que l’instruction du 23 mars 2001 par laquelle le ministre de l’agriculture et de la pêche a étendu les mesures jusqu’alors applicables aux seuls départements de l’Orne et de la Mayenne à l’ensemble des départements de la France métropolitaine est sans rapport direct avec le préjudice subi par la SA GILLOT ; qu’ainsi l’Etat ne saurait être condamné à indemniser la société requérante à ce titre ;

Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que la SA GILLOT n’est pas fondée à demander la condamnation de l’Etat à lui réparer le préjudice qu’elle a subi du fait de la mise en œuvre des mesures de protection contre la fièvre aphteuse arrêtées par la Commission européenne dans la décision n° 2001/208/CE du 14 mars 2001 ;

Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant que ces dispositions font obstacle à ce que la somme que la SA GILLOT demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens soit mise à la charge de l’Etat, qui n’est pas dans la présente instance la partie perdante ;

D E C I D E :

Article 1er : La requête de la SA GILLOT est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à la SA GILLOT et au ministre de l’agriculture, de l’alimentation, de la pêche et des affaires rurales.

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Adresse originale : http://www.rajf.org/spip.php?article2542