Conseil d’Etat, 30 juillet 2003, n° 247987, Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers et autres

Les ministres de l’intérieur, de la justice et le ministre chargé des affaires sociales ont méconnu la portée de la délégation du pouvoir réglementaire que leur avait consentie le Premier ministre aux fins d’assurer la complète application de l’article 35 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 en ne prévoyant pas, dans le règlement intérieur-type annexé à l’arrêté interministériel du 24 avril 2001, l’accès à tout moment des avocats et des interprètes aux centres de rétention lorsqu’un étranger en formule la demande et la mise à disposition d’un local adapté aux échanges confidentiels entre les avocats et les personnes placées en rétention et équipé notamment d’une ligne de téléphone et d’un télécopieur.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 247987

ASSOCIATION NATIONALE D’ASSISTANCE AUX FRONTIERES POUR LES ETRANGERS et autres

M. Thiellay
Rapporteur

M. Guyomar
Commissaire du gouvernement

Séance du 28 mai 2003
Lecture du 30 juillet 2003

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d’Etat statuant au contentieux

(Section du contentieux, 6ème et 4ème sous-sections réunies)

Sur le rapport de la 6ème sous-section de la Section du contentieux

Vu la requête, enregistrée le 19 juin 2002 au secrétariat du contentieux du d’Etat, présentée pour l’ASSOCIATION NATIONALE D’ASSISTANCE AUX FRONTIERES POUR LES ETRANGERS (ANAFE), dont le siège est 176, rue de Grenelle à Paris (75007), AMNESTY INTERNATIONAL, dont le siège est 76 bd de la Villette à Paris (75940 Cedex 19), l’ASSOCIATION DES CHRETIENS POUR L’ABOLITION DE LA TORTURE (ACAT), dont le siège est 7, rue Georges Lardennois à Paris (75019), l’ASSOCIATION DE DEFENSE DES DROITS DES ETRANGERS (ADDE), dont le siège est 72 bd Malesherbes à Paris (75017), le COMITE MEDICAL POUR LES EXILES (COMEDE), dont le siège est 78, rue du Général Leclerc à Le Kremlin Bicêtre (94270), la CIIVIADE, dont le siège est 176, rue de Grenelle à Paris (75007), DROITS D’URGENCE, dont le siège est 221, rue de Belleville à Paris (75019), FORUM REFUGIES, dont le siège est BP 1054 à Villeurbanne (69612 cedex), le GROUPE D’INFORMATION ET DE SOUTIEN DES IMMIGRES (GISTI), dont le siège est 3, villa Marcès à Paris (75011), la LIGUE FRANÇAISE DES DROITS DE L’HOMME (LDH), dont le siège est 138, rue Marcadet à Paris (75018), MEDECINS DU MONDE, dont le siège est 62, rue Marcadet à Paris (75018), le MOUVEMENT CONTRE LE RACISME ET POUR L’AMTIE ENTRE LES PEUPLES (MRAP), dont le siège est 43, bd de Magenta à Paris (75010) et le SYNDICAT DE LA MAGISTRATURE, dont le siège est 6 passage Salamier à Paris (75011) ; l’ANAFE et les autres requérants demandent au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler la décision implicite par laquelle le Premier ministre a rejeté leur demande tendant à ce qu’il modifie les dispositions du décret n° 2001-236 du 19 mars 2001 et de l’arrêté du 24 avril 2001 relatifs aux centres et locaux de rétention ;

2°) d’enjoindre au Premier ministre de modifier ce décret et cet arrêté dans un délai de deux mois à compter de la décision à intervenir ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Vu l’ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 modifiée ;

Vu le décret n° 2001-236 du 19 mars 2001 ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique
- le rapport de M. Thiellay, Maître des Requêtes,
- les observations de la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de l’ASSOCIATION NATIONALE D’ASSISTANCE AUX FRONTIERES POUR LES ETRANGERS et autres,
- les conclusions de M. Guyomar, Commissaire du gouvernement ;

Sur les conclusions aux fins d’annulation

Sans qu’il soit besoin de statuer sur la recevabilité de la requête

Considérant que l’autorité compétente, saisie d’une demande tendant à l’abrogation ou à la modification d’un règlement illégal, est tenue d’y déférer, soit que ce règlement ait été illégal dès la date de sa signature, soit que l’illégalité résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures à cette date ; que les requérants ont, par une lettre reçue le 19 février 2002, demandé au Premier ministre de modifier le décret n° 2001-236 du 19 mars 2001 et l’arrêté du 24 avril 2001 pris pour son application relatifs aux centres et locaux de rétention administrative et de prendre diverses mesures réglementaires relatives à ces centres et locaux ; qu’ils demandent l’annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet de cette demande ;

Considérant qu’aux termes de l’article 35 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée, dans sa rédaction alors en vigueur : « Peut être maintenu, s’il y a nécessité, par décision écrite motivée du représentant de l’État dans le département, dans les locaux ne relevant pas de l’administration pénitentiaire, pendant le temps strictement nécessaire à son départ, l’étranger qu’il 1° soit, devant être remis aux autorités compétentes d’un Etat de la Communauté européenne en application de l’article 33, ne peut quitter immédiatement le territoire français ;l 2° soit, faisant l’objet d’un arrêté d’expulsion, ne peut quitter immédiatement le territoire français ;l 3° soit, devant être reconduit à la frontière, ne peut quitter immédiatement le territoire français (...). Dès le début du maintien, l’intéressé peut demander l’assistance d’un interprète, d’un médecin, d’un conseil et peut, s’il le désire, communiquer avec son consulat et avec une personne de son choix ; il en est informé au moment de la notification de la décision de maintien ; mention en est faite sur le registre prévu ci-dessus émargé par l’intéressé. 11 peut, le cas échéant, bénéficier de l’aide juridictionnelle » ;

Considérant que, contrairement à ce que soutiennent les requérants, les dispositions, prévues par l’arrêté du 24 avril 2001 fixant le modèle de règlement intérieur que chaque centre de rétention doit reprendre, et qui soumettent les personnes souhaitant pénétrer dans les centres à un contrôle de sécurité, ne portent atteinte ni à la dignité de la profession, ni au secret professionnel des avocats ; que les règles applicables pouvaient légalement prévoir que les représentants des autorités consulaires sont admis dans les centres de rétention dans des conditions différentes de celles applicables aux avocats et aux interprètes ;

Considérant que les dispositions de l’article 35 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 impliquent que, pour permettre l’exercice de leurs droits par les personnes maintenues en rétention et compte tenu notamment de la brièveté du délai de recours contentieux en matière de reconduite à la frontière, l’administration prenne toutes dispositions, de nature notamment réglementaire, pour garantir l’exercice effectif de ces droits sur l’ensemble du territoire ; qu’à cet effet, le décret du 19 mars 2001, qui a édicté certaines règles applicables aux centres de rétention, a pu légalement, par son article 6, renvoyer à un arrêté des ministres compétents le soin d’édicter un modèle de règlement intérieur précisant notamment les modalités pratiques de l’exercice de leurs droits par les étrangers retenus, dont celles relatives aux conditions d’accès des avocats et des interprètes et celles relatives à leurs conditions de travail ; que, par suite, en refusant de modifier les dispositions du décret du 19 mars 2001, pour y insérer des dispositions ayant cet objet, le Premier ministre n’a pas méconnu les exigences résultant de l’article 35 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 ;

Considérant, en revanche, que les ministres de l’intérieur, de la justice et le ministre chargé des affaires sociales ont méconnu la portée de la délégation du pouvoir réglementaire que leur avait consentie le Premier ministre aux fins d’assurer la complète application de l’article 35 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 en ne prévoyant pas, dans le règlement intérieur-type annexé à l’arrêté interministériel du 24 avril 2001, l’accès à tout moment des avocats et des interprètes aux centres de rétention lorsqu’un étranger en formule la demande et la mise à disposition d’un local adapté aux échanges confidentiels entre les avocats et les personnes placées en rétention et équipé notamment d’une ligne de téléphone et d’un télécopieur ; que toutefois le refus de modifier ledit arrêté en ce sens ayant été annulé par une décision de ce jour du Conseil d’État statuant au contentieux sur la requête n° 236016 du Syndicat des avocats de France, les conclusions tendant aux mêmes fins sont devenues sans objet ; qu’il n’y a pas lieu d’y statuer ;

Sur les conclusions à fin d’injonction :

Considérant qu’aux termes de l’article L.911-1 du code de justice administrative : "Lorsque sa décision implique nécessairement qu’une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public prenne une mesure d’exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d’un délai d’exécution" ; que la présente décision implique nécessairement que l’autorité investie du pouvoir réglementaire prenne les mesures susmentionnées ; qu’il y a, dès lors, lieu de faire droit aux conclusions de la requête tendant à ce qu’il lui soit enjoint de prendre lesdites mesures, conclusions qui sont en tout état de cause recevables en tant qu’elles émanent des requérants dont l’intérêt pour agir n’est pas contesté ;

D É C I D E :

Article 1er : Il n’y a pas lieu de statuer sur les conclusions de la requête tendant à l’annulation de la décision attaquée en tant qu’elle porte refus de prendre les mesures réglementaires pour, d’une part, permettre aux avocats et aux interprètes d’accéder à tout moment aux centres de rétention lorsqu’un étranger retenu en formule la demande et, d’autre part, prévoir que, dans chaque centre, sera installé un local adapté permettant la confidentialité des échanges et équipé notamment d’une ligne téléphonique et d’un télécopieur.

Article 2 : Il est enjoint à l’autorité investie du pouvoir réglementaire de prendre, dans un délai de deux mois, les mesures mentionnées à l’article 1er.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de l’ANAFE et des autres requérants est rejeté.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à l’ASSOCIATION NATIONALE D’ASSISTANCE AUX FRONTIERES POUR LES ÉTRANGERS (ANAFE), à AMNESTY INTERNATIONAL, à l’ASSOCIATION DES CHRÉTIENS POUR L’ABOLITION DE LA TORTURE (ACAT), à l’ASSOCIATION DE DÉFENSE DES DROITS DES ÉTRANGERS (ADDE), au COMITÉ MÉDICAL POUR LES EXILES (COMEDE), à la CIMADE, à DROITS D’URGENCE, à FORUM RÉFUGIES, au GROUPE D’INFORMATION ET DE SOUTIEN DES IMMIGRES (GISTI), à la LIGUE FRANCAISE DES DROITS DE L’HOMME (LDH), à MÉDECINS DU MONDE, au MOUVEMENT CONTRE LE RACISME ET POUR L’AMITIE ENTRE LES PEUPLES (MRAP), au SYNDICAT DE LA MAGISTRATURE, au Premier ministre, au ministre de l’intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, au ministre des affaires étrangères, au ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité, au garde des sceaux, ministre de la justice et au ministre de la défense.

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