Conseil d’Etat, 11 février 2004, n° 212855, Société anonyme France Travaux

Le pétitionnaire ne peut obtenir de permis de construire tacite si le projet doit être soumis à enquête publique selon les modalités prévues par la loi du 12 juillet 1983.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 212855

SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX

M. Sanson
Rapporteur

M. Chauvaux
Commissaire du gouvernement

Séance du 16 janvier 2004
Lecture du 11 février 2004

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d’Etat statuant au contentieux

(Section du contentieux, 5ème et 4ème sous-sections réunies)

Sur le rapport de la 5ème sous-section de la Section du contentieux

Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 27 septembre 1999 et 27 janvier 2000 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés pour la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX, dont le siège est centre d’affaires l’Hexagone à Brignoles (83170) ; la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler l’arrêt du 28 juillet 1999 par lequel la cour administrative d’appel de Lyon a annulé, d’une part, le jugement du tribunal administratif de Nice en date du 6 juillet 1995 annulant le refus de permis de construire opposé le 5 décembre 1999 par le maire de Carqueiranne, d’autre part, le jugement en date du 14 décembre 1995 par lequel le tribunal administratif de Nice a condamné la commune de Carqueiranne à lui verser la somme de 564 752, 77 F en réparation du préjudice résultant du refus illégal de permis de construire ;

2°) de condamner la commune de Carqueiranne à lui verser la somme de 15 000 F au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code de l’urbanisme ;

Vu la loi n° 83-630 du 12 juillet 1983 ;

Vu le décret n° 85-453 du 23 avril 1985 ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Sanson, Conseiller d’Etat,
- les observations de la SCP Peignot, Garreau, avocat de la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX et de Me Blondel, avocat de la commune de Carqueiranne,
- les conclusions de M. Chauvaux, Commissaire du gouvernement ;

Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX a demandé le 23 mai 1990 un permis de construire une ferme aquacole sur le territoire de la commune de Carqueiranne (Var) ; que, par une lettre du 9 juillet 1990, le maire de cette commune a fixé à trois mois le délai d’instruction de cette demande en précisant que "si, à la date du 23 août 1990, l’autorité compétente (.) ne s’est pas prononcée, la présente lettre vaudra permis de construire tacite" ; que, par un arrêté en date du 5 septembre 1990, le maire a refusé à cette société le permis sollicité ; que, par un second arrêté, en date du 10 décembre 1990, le maire a de nouveau refusé le permis de construire sollicité ; que, par deux jugements en date du 6 juillet 1995 et du 14 décembre 1995, le tribunal administratif de Nice a annulé l’arrêté du 5 septembre 1990 et a condamné la commune de Carqueiranne à verser à la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX la somme de 564 752, 77 F en réparation du préjudice résultant du refus illégal du permis de construire ; que, par un arrêt en date du 28 juillet 1999, la cour administrative d’appel de Lyon, après avoir analysé l’arrêté du 5 septembre 1990 comme retirant légalement un permis de construire tacitement acquis le 23 août 1990 et lui-même illégal faute d’avoir été soumis à enquête publique, a, faisant droit aux appels de la commune de Carqueiranne, annulé les jugements mentionnés ci-dessus et rejeté l’ensemble des conclusions de première instance de la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX ; que celle-ci se pourvoit en cassation contre l’arrêt de la cour ;

Sans qu’il soit besoin d’examiner les moyens de la requête :

Considérant qu’aux termes de l’article R. 421-12 du code de l’urbanisme : "Si le dossier est complet, l’autorité compétente pour statuer fait connaître au demandeur (.) par une lettre de notification adressée par pli recommandé avec demande d’avis de réception postal, le numéro d’enregistrement de ladite demande et la date avant laquelle, compte tenu des délais réglementaires d’instruction, la décision devra lui être notifiée (.) Toutefois, lorsque le projet se trouve dans l’un des cas prévus à l’article R. 421-19, le demandeur est informé qu’il ne pourra bénéficier d’un permis tacite" ;

Considérant toutefois que les dispositions du III de l’article L. 146-4 du code de l’urbanisme, applicables dans la bande littorale de cent mètres en dehors des espaces urbanisés, prévoit que la réalisation des constructions et des installations nécessaires à des activités économiques exigeant la proximité immédiate de l’eau, "est soumise à enquête publique suivant les modalités de la loi n° 83-630 du 12 juillet 1983 relative à la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de l’environnement" ; qu’aux termes de l’article 5 de cette loi : "Lorsqu’une opération subordonnée à une autorisation administrative doit faire l’objet d’une enquête publique régie par la présente loi, cette autorisation ne peut résulter que d’une décision explicite" ; qu’en outre, en vertu de l’article R. 421-19 du code de l’urbanisme, la construction ne peut bénéficier d’un permis de construire tacite lorsque la construction fait partie des catégories d’aménagements, d’ouvrages ou de travaux soumis à enquête publique en application du décret du 23 avril 1985 pris pour l’application de la loi du 12 juillet 1983 ;

Considérant qu’il résulte des dispositions précitées que le pétitionnaire ne peut obtenir de permis de construire tacite si le projet doit être soumis à enquête publique selon les modalités prévues par la loi du 12 juillet 1983 ; qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le projet de construction de la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX, relatif à une ferme aquacole qui exige la présence immédiate de l’eau, est situé en dehors des espaces urbanisés de la commune de Carqueiranne, à l’intérieur de la bande littorale de cent mètres ; qu’il entre dès lors dans le champ des dispositions susmentionnées du III de l’article L. 146-4 du code de l’urbanisme ; qu’il s’ensuit que la construction projetée ne pouvait faire l’objet d’un permis de construire tacite ; que, par suite, la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit en jugeant qu’une autorisation tacite de construire avait été obtenue le 23 août 1990 par la société requérante au terme du délai d’instruction et que l’arrêté du maire de Carqueiranne du 5 septembre 1990 devait, dès lors, être regardé comme ayant retiré le permis tacitement obtenu ; que l’arrêt attaqué doit, pour ce motif, être annulé ;

Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application des dispositions de l’article L. 821-2 du code de justice administrative et de régler l’affaire au fond ;

Sur la requête de la commune de Carqueiranne dirigée contre le jugement du 6 juillet 1995 du tribunal administratif de Nice annulant l’arrêté du 5 septembre 1990 :

Considérant qu’aux termes du cinquième alinéa de l’article L. 410-1 du code de l’urbanisme : "Si la demande formulée en vue de réaliser l’opération projetée sur le terrain, notamment la demande de permis de construire prévue à l’article L. 421-1 est déposée dans le délai d’un an à compter de la délivrance du certificat d’urbanisme et respecte les dispositions d’urbanisme mentionnées par ledit certificat, celles-ci ne peuvent être remises en cause" ; que ces dispositions n’ont toutefois ni pour objet ni pour effet de conférer au titulaire d’un certificat d’urbanisme un droit acquis au bénéfice de dispositions d’urbanisme mentionnées dans ce certificat dans le cas où celles-ci n’étaient pas légalement applicables à la date à laquelle il a été délivré ;

Considérant qu’il résulte des pièces du dossier que le maire de Carqueiranne a délivré le 30 octobre 1989 à la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX un certificat d’urbanisme positif indiquant que le terrain était soumis aux dispositions du plan d’occupation des sols de la commune approuvé le 8 octobre 1980 et révisé le 6 décembre 1985, qui ne faisaient pas obstacle à la réalisation du projet envisagé par la société ; que si le conseil municipal avait approuvé le 28 septembre 1989 une révision du plan d’occupation des sols classant le terrain en zone IV-NA réservée aux équipements de tourisme et de loisirs, cette délibération ne pouvait devenir exécutoire, en vertu des dispositions combinées des articles R. 123-12 et R. 123-10 du code de l’urbanisme dans leur rédaction antérieure à l’entrée en vigueur du décret du 27 mars 2001, qu’après accomplissement des mesures de publicité mentionnées au troisième alinéa de l’article R. 123-10 qui prévoyaient notamment l’affichage de la délibération en mairie pendant une durée d’un mois ; qu’il ressort d’un certificat du maire versé au dossier que l’affichage n’a commencé que le 24 octobre 1989 ; que le plan révisé n’était par suite pas entré en vigueur lors de la délivrance, le 30 octobre 1989, du certificat d’urbanisme, qui a donc mentionné à juste titre les dispositions d’urbanisme antérieures à cette révision ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède qu’en se fondant, pour refuser le permis de construire demandé par la société dans le délai d’un an à compter de la délivrance du certificat d’urbanisme, sur les dispositions du règlement du plan d’occupation des sols révisé approuvé le 28 septembre 1989, le maire de Carqueiranne a méconnu les dispositions précitées de l’article L. 410-1 du code de l’urbanisme ; que si l’arrêté litigieux mentionne également les dispositions du III de l’article L. 146-4 du code de l’urbanisme qui interdisent toute construction en dehors des espaces urbanisés dans la bande littorale de cent mètres, ces dispositions permettent de déroger à cette interdiction, après enquête publique, dans le cas des constructions nécessaires à des activités économiques exigeant la proximité immédiate de l’eau ; qu’elles ne faisaient donc pas obstacle à la délivrance du permis de construire sollicité par la société pour la construction d’une ferme aquacole ; que, par suite, la commune de Carqueiranne n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par son jugement du 6 juillet 1995, le tribunal administratif de Nice a annulé l’arrêté de son maire en date du 5 septembre 1990 ;

Sur la requête de la commune de Carqueiranne et l’appel incident de la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX dirigés contre le jugement du 14 décembre 1995 du tribunal administratif de Nice condamnant la commune à verser une indemnité à la société :

En ce qui concerne l’appel de la commune :

Sur la régularité du jugement attaqué :

Considérant que la circonstance que le maire a pris le 10 décembre 1990 un nouvel arrêté refusant le permis de construire sollicité par la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX ne rendait pas irrecevable, contrairement à ce que soutient la commune, la demande présentée par cette société devant le tribunal administratif et tendant à la réparation du préjudice que lui a causé le refus qui lui a été opposé le 5 septembre 1990 ; que le tribunal n’a pas commis d’irrégularité en ne répondant pas à cette fin de non recevoir qui n’était pas soulevée devant lui ;

Sur le fond :

Considérant, en premier lieu, qu’en refusant illégalement le permis de construire sollicité par la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX, le maire de Carqueiranne a commis une faute de nature à engager la responsabilité de la commune ; qu’il ne résulte pas de l’instruction qu’en engageant des dépenses en vue de la réalisation de son projet de construction, au vu du certificat d’urbanisme positif qui lui avait été délivré, la société ait commis une imprudence présentant le caractère d’une faute de nature à atténuer la responsabilité de la commune ;

Considérant, en second lieu, que la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX a versé des honoraires d’architecte d’un montant de 149 436 F pour présenter sa demande de permis de construire et qu’elle a exposé en vue de la réalisation de son projet des frais financiers d’un montant de 415 316, 77 F ; que les premiers juges ont estimé à bon droit que ces dépenses avaient été effectuées inutilement du fait du rejet illégal de la demande de permis de construire présentée par la société et constituaient par suite un préjudice directement imputable à la faute commise par le maire en opposant ce refus ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la commune de Carqueiranne n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par son jugement du 14 décembre 1995, le tribunal administratif de Nice l’a condamnée à verser à la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX une indemnité de 564 752, 77 F (86 096 euros) ;

En ce qui concerne l’appel incident de la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX

Considérant que si la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX demande la réparation du préjudice résultant de la perte de valeur vénale du terrain qu’elle a acquis pour réaliser son projet, ainsi que des frais d’acquisition de ce terrain, c’est à bon droit que le tribunal administratif a jugé que ce préjudice ne résulte pas directement de la faute commise par le maire en refusant la délivrance du permis de construire mais est exclusivement imputable à la révision du plan d’occupation des sols de la commune approuvée le 28 septembre 1989 classant le terrain en zone inconstructible ; qu’ainsi la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX n’est pas fondée à demander que le jugement du 14 décembre 1995 soit réformé sur ce point ;

Sur les conclusions de la commune de Carqueiranne et de la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX tendant au remboursement des frais exposés par elles et non compris dans les dépens :

Considérant que les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX, qui n’est pas, pour l’essentiel, la partie perdante, soit condamnée à verser à la commune de Carqueiranne les sommes qu’elle demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;

Considérant, en revanche, qu’il y a lieu de condamner la commune de Carqueiranne à verser à la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX une somme de 3 000 euros au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;

D E C I D E :

Article 1er : L’arrêt en date du 28 juillet 1999 de la cour administrative d’appel de Lyon est annulé.

Article 2 : Les requêtes d’appel de la commune de Carqueiranne dirigées contre les jugements du tribunal administratif de Nice des 6 juillet et 14 décembre 1995 et l’appel incident de la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX dirigé contre le jugement du tribunal administratif de Nice du 14 décembre 1995 sont rejetés.

Article 3 : La commune de Carqueiranne versera à la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX une somme de 3 000 euros au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de la SOCIETE ANONYME FRANCE TRAVAUX présentée devant le Conseil d’Etat est rejeté.

Article 5 : Les conclusions de la commune de Carqueiranne tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

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