Si, en application de la législation du travail désormais codifiée à l’article L. 230-2 du code du travail, l’employeur a l’obligation générale d’assurer la sécurité et la protection de la santé des travailleurs placés sous son autorité, il incombe aux autorités publiques chargées de la prévention des risques professionnels de se tenir informées des dangers que peuvent courir les travailleurs dans le cadre de leur activité professionnelle, compte tenu notamment des produits et substances qu’ils manipulent ou avec lesquels ils sont en contact, et d’arrêter, en l’état des connaissances scientifiques, au besoin à l’aide d’études ou d’enquêtes complémentaires, les mesures les plus appropriées pour limiter et si possible éliminer ces dangers.
CONSEIL D’ETAT
Statuant au contentieux
N° 241151
MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITE
c/ consorts B.
M. Mary
Rapporteur
Mme Prada Bordenave
Commissaire du gouvernement
Séance du 20 février 2004
Lecture du 3 mars 2004
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Le Conseil d’Etat, statuant au contentieux,
Sur le rapport de la 2ème sous-section
Vu le recours sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés le 18 décembre 2001 et le 17 avril 2002 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés par le MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITE demandant au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler l’arrêt de la cour administrative d’appel de Marseille en date du 18 octobre 2001 en tant qu’il a rejeté son appel dirigé contre le jugement du 30 mai 2000 par lequel le tribunal administratif de Marseille a déclaré l’Etat responsable des conséquences dommageables résultant du décès de M. Jean-Louis B. à la suite de son exposition à l’amiante et, avant-dire droit, a ordonné une expertise en vue de déterminer le montant du préjudice subi ;
2°) d’annuler ce jugement et de rejeter la demande présentée par les consorts B. devant le tribunal administratif de Marseille ou, à titre subsidiaire, au cas où une carence fautive serait retenue à l’encontre de l’Etat, de déterminer la part de responsabilité incombant à ce dernier ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code du travail, notamment ses articles L. 230-2, L. 231-2 et R. 232-1 et suivants ;
Vu le code de la sécurité sociale, notamment le tableau 30 de son annexe III ;
Vu le décret n° 77-949 du 17 août 1977 modifié relatif aux mesures particulières d’hygiène applicables dans les établissements où le personnel est exposé à l’action des poussières d’amiante ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
le rapport de M. Mary, Maître des Requêtes,
les observations de la SCP Célice, Blancpain, Soltner, avocat de la société Atofina (intervenant),
les conclusions de Mme Prada Bordenave, Commissaire du gouvernement ;
Sur l’intervention de la société Atofina :
Considérant que les consorts B., à qui le recours du MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITE a été communiqué, n’ont pas présenté de mémoire en défense ; que, par suite, l’intervention de la société Atofina, employeur de M. B., qui tend au rejet du recours, n’est pas recevable ;
Sur le recours du MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITE :
Considérant que, pour retenir que l’Etat avait commis une faute en matière de prévention des risques liés à l’exposition professionnelle à l’amiante, la cour administrative d’appel a relevé que, malgré les mesures prises en la matière depuis 1977 et malgré la conformité de ces dernières aux directives communautaires, le MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITE n’établissait pas que les autorités publiques avaient prévenu de manière adéquate, compte tenu des données scientifiques alors disponibles, les risques courus par les travailleurs exposés à des produits contenant de l’amiante ; qu’elle a relevé, notamment, que l’Etat n’avait diligenté aucune étude avant 1995 afin de s’assurer que les mesures prises étaient adaptées au risque, connu et grave, que comportait une telle exposition ; que, la cour a ainsi indiqué avec suffisamment de précision, compte tenu des moyens et exceptions soulevés devant elle, les raisons pour lesquelles elle estimait que l’Etat avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité ; qu’en particulier, il ressort des motifs de l’arrêt attaqué que la cour administrative d’appel a estimé que la responsabilité de l’Etat se trouvait engagée pour toute la période durant laquelle M. B. avait été exposé à des produits contenant de l’amiante ; que, dès lors, le MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITE n’est pas fondé à soutenir que l’arrêt attaqué serait insuffisamment motivé ;
Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. B. a produit, à l’appui de sa demande, des éléments de nature à faire regarder l’action de l’administration comme insuffisante au regard des risques courus par les travailleurs durant la période considérée ; qu’ainsi, en relevant que le ministre n’apportait aucun élément de nature à établir que les mesures prises à partir de 1977 étaient adaptées aux risques courus par les travailleurs tels que M. B., la cour administrative d’appel n’a pas méconnu les règles relatives à la charge de la preuve ; que, par suite, le MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITE n’est pas fondé à soutenir que l’arrêt attaqué serait entaché d’erreur de droit ;
Considérant que si, en application de la législation du travail désormais codifiée à l’article L. 230-2 du code du travail, l’employeur a l’obligation générale d’assurer la sécurité et la protection de la santé des travailleurs placés sous son autorité, il incombe aux autorités publiques chargées de la prévention des risques professionnels de se tenir informées des dangers que peuvent courir les travailleurs dans le cadre de leur activité professionnelle, compte tenu notamment des produits et substances qu’ils manipulent ou avec lesquels ils sont en contact, et d’arrêter, en l’état des connaissances scientifiques, au besoin à l’aide d’études ou d’enquêtes complémentaires, les mesures les plus appropriées pour limiter et si possible éliminer ces dangers ;
Considérant qu’en relevant, d’une part, que, si des mesures ont été prises à partir de 1977 pour limiter les risques que faisait courir aux travailleurs l’inhalation de poussières d’amiante, il n’est pas établi que ces mesures aient constitué une protection efficace pour ceux qui, comme M. B., travaillaient dans des lieux où se trouvaient des produits contenant de l’amiante, d’autre part, qu’aucune étude n’a été entreprise avant 1995 pour déterminer précisément les dangers que présentaient pour les travailleurs les produits contenant de l’amiante, alors pourtant que le caractère hautement cancérigène de cette substance avait été confirmé à plusieurs reprises et que le nombre de maladies professionnelles et de décès liés à l’exposition à l’amiante ne cessait d’augmenter depuis le milieu des années cinquante, la cour administrative d’appel s’est livrée à une appréciation souveraine des pièces du dossier qui, en l’absence de dénaturation, ne peut être utilement discutée devant le juge de cassation ; qu’en déduisant de ces constatations que, du fait de ces carences dans la prévention des risques liés à l’exposition des travailleurs aux poussières d’amiante, l’Etat avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité, la cour administrative d’appel n’a pas entaché son arrêt d’une erreur de qualification juridique ;
Considérant qu’après avoir relevé qu’il résultait de l’instruction, et notamment des conclusions du rapport d’expertise joint au dossier, que le décès de M. B. était dû au fait que ce dernier avait été exposé à l’amiante dans le cadre de son activité professionnelle, la cour administrative d’appel, qui a suffisamment motivé son arrêt sur ce point, n’a pas inexactement qualifié les faits de l’espèce en admettant le caractère direct du lien de causalité entre la faute commise par l’Etat et le décès de M. B. ;
Considérant que le moyen tiré par le MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITE de ce que le comportement de la société Atofina serait de nature à atténuer voire à exclure la responsabilité de l’Etat est nouveau en cassation et n’est, par suite, pas recevable ;
Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que le MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITE n’est pas fondé à demander l’annulation de l’arrêt attaqué ;
D E C I D E :
Article 1er : L’intervention de la société Atofina n’est pas admise.
Article 2 : Le recours du MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITE est rejeté.
Article 3 : La présente décision sera notifiée au MINISTRE DES AFFAIRES SOCIALES, DU TRAVAIL ET DE LA SOLIDARITE, à M. et Mme Louis B., à Mme Michèle B., à M. Denis B., à Mme Chantal R., à M. Eric B., à la caisse primaire centrale d’assurance maladie des Bouches-du-Rhône et à la société Atofina.
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Adresse originale : http://www.rajf.org/spip.php?article2342