Conseil d’Etat, Assemblée, 30 Octobre 1998, M. Sarran, Levacher et autres

Si l’article 55 de la Constitution dispose que "les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie", la suprématie ainsi conférée aux engagements internationaux ne s’applique pas, dans l’ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle.

Vu 1°), la requête présentée par M. Claude Sarran demandant au Conseil d’Etat : - d’annuler le décret en date du 20 août 1998 portant organisation de la consultation des populations de la Nouvelle-Calédonie prévue par l’article 76 de la Constitution ; - de décider qu’il sera sursis à l’exécution de ce décret ; - d’enjoindre à l’Etat, sous astreinte de 1 000 000 F par jour de retard, de procéder à la rectification de la liste électorale et à sa publication avant le 29 octobre 1998 ;

Vu 2°), la requête présentée par M. François Levacher et autres demandant au Conseil d’Etat : - d’annuler le décret en date du 20 août 1998 portant organisation de la consultation des populations de la Nouvelle-Calédonie prévue par l’article 76 de la Constitution ; - de décider qu’il sera sursis à l’exécution de ce décret ; - d’enjoindre à l’Etat, sous astreinte de 1 000 000 F par jour de retard, de procéder à la rectification de la liste électorale et à sa publication avant le 29 octobre 1998 ;

Vu les autres pièces du dossier ; la Constitution modifiée notamment par la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998 ; l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ; le pacte international relatif aux droits civils et politiques ; la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensemble le protocole additionnel n° 1 à cette convention ; le code civil ; le code électoral ; le nouveau code de procédure civile ; la loi n° 88-1028 du 9 novembre 1988 ; la loi n° 80-539 du 16 juillet 1980 modifiée notamment par la loi n° 95-125 du 8 février 1995 ; l’ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;

Considérant que la requête de M. Claude Sarran et celle de M. François Levacher et des autres personnes dont il est le mandataire unique sont dirigées contre un même décret ; qu’il y a lieu de les joindre pour qu’il soit statué par une même décision ;

Sur les interventions de l’Association de défense du droit de vote et de Mme Tastet et autres :

Considérant que l’Association de défense du droit de vote ainsi que Mme Tastet et les autres personnes dont elle est le mandataire ont intérêt à l’annulation du décret attaqué ; qu’ainsi, leurs interventions sont recevables ;

Sur les conclusions à fin d’annulation du décret attaqué :

Considérant que l’article 76 de la Constitution, dans la rédaction qui lui a été donnée par l’article 2 de la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998 énonce, dans son premier alinéa, que : "Les populations de la Nouvelle-Calédonie sont appelées à se prononcer avant le 31 décembre 1998 sur les dispositions de l’accord signé à Nouméa le 5 mai 1998 et publié le 27 mai 1998 au Journal officiel de la République française" ; qu’en vertu du deuxième alinéa de l’article 76 : "Sont admises à participer au scrutin les personnes remplissant les conditions fixées à l’article 2 de la loi n° 88-1028 du 9 novembre 1988" ; qu’enfin, aux termes du troisième alinéa de l’article 76 : "Les mesures nécessaires à l’organisation du scrutin sont prises par décret en Conseil d’Etat délibéré en Conseil des ministres" ; que le décret du 20 juillet 1998 a été pris sur le fondement de ces dernières dispositions ;

En ce qui concerne les moyens de légalité externe :

Quant au défaut de consultation du Conseil constitutionnel :

Considérant que selon l’article 60 de la Constitution : "Le Conseil constitutionnel veille à la régularité des opérations de référendum et en proclame les résultats" ; qu’à ce titre, il doit notamment, comme le prescrit l’article 46 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique, être "consulté par le gouvernement sur l’organisation des opérations de référendum" ; qu’en vertu de l’article 3 de la Constitution, "la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum" ;

Considérant qu’il ressort de ces dispositions que seuls les référendums par lesquels le peuple français exerce sa souveraineté, soit en matière législative dans les cas prévus par l’article 11 de la Constitution, soit en matière constitutionnelle comme le prévoit l’article 89, sont soumis au contrôle du Conseil constitutionnel ;

Considérant qu’il suit de là que le décret attaqué, dont l’objet est limité à l’organisation d’une consultation des populations intéressées de Nouvelle-Calédonie, n’avait pas à être précédé de l’intervention du Conseil constitutionnel, alors même que ladite consultation trouve son fondement dans des dispositions de valeur constitutionnelle ;

Quant au défaut de consultation du Congrès du territoire :

Considérant que, selon le deuxième alinéa de l’article 74 de la Constitution, dans sa rédaction issue de la loi constitutionnelle du 25 juin 1992 : "Les statuts des territoires d’outre-mer sont fixés par des lois organiques qui définissent, notamment, les compétences de leurs institutions propres et modifiés, dans la même forme, après consultation de l’assemblée territoriale intéressée" ; que le troisième alinéa du même article dispose que : "Les autres modalités de leur organisation particulière sont définies et modifiées par la loi après consultation de l’assemblée territoriale intéressée" ;

Considérant que la fixation par voie de décret en Conseil d’Etat délibéré en Conseil des ministres des mesures de nature réglementaire nécessaires à l’organisation du scrutin prévu par l’article 76 de la Constitution, dans sa rédaction issue de la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998, n’entre pas dans le champ des prévisions des dispositions susmentionnées de l’article 74 de la Constitution ; qu’en conséquence, l’avis du Congrès du territoire de Nouvelle-Calédonie n’était pas requis préalablement à l’intervention du décret attaqué ;

En ce qui concerne les moyens de légalité interne :

Quant aux moyens dirigés contre les articles 3 et 8 du décret attaqué :

Considérant que l’article 3 du décret du 20 août 1998 dispose que : "Conformément à l’article 76 de la Constitution et à l’article 2 de la loi du 9 novembre 1988 (...) sont admis à participer à la consultation du 8 novembre 1998 les électeurs inscrits à cette date sur les listes électorales du territoire et qui ont leur domicile en Nouvelle-Calédonie depuis le 6 novembre 1988" ; qu’il est spécifié que : "Sont réputées avoir leur domicile en Nouvelle-Calédonie alors même qu’elles accomplissent le service national ou poursuivent un cycle d’études ou de formation continue hors du territoire, les personnes qui avaient antérieurement leur domicile dans le territoire" ; que l’article 8 du décret précise dans son premier alinéa, que la commission administrative chargée de l’établissement de la liste des personnes admises à participer à la consultation, inscrit sur cette liste les électeurs remplissant à la date de la consultation la condition de domicile exigée par l’article 2 de la loi du 9 novembre 1988 ;

Considérant qu’ainsi qu’il a été dit ci-dessus, le deuxième alinéa de l’article 76 de la Constitution dispose que : "Sont admises à participer au scrutin les personnes remplissant les conditions fixées à l’article 2 de la loi n° 88-1028 du 9 novembre 1988" ; que ce dernier article exige que les intéressés soient domiciliés en Nouvelle-Calédonie depuis le 6 novembre 1988, sous réserve des exceptions qu’il énumère dans son second alinéa et qui sont reprises par l’article 3 du décret attaqué ; qu’ainsi, les articles 3 et 8 dudit décret, loin de méconnaître l’article 76 de la Constitution en ont fait une exacte application ;

Considérant que l’article 76 de la Constitution ayant entendu déroger aux autres normes de valeur constitutionnelle relatives au droit de suffrage, le moyen tiré de ce que les dispositions contestées du décret attaqué seraient contraires aux articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à laquelle renvoie le préambule de la Constitution ou à l’article 3 de la Constitution ne peut qu’être écarté ;

Considérant que si l’article 55 de la Constitution dispose que "les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie", la suprématie ainsi conférée aux engagements internationaux ne s’applique pas, dans l’ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle ; qu’ainsi, le moyen tiré de ce que le décret attaqué, en ce qu’il méconnaîtrait les stipulations d’engagements internationaux régulièrement introduits dans l’ordre interne, serait par là même contraire à l’article 55 de la Constitution, ne peut lui aussi qu’être écarté ;

Considérant que si les requérants invitent le Conseil d’Etat à faire prévaloir les stipulations des articles 2, 25 et 26 du pacte des Nations unies sur les droits civils et politiques, de l’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’article 3 du protocole additionnel n° 1 à cette convention, sur les dispositions de l’article 2 de la loi du 9 novembre 1988, un tel moyen ne peut qu’être écarté dès lors que par l’effet du renvoi opéré par l’article 76 de la Constitution aux dispositions dudit article 2, ces dernières ont elles-mêmes valeur constitutionnelle ;

Considérant enfin que, dans la mesure où les articles 3 et 8 du décret attaqué ont fait une exacte application des dispositions constitutionnelles qu’il incombait à l’auteur de ce décret de mettre en oeuvre, ne sauraient être utilement invoquées à leur encontre ni une méconnaissance des dispositions du code civil relatives aux effets de l’acquisition de la nationalité française et de la majorité civile ni une violation des dispositions du code électoral relatives aux conditions d’inscription d’un électeur sur une liste électorale dans une commune déterminée ;

Quant aux moyens dirigés contre l’article 13 du décret attaqué :

Considérant que l’article 13 du décret attaqué rend applicables à la contestation de l’établissement de la liste des personnes habilitées à participer au scrutin du 8 novembre 1998, les dispositions du code électoral relatives aux voies de recours ouvertes en cas de révision annuelle des listes électorales, moyennant un agencement particulier des délais ;

Considérant qu’il résulte du rapprochement des dispositions de l’article 13 du décret attaqué et des autres dispositions de ce décret que la commission administrative d’inscription créée auprès de chaque bureau de vote et présidée par un magistrat de l’ordre judiciaire ne peut refuser d’inscrire un électeur sur la liste des personnes admises à participer à la consultation sans avoir mis l’intéressé à même de présenter ses observations ; qu’il y a lieu de relever également que la consultation des populations intéressées vise un corps électoral défini dans son principe par l’article 2 de la loi du 9 novembre 1988 ; que, comme le prévoit l’article R. 15-2 du code électoral dont l’application est prescrite par le décret attaqué, le pourvoi en cassation contre le jugement du tribunal de première instance peut être formé par une déclaration orale ou écrite que la partie ou tout mandataire a la faculté d’adresser au secrétariat-greffe de ce tribunal ; qu’enfin, le décret attaqué ne fait pas obstacle à ce que puissent recevoir application les dispositions du deuxième alinéa de l’article 47 de l’ordonnance du 31 juillet 1945 sur le Conseil d’Etat qui permettent, en l’espèce, de présenter la requête d’appel au secrétariat-greffe du tribunal administratif ;

Considérant qu’eu égard à ces divers éléments et compte tenu de la nature des contestations susceptibles d’être portées devant les juridictions compétentes, les délais de saisine de ces juridictions fixées par le décret attaqué n’ont pas, nonobstant leur brièveté, porté atteinte au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction conformément aux principes généraux du droit ;

Considérant qu’en raison de la nature des questions soumises au tribunal de première instance, le délai de cinq jours qui lui est imparti pour statuer ne contrevient pas, par lui-même, au principe du caractère contradictoire de la procédure ;

Considérant que les contestations des requérants, relatives à l’inscription sur la liste des personnes admises à participer au scrutin, portent sur l’exercice de droits politiques et non sur des droits et obligations de caractère civil au sens de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; que, par suite, le moyen tiré de la violation des stipulations de l’article 6 §1 de cette convention ne peut qu’être écarté ;

Considérant que les règles fixées par le décret attaqué sont distinctes des règles applicables à l’inscription sur la liste électorale d’une commune en dehors des périodes de révision ; que, dès lors, le moyen tiré de la violation des dispositions du code électoral applicables à cette dernière procédure et notamment de celles de son article L. 35 sur le délai du recours en cassation, est inopérant à l’encontre du décret attaqué ;

Considérant que l’institution en matière de procédure d’un délai de distance pour saisir une juridiction applicable aux requérants domiciliés en dehors de la France métropolitaine, ne procède pas d’un principe général du droit dont le respect s’imposerait au pouvoir réglementaire, même en l’absence de texte ; que si l’article 643 du nouveau code de procédure civile annexé au décret en Conseil d’Etat du 5 décembre 1975 a institué un semblable délai, son application est, en tout état de cause, exclue en matière d’élections, en vertu de l’article 645 du code, sauf disposition expresse le prévoyant ; que, dans ces conditions, le décret attaqué, en s’abstenant de prévoir un tel délai, n’est pas entaché d’illégalité ;

Considérant que de l’ensemble de ce qui précède, il résulte que les conclusions tendant à l’annulation du décret doivent être rejetées ;

Sur les conclusions aux fins de sursis à exécution :

Considérant qu’il n’y a plus lieu de statuer sur les conclusions aux fins de sursis à exécution ;

Sur les conclusions tendant à ce que le Conseil d’Etat prononce une injonction assortie d’une astreinte :

Considérant que ces conclusions doivent être rejetées par voie de conséquence du rejet des conclusions aux fins d’annulation ;

Sur les conclusions tendant à l’application de l’article 75-I de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 :

Considérant que les dispositions de l’article 75-I de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 font obstacle à que l’Etat, qui n’est pas dans la présente instance la partie perdante, soit condamné à verser aux requérants les sommes qu’ils réclament au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens ;

Décide :

Article Premier : Les interventions de l’Association de défense du droit de vote et de Mme Tastet et autres sont admises.

Article 2 : Les requêtes de M. Sarran et de M. Levacher et autres sont rejetées.

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