Conseil d’Etat, Section, 30 décembre 2003, n° 233894, SA Andritz

Les dispositions de l’article 57 du code général des impôts n’ont pas pour objet ou pour effet d’autoriser l’administration fiscale à apprécier le caractère normal du choix opéré par une entreprise étrangère de financer par l’octroi d’un prêt, de préférence à un apport de fonds propres, l’activité d’une entreprise française qu’elle détient ou contrôle et à en tirer, le cas échéant, de quelconques conséquences fiscales.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 233894

SA ANDRITZ

M. Bereyziat
Rapporteur

M. Bachelier
Commissaire du gouvernement

Séance du 12 décembre 2003
Lecture du 30 décembre 2003

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d’Etat statuant au contentieux

(Section du contentieux)

Sur le rapport de la 8ème sous-section de la Section du contentieux

Vu la requête, enregistrée le 18 mai 2001 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentée pour la SA ANDRITZ, dont le siège social est 12, avenue Claude-Guillemin à Orléans (45071 cedex 2), représentée par son président-directeur général en exercice et venant aux droits de la société Andritz Sprout Bauer ; la SA ANDRITZ demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler l’arrêt du 13 mars 2001 par lequel la cour administrative d’appel de Nantes, faisant droit aux conclusions du recours du ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, a annulé le jugement du 6 mai 1997 du tribunal administratif d’Orléans qui avait déchargé la société Andritz Sprout Bauer de l’impôt sur les sociétés et des pénalités y afférentes auxquelles elle avait été assujettie au titre des exercices clos de 1991 à 1993, et a remis à sa charge les impositions litigieuses ;

2°) de prononcer le sursis à l’exécution de l’arrêt attaqué ;

3°) réglant l’affaire au fond, de lui accorder la décharge des impositions en cause ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la convention franco-autrichienne du 8 octobre 1959 relative aux impôts sur le revenu, la fortune et les successions, modifiée par l’avenant du 30 décembre 1970, ensemble les lois n°s 61-714 et 71-1039 des 7 juillet 1961 et 24 décembre 1971 qui en ont autorisé la ratification, ainsi que les décrets n°s 61-1109 et 72-572 des 4 octobre 1961 et 30 juin 1972 qui en ont assuré la publication ;

Vu le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Bereyziat, Auditeur,
- les observations de la SCP Lesourd, avocat de la SA ANDRITZ,
- les conclusions de M. Bachelier, Commissaire du gouvernement ;

Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Andritz Sprout Bauer a fait l’objet, en matière d’impôt sur les sociétés, d’une part, d’une vérification de comptabilité portant sur les exercices clos en 1991 et 1992, d’autre part, d’un contrôle sur pièces de son dossier fiscal au titre de l’exercice 1993 ; que cette société a été assujettie, au titre de chacun des exercices vérifiés, à des suppléments d’impôt sur les sociétés assortis des intérêts de retard, à raison de la réintégration dans ses bénéfices imposables, sur le fondement des dispositions du 1° de l’article 212 du code général des impôts, d’une fraction des intérêts qu’elle a versés à la société de droit autrichien Maschinen Fabrik Andritz A.G., dont elle était la filiale à 99 p. 100, en contrepartie d’avances en compte courant que celle-ci lui avait consenties ; que sa réclamation ayant été rejetée, la société Andritz Sprout Bauer a saisi le tribunal administratif d’Orléans d’une demande en décharge de la totalité de ces impositions, à laquelle le tribunal a fait droit par un jugement du 6 mai 1997, au motif que les stipulations du §3 de l’article 26 de la convention fiscale franco-autrichienne du 8 octobre 1959, modifiée par l’avenant du 30 octobre 1970, faisaient obstacle à l’application des prévisions de la loi fiscale française ; que la SA ANDRITZ, venue aux droits de la société Andritz Sprout Bauer, se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 13 mars 2001 rendu sur le recours du ministre de l’économie, des finances et l’industrie, par lequel la cour administrative d’appel de Nantes a annulé ce jugement et l’a rétablie au rôle des impositions litigieuses ;

Sans qu’il soit besoin d’examiner l’autre moyen de la requête :

Considérant qu’il résulte de l’article 212-1° du code général des impôts que les intérêts afférents aux sommes que les associés ou actionnaires possédant, en droit ou en fait, la direction d’une entreprise ou détenant plus de 50 p. 100 des droits financiers ou des droits de vote attachés aux titres émis par une société, laissent ou mettent à la disposition de cette société ou entreprise, ne sont admis dans les charges déductibles que dans la mesure où ces sommes n’excèdent pas, pour l’ensemble desdits associés ou actionnaires, une fois et demie le montant du capital social de la société ou entreprise emprunteuse ; que toutefois, en vertu du b) du même article, sont admis dans les charges déductibles, sans limitation de montant, les intérêts afférents aux avances consenties par une société à toute société tierce au regard de laquelle elle possède la qualité de société mère, au sens de l’article 145 du même code ; qu’en vertu de ce dernier article, le régime fiscal des sociétés mères est ouvert, sous certaines conditions, à l’ensemble des sociétés et autres organismes soumis à l’impôt sur les sociétés au taux normal ; que, par un motif non contesté de son arrêt, la cour a jugé que l’administration fiscale avait pu, au regard de la loi française, réintégrer dans les bénéfices imposables de la société Andritz Sprout Bauer les intérêts versés par l’intéressée à la société autrichienne Maschinen Fabrik Andritz A.G. et afférents à la fraction des avances en compte courant consenties par la seconde qui excédaient une fois et demie le capital social de la première, au motif que la société bénéficiaire de ces versements ne revêtait pas la qualité de société-mère de la société contribuable au sens de l’article 145 du code général des impôts, dès lors qu’elle n’était pas soumise en France à l’impôt sur les sociétés au taux normal, et que, par suite, la contribuable ne pouvait bénéficier du régime de faveur prévu au b) de l’article 212-1° du même code ;

Mais considérant qu’aux termes de l’article 26§3 de la convention franco-autrichienne du 8 octobre 1959, dans sa rédaction issue de l’avenant du 30 octobre 1970 alors en vigueur : "Les entreprises de l’un des deux Etats, dont le capital est en totalité ou en partie, directement ou indirectement, détenu ou contrôlé par une ou plusieurs personnes domiciliées dans l’autre Etat, ne sont soumises, dans le premier Etat, à aucune imposition ou obligation y relative, qui soit autre ou plus lourde que celle à laquelle sont ou pourront être assujetties les autres entreprises de même nature de ce premier Etat" ; qu’aux termes de l’article 6§5 de la même convention : "Lorsqu’une entreprise établie dans l’un des deux Etats, du fait de sa participation à la gestion ou au capital d’une entreprise établie dans l’autre Etat, accorde ou impose à cette dernière, dans leurs relations commerciales ou financières, des conditions différentes de celles qui seraient faites à une tierce entreprise, tous les bénéfices qui auraient dû normalement figurer dans le bilan de l’une des entreprises, mais qui ont été de la sorte transférés à l’autre entreprise peuvent, sous réserve des recours applicables en la matière et de la procédure amiable selon l’article 25, être ajoutés aux bénéfices de la première entreprise qui sont soumis à l’imposition" ; qu’enfin, l’article 17-A-IV de ladite convention stipule : "Si par suite de relations spéciales existant entre le débiteur et le créancier ou que l’un et l’autre entretiennent avec des tierces personnes, le montant des intérêts payés, compte tenu de la créance pour laquelle ils sont versés, excède celui dont seraient convenus le débiteur et le créancier en l’absence de pareilles relations, les dispositions du présent article [organisant l’imposition des intérêts versés dans l’Etat de résidence du créancier] ne s’appliquent qu’à ce dernier montant. En ce cas, la partie excédentaire des paiements reste imposable conformément à la législation de chaque Etat et compte tenu des autres dispositions de la convention" ;

Considérant, d’une part, qu’il n’y a pas lieu, contrairement à ce que soutient le ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, de se référer, pour interpréter les stipulations des articles 6 § 5 et 17-A-IV précités, aux commentaires formulés par le comité fiscal de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) sur l’article 9 § 1 de la convention-modèle établie par cette organisation, dès lors que ces commentaires sont postérieurs à l’adoption des stipulations en cause ; que ces stipulations, dont les termes ne mentionnent que les "conditions" commerciales ou financières imposées ou accordées par une entreprise à une autre et impliquent nécessairement de comparer les transactions conclues entre entreprises d’un même groupe à celles dont conviendraient des entreprises indépendantes, si elles peuvent être interprétées comme autorisant les Etats parties à la convention franco-autrichienne à apprécier, notamment, le caractère normal de la rémunération d’un prêt consenti par une première entreprise, résidente de l’un de ces Etats et appartenant à un groupe de sociétés, à une seconde entreprise, appartenant au même groupe et établie dans l’autre Etat, en comparant cette rémunération à celle dont auraient convenu deux entreprises indépendantes, ne sauraient toutefois avoir pour objet ou pour effet de permettre à ces Etats d’apprécier le caractère normal du choix arrêté par une entreprise de financer par l’octroi d’un prêt, de préférence à un apport de fonds propres, l’activité d’une autre entreprise qu’elle détient ou contrôle et d’en tirer, le cas échéant, de quelconques conséquences fiscales ; qu’ainsi le ministre ne peut utilement soutenir, dans les circonstances de l’espèce, que ces stipulations feraient obstacle à l’application de l’article 26 § 3 de la même convention ;

Considérant, d’autre part, qu’il résulte de l’article 26 §3 de la convention franco-autrichienne que la filiale française d’une société mère autrichienne doit, pour l’application de l’article 212-1° et par renvoi de l’article 145 du code général des impôts, être regardée comme étant de "même nature", au sens de cette stipulation, que la filiale française d’une société mère française, non seulement dans le cas où la société mère autrichienne disposerait en France d’un établissement stable qui détiendrait ou contrôlerait lui-même tout ou partie du capital de la filiale et serait imposé en France à l’impôt sur les sociétés au taux normal, mais encore, en l’absence d’un tel établissement, dans le cas où ladite société mère aurait elle-même été passible en France de cet impôt au même taux, si elle avait exercé son activité sur ce territoire ; que, par suite, en jugeant que la SA ANDRITZ ne revêtait pas, au sens de l’article 26§3 précité de la convention franco-autrichienne du 8 octobre 1959 modifiée, la "même nature" que la filiale française d’une société détenant la qualité de société-mère au sens de l’article 145 du code général des impôts, au seul motif que la société requérante était détenue par une société autrichienne qui, faute d’établissement stable en France, n’était pas assujettie dans cet Etat à l’impôt sur les sociétés au taux normal, et sans rechercher si cette dernière société aurait rempli les conditions prévues à l’article 145 susmentionné, dans l’hypothèse où elle eût exercé son activité en France, la cour a donné de ces stipulations une interprétation inexacte et entaché son arrêt d’une erreur de droit ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la SA ANDRITZ est fondée à demander l’annulation de l’arrêt attaqué ;

Considérant que, dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu pour le Conseil d’Etat de faire application des dispositions de l’article L. 821-2 du code de justice administrative et de régler l’affaire au fond ;

Considérant, en premier lieu, qu’il résulte de l’instruction et n’est d’ailleurs pas contesté que si elle avait exercé son activité en France, la société Maschinen Fabrik Andritz A.G. aurait, compte tenu de sa forme et de la nature de cette activité, été soumise à l’impôt sur les sociétés au taux normal au titre de chacun des exercices vérifiés ; qu’elle aurait ainsi revêtu, en application de l’article 145 du code général des impôts et au regard de sa filiale française, dénommée société Andritz Sprout Bauer, dont elle détenait 99 p. 100 du capital, la qualité de société mère ; que, par suite, cette filiale doit être regardée, au titre de chacun des exercices en cause, comme étant de même nature, au sens de l’article 26§3 précité de la convention franco-autrichienne du 8 octobre 1959 modifiée, que la filiale française d’une société détenant la qualité de société mère au sens de l’article 145 du code général des impôts ; que, par voie de conséquence, ces stipulations conventionnelles font obstacle à ce que la société Andritz Sprout Bauer soit assujettie, à raison des intérêts qu’elle a versés à la société Maschinen Fabrik Andritz A.G. en contrepartie d’avances en compte courant, à une imposition qui soit autre ou plus lourde que celle prévue au b) de l’article 212 du code général des impôts, dans l’hypothèse où une société française verse à sa société-mère des intérêts, en rémunération des sommes laissées ou mises à sa disposition par l’intéressée ;

Considérant, en second lieu, que le ministre de l’économie, des finances et de l’industrie soutient, dans le dernier état de ses écritures, que les impositions litigieuses peuvent être légalement fondées sur les dispositions du premier alinéa de l’article 57 du code général des impôts, aux termes desquelles : "Pour l’établissement de l’impôt sur le revenu dû par les entreprises qui sont sous la dépendance ou qui possèdent le contrôle d’entreprises situées hors de France, les bénéfices indirectement transférés à ces dernières, soit par voie de majoration ou de diminution des prix d’achat ou de vente, soit par tout autre moyen, sont incorporés aux résultats accusés par les comptabilités. Il est procédé de même à l’égard des entreprises qui sont sous la dépendance d’une entreprise ou d’un groupe possédant également le contrôle d’entreprises situées hors de France" ; que le ministre se borne à alléguer, au soutien de ce dernier moyen, que les avances consenties par la société mère autrichienne à sa filiale française avaient pour objet de compenser l’insuffisance du capital social dont la société mère avait doté sa filiale et pour effet de permettre à celle-ci de déduire de ses bénéfices imposables la rémunération du supplément de fonds ainsi mis à sa disposition, au titre des intérêts dus à raison de ces avances et de préférence aux dividendes non déductibles rémunérant l’apport des actionnaires ; qu’il en est résulté un transfert de bénéfices vers la société mère au sens de l’article 57 du code général des impôts ;

Mais considérant que les dispositions précitées de l’article 57 du code général des impôts n’ont, pas davantage que les stipulations de l’article 6 § 5 précité de la convention franco-autrichienne, pour objet ou pour effet d’autoriser l’administration fiscale à apprécier le caractère normal du choix opéré par une entreprise étrangère de financer par l’octroi d’un prêt, de préférence à un apport de fonds propres, l’activité d’une entreprise française qu’elle détient ou contrôle et à en tirer, le cas échéant, de quelconques conséquences fiscales ; qu’il suit de là que le moyen tiré par le ministre de l’économie, des finances et de l’industrie de ce qu’une nouvelle base légale pourrait être substituée à celle initialement retenue par les services fiscaux ne peut, en tout état de cause, être accueilli ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que le ministre de l’économie, des finances et de l’industrie n’est pas fondé à se plaindre de ce que, par son jugement du 6 mai 1997, le tribunal administratif d’Orléans a accordé à la SA ANDRITZ, venue aux droits de la société Andritz Sprout Bauer, la décharge des suppléments d’impôt sur les sociétés, assortis des intérêts de retard, mis à la charge de cette dernière à raison de la réintégration dans ses bénéfices imposables de ceux des intérêts susmentionnés afférents à la fraction des avances en compte courant qui lui avaient été consenties par la société Maschinen Fabrik Andritz A.G. en excès d’une somme égale à une fois et demie son capital social ;

Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application de ces dispositions et de condamner l’Etat à payer à la SA ANDRITZ une somme de 4 500 euros au titre des frais exposés par elle, tant devant la cour administrative d’appel de Nantes que devant le Conseil d’Etat, et non compris dans les dépens ;

D E C I D E :

Article 1er : L’arrêt du 13 mars 2001 de la cour administrative d’appel de Nantes est annulé.

Article 2 : Le recours du ministre de l’économie, des finances et de l’industrie devant la cour administrative d’appel de Nantes est rejeté.

Article 3 : L’Etat paiera à la SA ANDRITZ la somme de 4 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à la SA ANDRITZ et au ministre de l’économie, des finances et de l’industrie.

_________________
Adresse originale : http://www.rajf.org/spip.php?article2235