Conseil d’État, 14 Février 1997, CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE

Cette faute, qui rendait sans objet une nouvelle amniocentèse que Mme Q. aurait pu faire pratiquer dans la perspective d’une interruption volontaire de grossesse pour motif thérapeutique sur le fondement de l’article L. 162-12 du code de la santé publique, doit être regardée comme la cause directe des préjudices entraînés pour M. et Mme Q. par l’infirmité dont est atteint leur enfant.

Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 20 janvier et 14 avril 1992 au secrétariat du Contentieux du Conseil d’État, présentés pour le CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE, demandant au Conseil d’État d’annuler l’arrêt en date du 21 novembre 1991 par lequel la cour administrative d’appel de Lyon a, d’une part, annulé le jugement du 9 mai 1990 par lequel le tribunal administratif de Nice a rejeté la demande de M. et Mme Q. tendant à la condamnation du centre hospitalier requérant à la réparation des conséquences dommageables d’une absence de diagnostic d’une trisomie 21 à la suite d’un examen d’amniocentèse et, d’autre part, condamné ledit centre au paiement de diverses indemnités ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code de la sécurité sociale ;

Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ;

Vu la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 et notamment son article 75-I ;

Vu l’ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;

Vu le décret n° 63-766 du 30 juillet 1963 modifié par le décret n° 88-905 du 2 septembre 1988 ;

Considérant que Mme Q., alors âgée de 42 ans et qui était dans la 17ème semaine de sa grossesse a subi, à sa demande, au service de pathologie cellulaire et de génétique du CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE, une amniocentèse afin qu’il soit procédé à un examen chromosomique des cellules du foetus qu’elle portait ; qu’alors que cet examen n’avait révélé aucune anomalie, elle a donné naissance, le 28 avril 1987, à un enfant de sexe masculin atteint d’une trisomie 21 dite "régulière et libre" ; que, condamné par un arrêt de la cour administrative d’appel de Lyon, en date du 21 novembre 1991, à réparer les conséquences dommageables tant pour M. et Mme Q. que pour leur fils Mathieu de l’infirmité dont celui-ci était atteint à sa naissance, le CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE demande l’annulation de cet arrêt ;

Sans qu’il soit besoin de statuer sur les autres moyens de la requête :

Considérant qu’en décidant qu’il existait un lien de causalité directe entre la faute commise par le CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE à l’occasion de l’amniocentèse et le préjudice résultant pour le jeune Mathieu de la trisomie dont il est atteint, alors qu’il n’est pas établi par les pièces du dossier soumis aux juges du fond que l’infirmité dont souffre l’enfant et qui est inhérente à son patrimoine génétique, aurait été consécutive à cette amniocentèse, la cour administrative d’appel de Lyon a entaché sa décision d’une erreur de droit ;

Considérant que la Cour ayant, dans sa décision, fixé de façon indissociable les modalités respectives de la réparation accordée à M. et Mme Q. et à leur fils, il y a lieu d’annuler l’arrêt dans sa totalité ;

Considérant qu’aux termes de l’article 11 de la loi susvisée du 31 décembre 1987, le Conseil d’État, s’il prononce l’annulation d’une décision d’une juridiction administrative statuant en dernier ressort, peut "régler l’affaire au fond si l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie" ; que, dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de régler l’affaire au fond ;

Considérant que M. et Mme Q. demandent, d’une part, l’annulation du jugement du 9 mai 1990 par lequel le tribunal administratif de Nice a rejeté leur demande, présentée tant en leur nom propre qu’en qualité d’administrateurs des biens de leur fils Mathieu, et tendant à ce que le CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE soit condamné à réparer les conséquences dommageables de l’absence de diagnostic de la trisomie 21 dont est affecté leur fils Mathieu et, d’autre part, de condamner ledit centre à leur verser en réparation de leur préjudice moral, une somme de 2 000 000 F et, en réparation de leur préjudice matériel, une rente mensuelle de 7 500 F indexée sur l’indice mensuel des prix à la consommation des ménages urbains jusqu’au décès de l’enfant, étant précisé qu’en cas de pré-décès des parents ou du parent survivant, cette rente devra être versée au représentant légal du mineur ou du majeur protégé ;

Considérant que le mémoire de la caisse primaire d’assurance maladie des Alpes-Maritimes, en date du 15 octobre 1991, par lequel elle déclare qu’elle n’a rien à réclamer ni n’aura jamais rien à réclamer au CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE doit être regardé comme un désistement pur et simple de son action ; qu’il y a lieu de lui en donner acte ;

Sur la régularité de l’expertise ordonnée par les premiers juges :

Considérant que si devant le tribunal administratif, M. et Mme Q. ont contesté la pertinence du rapport d’expertise, ils n’ont pas soutenu que les conclusions de l’expert résultaient, en tout ou partie, d’une expertise conduite de façon irrégulière ; que, dès lors, ils ne sont pas recevables à soutenir pour la première fois en appel que l’expertise aurait été conduite de façon non contradictoire ;

Sur la responsabilité :

Considérant qu’il résulte de l’instruction que le service de pathologie cellulaire et de génétique du CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE s’est borné à annoncer à Mme Q. que l’examen auquel il avait procédé "n’avait révélé aucune anomalie détectable par les moyens actuels" et que Mme Q. n’a pas été informée du fait que les résultats de cet examen, compte tenu des conditions dans lesquelles il avait été conduit, pouvaient être affectés d’une marge d’erreur inhabituelle ; que, dès lors, M. et Mme Q. sont fondés à soutenir que le service spécialisé du CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE a commis une faute ;

Considérant qu’il résulte également de l’instruction qu’en demandant qu’il fût procédé à une amniocentèse, Mme Q. avait clairement manifesté sa volonté d’éviter le risque d’un accident génétique chez l’enfant conçu, accident dont la probabilité était, compte tenu de son âge au moment des faits, relativement élevée ; que les époux Q. avaient ainsi cherché auprès du service spécialisé du CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE un diagnostic déterminant quant à l’absence du risque ; que, dans ces conditions, la faute commise par le service de pathologie cellulaire et de génétique du CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE avait faussement conduit M. et Mme Q. à la certitude que l’enfant conçu n’était pas porteur d’une trisomie et que la grossesse de Mme Q. pouvait être normalement menée à son terme ;

Considérant que cette faute, qui rendait sans objet une nouvelle amniocentèse que Mme Q. aurait pu faire pratiquer dans la perspective d’une interruption volontaire de grossesse pour motif thérapeutique sur le fondement de l’article L. 162-12 du code de la santé publique, doit être regardée comme la cause directe des préjudices entraînés pour M. et Mme Q. par l’infirmité dont est atteint leur enfant ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que les requérants sont fondés à demander l’annulation du jugement attaqué ;

Sur la réparation due à M. et Mme Q. :

Considérant qu’il sera fait une juste appréciation du préjudice moral, des troubles dans les conditions d’existence de M. et Mme Q. ainsi que de certains éléments des préjudices matériels dont ils font état en condamnant le CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE à payer à chacun d’eux une indemnité de 100 000 F ;

Considérant que doivent être également prises en compte, au titre du préjudice matériel, les charges particulières, notamment en matière de soins et d’éducation spécialisée, qui découleront pour M. et Mme Q. de l’infirmité de leur enfant ; qu’il y a lieu, en conséquence, de condamner le CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE à leur payer une indemnité en capital représentant le versement d’une rente mensuelle de 5 000 F pendant toute la durée de vie de Mathieu Q. ;

Sur les intérêts :

Considérant que M. et Mme Q. ont droit à compter du 18 février 1988 aux intérêts des indemnités mentionnées ci-dessus ;

Sur la capitalisation des intérêts :

Considérant que M. et Mme Q. ont demandé la capitalisation des intérêts le 22 février 1991 ; qu’à cette date, il était dû au moins une année d’intérêts sur les indemnités en capital ; que, dès lors, en application des dispositions de l’article 1154 du code civil, il y a lieu de faire droit pour ces seuls intérêts à la demande de capitalisation ;

Sur les frais d’expertise :

Considérant que M. et Mme Q. sont fondés à demander que les frais d’expertise taxés à la somme de 2 000 F par l’ordonnance du 12 février 1990 du président du tribunal administratif soient mis à la charge du CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE ;

Sur les conclusions de M. et Mme Q. tendant à l’application des dispositions de l’article L. 8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel :

Considérant que, dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu, en application des dispositions susdites, de condamner le CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE à verser la somme de 10 000 F à M. et Mme Q. :

Sur les conclusions de M. et Mme Q. tendant à l’application de l’article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 :

Considérant que les dispositions de l’article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 font obstacle à ce que le CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE, qui n’est pas la partie perdante en cassation, soit condamné à verser à M. et Mme Q. la somme de 20 000 F qu’ils demandent au titre des frais exposés par eux devant le Conseil d’État et non compris dans les dépens ;

D E C I D E :

Article premier : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Lyon en date du 21 novembre 1991 est annulé.

Article 2 : Il est donné acte du désistement de la caisse primaire d’assurance maladie des Alpes-Maritimes.

Article 3 : Le jugement du tribunal administratif de Nice en date du 9 mai 1990 est annulé.

Article 4 : Le CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE est condamné à payer, d’une part, à chacun des époux Q. une somme de 100 000 F et, d’autre part, à M. et Mme Q., une indemnité en capital représentant le versement d’une rente mensuelle de 5 000 F pendant toute la durée de vie de Mathieu Q. . M. et Mme Q. sont renvoyés devant le CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE pour liquidation de l’indemnité en capital telle qu’elle a été fixée par le présent article.

Article 5 : Les indemnités prévues à l’article 4 ci-dessus porteront intérêts à compter du 18 février 1988.

Article 6 : Les intérêts prévus à l’article 5 seront capitalisés à la date du 22 février 1991 pour produire eux-mêmes intérêts.

Article 7 : Les frais d’expertise exposés en première instance sont mis à la charge du CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE.

Article 8 : Le CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE est condamné à payer à M. et Mme Q. la somme de 10 000 F en application de l’article L. 8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.

Article 9 : Le surplus des conclusions de M. et Mme Q. devant la cour administrative d’appel de Lyon est rejeté.

Article 10 : Les conclusions de M. et Mme Q. tendant à l’application des dispositions de l’article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 sont rejetées.

Article 11 : La présente décision sera notifiée au CENTRE HOSPITALIER RÉGIONAL DE NICE, à M. et Mme Q., à la caisse primaire d’assurance maladie des Alpes-Maritimes et au ministre du travail et des affaires sociales.

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